Le député dépitant
Par Youcef Benzatat – Généralement, il n’est pas très vieux. Pas très jeune non plus. Il a l’âge de la ruse. Celui de la maturité de l’expérience auprès de plus rusés que lui : des petits gros, des petits gras, tous les voilà ! Il s’est déjà affirmé au début de son parcours de militant en ayant déniché le filon, enfin, el-fekra de l’affaire. Idée de rien et idée dans son essence d’idée, pourvu qu’elle rime avec trabendo et devises. L’import-import de devises et de marchandises. Il gagnera beaucoup d’argent. Il finit par se faire un repère et un renom. A ce stade, il est assez mûr pour pouvoir se frotter à plus grand, plus gros et plus gras.
Le voilà à présent qui plante ses jalons. Il avait l’habitude d’aller à la mosquée, seulement pour ne pas rester tout seul dans la rue les vendredis, l’après-midi. A présent, il doit se faire une place au premier rang, derrière l’imam. Peu importe si Dieu le voit ; l’important, c’est qu’il soit vu. Après chaque prière, en quittant la mosquée, il met tant de soins à claquer bien fort la portière de son 4×4 et sa montre à bracelet, pendante, en partant, en faisant retourner plus d’un.
A force de claquements de plus en plus forts des portières de son 4×4 et celui de sa montre à bracelet, pendante, il finit sur les filons des plus gros, des plus gras et des maîtres en trabendo de biens publics. Il acquiert vite des terrains et des logements par les raccourcis les plus infâmes, les plus vilains, qu’il vendra sans même en avoir eu possession ! Reversant une part des gains aux plus grands, auprès de qui il a trouvé de fiables fournisseurs. Il achète et revend de plus en plus autant de biens qu’il ne se rend plus compte de ce qu’il achète et de ce qu’il revend ! Plus que ses fournisseurs sont grands, gros et gras, plus il y a de la chance qu’ils soient membres de partis de rien, et comme lui-même est un rien, y adhérer ne coûte rien. Notre trabendiste, devenu rongeur dans le trabendo des biens publics, finit de même par s’emparer d’une aile de l’APC, au fur et à mesure que la portière de son 4×4 et sa montre à bracelet, pendante, claquaient de plus en plus fort. Sa fortune est devenue conséquente et sa maison imposante.
Peu importe la couleur du parti sur lequel il a jeté son dévolu. Dans tous les cas, les partis n’ont aucune couleur. Il n’avait même pas à choisir. De filon en filon, de gains en gains, il a écrasé tous les moins gros et pris la place des plus grands, plus gros et plus gras, partis plus haut. Viendra le jour où il partira à son tour et un moins gros prendra sa place à l’APC. C’est le moment où il se faufilera derrière le zaïm du parti, au premier rang, comme à la mosquée. Il claquera les portières de son 4×4 et la montre à bracelet, pendante, comme il a commencé. Il manie à présent l’art de la ruse à la perfection. Toujours souriant et généreux dans ses soubresauts. Bienveillant et disponible. Il vous salut des deux mains. Il se prosterne devant les martyrs et devant Dieu dès qu’il y a un attroupement.
Il se tient tout le temps prêt à sacrifier toutes ses convictions et ses fiertés à ceux d’en haut. Le filon est devenu trop gros. Des centaines de conteneurs en transit régulier, des milliers de mètres carrés de logements et de terrains communaux en bandoulière. Des marchés publics surfacturés, vendus et revendus autant de fois, jusqu’à épuisement. Les yeux toujours rivés sur ceux de qui l’on dit qu’ils sont les sorciers des chiffres et des quotas. Devenu maire, il veut être député à présent. C’est une aubaine et ça fera beaucoup de bien à son trabendo, sa fortune et sa réputation de puissant entrepreneur de rien.
Son profil est tout ce qui convient. Il ne mélange jamais la politique avec les affaires. Comme il est tout le temps aux affaires, il n’a pas de temps pour s’occuper de politique. Le député a beaucoup à faire, il ne peut s’occuper de la politique. La politique, ce n’est pas son affaire. Personne ne lui a jamais demandé des comptes sur la politique, alors ça fait son affaire.
Il ne va pas à la politique pour créer et changer la loi ou la faire appliquer. Il se contente de lever la main et miser gros pour gagner gros auprès des plus hauts. Il ne compte pas non plus les voix, il se contente du quota. Il n’y va pas à la politique avec des programmes et des idées de développement. Mais avec un appétit féroce de mangeoire, et rien que de mangeoire. Il ne fait pas de discours pour capter des voix. Il les achète au prix qu’il se doit. Il achète ensuite les voix à crédit, qu’il continuera à payer pendant tout son mandat. Ne sait-on jamais ! Il devrait se dire avec conviction aux moments les plus intimes, les moments où sa tête est enfoncée dans la chkara, prenant la mesure de sa puissance : après tout, pourquoi pas moi ?
Mais avant cela, il faut voter pour lui. Gare à vous si vous ne votez pas ainsi. Cela va mettre plus d’un en Grina contre vous. Vous serez hors la loi ! C’est le sorcier de la parole qui le dit et le déclame haut et fort à l’adresse de tout bon entendeur. Pas d’appel au boycott, pas de dénigrement contre le vote. Les députés sont des patriotes, qui aiment leur pays ainsi, et on en est fiers. De quoi rendre jaloux ceux qui nous envient notre réussite. Il n’y a rien à dire sur eux, bouche cousue, va voter et tais-toi !
Souvent analphabètes, très tôt virés de l’école. Parfois même devenus diplômés, incrédules, avec désinvolture et beaucoup d’ambitions, à profusion, absorbés par leurs affaires et celles de ceux d’en haut. Parce que le trabendo des slogans nécessite beaucoup de concentration. Toute idée ou pensée nuisible à son expansion doit être évacuée et refoulée pour pouvoir avancer sans distraction.
L’odeur des égouts le pourchasse partout où il va. Cela le rend impopulaire, plutôt maudit. De ceux-là qui fraudent les chemins sans issue du chômage des jeunes, des plus jeunes et des moins jeunes, presque tous ceux qui attendent leur tour, à leur tour, pour dénicher leur affaire à eux, l’obsession qui rime avec visa, peu importe pour quelle destination ! En vain ! Et ils restent là, à regarder impuissamment les députés grimaçants de plus en plus des dents dans leur ascension, claquant les portières de leurs 4×4 toujours de plus en plus fort et leurs montres à bracelets, pendantes. Narguant ses envieux de tout ce qui meuble l’univers mental des crapules. Car il n’a jamais lu un livre, ou il y a longtemps, pas même la Constitution. Le trabendo est tout ce qu’il possède comme vertu, fortune et destin. Un député dépitant. Parasite, inutile et encombrant.
Y. B.
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