Comment ne pas être solidaires avec les Marocains ?
Par Badia Benjelloun – Nous ne voulons pas vivre la malédiction qui a frappé et continue de détruire l’Irak, la Syrie et la Libye. Nous ne voulons pas subir le programme de fragmentation lancé contre les pays arabes. Mais comment ne pas être solidaires avec les Marocains qui réclament moins de corruption et plus de justice sociale ? Qui peut rester sourd à cet appel qui revendique que chaque citoyen puisse avoir une vie digne ?
Il n’est pas étonnant que le mouvement, non encore pris en charge par des organisations qui vont le dévoyer, ait débuté dans le Rif.
La première raison est bien sûr historique. Depuis les attaques des royaumes espagnol et portugais sur les côtes du nord du pays, le sultan avait confié la tâche aux tribus du Rif d’en être les gardiens. Moyennant une exemption d’impôt à l’Etat central, elles ont défendu l’intégrité territoriale valeureusement. Elles ont acquis une tradition de lutte farouche contre l’envahisseur potentiel et de relative autonomie par rapport au Makhzen.
L’épopée de la guerre du Rif et son éphémère république a été le point culminant de la résistance contre les prétentions coloniales de la péninsule ibérique.
La seconde résulte d’un enclavement du Rif qu’un relatif développement du pays a contourné, générant un vif sentiment d’abandon. Durand des décennies entières, les Rifains n’avaient d’autre choix que d’émigrer ou de s’adonner à la culture du cannabis. Il est des villages où chaque famille a donné au moins l’un de ses fils à l’étranger.
La crise économique mondiale induite par un capitalisme financiarisé à l’extrême a obligé les pays traditionnellement importateurs de main-d’œuvre à limiter drastiquement les entrées sur leur territoire, rendant inopérante la soupape qui soulageait la région de son trop-plein de chômeurs tout en assurant une rentrée de devises au pays.
Le nombre de morts sur les pateras qui tentent la traversée de la Méditerranée et le partage d’informations sur les réseaux sociaux du sort réservé aux migrants dans les camps de détention ayant réussi leur passage décourage les candidats au départ.
Confrontée à la réalité d’une inégalité sociale de plus en plus marquée et désormais privée de l’espoir de quitter le territoire, toute une jeunesse exprime à haute et intelligible voix qu’il n’y pas d’issue sans de profondes réformes sociales.
Il est plus qu’inconvenant d’attribuer l’émergence de ce mouvement à une machinerie provenant d’un pays tiers et voisin immédiat. Lequel pays est d’ailleurs confronté aux mêmes contradictions d’une minorité qui accapare les richesses nationales et ne souhaite en aucun cas la déstabilisation du Maroc. Il craint à juste titre une contamination par la rébellion qui couve contre le régime plus que corrompu des militaires au pouvoir. C’est une faute politique.
De même que c’est une grave erreur de tabler sur une résolution du problème clairement posé par son pourrissement. Ces hommes sont résolus, ils n’ont rien à perdre que leur frustration, et surtout, ils sont pieux et animés d’une foi, celle indestructible que lui confère un islam bien compris, celui de l’égale dignité des fils d’Adam.
L’équation ainsi posée, il faut établir rapidement une concertation qui mette en place des jalons en vue d’un dénouement.
Tout d’abord, ceux qui exercent le pouvoir doivent reconnaître publiquement la légitimité des revendications portées non seulement par le Rif, mais par un nombre croissant de régions et de villes. Le menu peuple n’en peut plus d’être exposé dans la moindre de ses démarches à l’arbitraire, aux passe-droits et à l’impôt direct du bakchich.
Il n’est ni téméraire ni dégradant de valider publiquement un état de fait vécu par tous et chacun ; sinon, c’est l’enfermement dans le déni et la schizophrénie.
Ce pays compte suffisamment de patriotes prêts à se dévouer sans contrepartie de cures ni prébendes pour appliquer un programme de moralisation de la vie publique sans qu’il soit nécessaire de tomber dans le travers de la terreur et des délations. C’est un immense chantier en perspective.
Il sera initié donc par le déploiement d’un «Je vous ai compris» bien compris.
Le pendant de ce futur travail pour une harmonisation sociale passe par des réformes structurelles qui obligent à négocier la dette extérieure du pays.
En demander sinon purement et simplement son annulation, en tous les cas une bonne remise. Il faut sortir du diktat du FMI, restaurer la souveraineté pleine et entière du Maroc. Le pays doit retrouver son amplitude d’action en matière d’instruction publique et de santé et ne pas livrer ces deux fonctions régaliennes au privé soumis à la loi du profit.
D’autres institutions financières capables de se substituer à la Banque mondiale et au FMI ont émergé, elles sont moins gourmandes quant à la rentabilité de leurs prêts.
Il est temps de s’apercevoir que le monde n’est plus unipolaire.
Il est temps de refuser de se faire piller nos maigres ressources et de mettre des secteurs industriels fragiles en concurrence avec ceux des pays avancés qui imposent le libre-échange à leur avantage.
Quant à la réforme de la régionalisation, il faut la laisser dans les cartons pour l’heure. Déléguer des fonctions qui reviennent de plein droit à l’Etat central à des élus locaux revient à créer une classe de seigneurs locaux et de caïds.
L’urgence est bien d’amorcer un apaisement, d’ouvrir une perspective enthousiasmante en annonçant ce train de révisions stratégiques.
Refonder la société, ce n’est pas moins ce qui s’impose à nous.
Et c’est beaucoup plus aisé que l’on ne l’imagine. L’addiction au capitalisme sauvage qui nous est imposé contrevient au dogme de l’islam et elle est curable.
Au travail et vite, car nous ne voulons pas d’un nouveau déchirement dans un pays arabe, doit-on préciser, arabo-berbère tant la multiethnicité et le multilinguisme sont une caractéristique des nations islamisées qui n’ont jamais été uniformisées ?
Ne laissons pas gagner la dissension. Reconstruisons une unité sous l’enseigne d’une marche vers une véritable indépendance idéologique et économique qui réduira les forces centrifuges. Ce pays se dépeuple de ses élites intellectuelles et de ses forces vives contraintes de se rendre et de se vendre à l’étranger.
Ne mimons pas les solutions politiques faussement démocratiques des pays occidentaux, ce modèle a montré ses limites. Les élections qui font alterner des équipes en tous points analogues sont une parodie désastreuse pour un gouvernement par et pour le peuple.
Et en préambule pour une conciliation avec le valeureux peuple du Rif, il faut demander sinon réparation du moins reconnaissance de leur responsabilité aux Etats français et espagnol dans la fréquence anormalement élevée des cancers dans cette province.
Ils ont expérimenté largement leurs armes chimiques lors de la répression de la résistance rifaine entre 1921 et 1926, prélude à la grande barbarie de leur Seconde Guerre mondiale.
B. B.
Docteur en médecine
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