Une contribution de Nour-Eddine Boukrouh – Le doigt et la lune
«Toute société qui n’est pas éclairée par des philosophes est trompée par des charlatans.» Condorcet.
Par Nour-Eddine Boukrouh – J’écris depuis 1970, mais c’est la première fois que je m’entends accuser d’être un «égoïste», un «égocentrique», un «mégalomane», un «zaïm» en puissance, un futur despote et je ne sais quoi d’autre, au motif que j’ai reproché à trois personnalités d’avoir repris à leur compte une initiative politique que j’avais rendue publique quelques semaines plus tôt, lesquelles personnalités n’ont ni nié les faits ni ne m’ont couvert d’insultes. Au pays du monde à l’envers, je devrais les en remercier.
Quiconque emploie l’adjectif possessif «mon» ou le pronom personnel «je» en parlant ou en écrivant obéit à une règle (sujet, verbe, complément), celle de l’identification. On ne peut pas dire «tu», «nous», «vous» ou «ils» pour s’identifier, il n’y a que «je». L’identification renseigne sur l’auteur d’un acte et le responsabilise au regard des tiers et de la loi. A fortiori quand il s’agit d’un acte politique inédit.
Avant de lancer cette initiative, je n’avais pas exigé le silence absolu dans les rangs. Si je l’avais fait, j’aurais déclenché un foin de tous les diables. N’importe qui aurait pu donc en avoir l’idée et le faire avant moi, peut-être même dans les mêmes formes, mais il se trouve que personne ne l’a eue. Ai-je commis un péché capital en l’ayant eue et en la traduisant en actes ? En réalité, je n’ai fait que répondre à l’attente de ceux qui me pressent depuis des années de proposer des «solutions», au lieu de me contenter d’analyses et de constats. J’ai promis que je le ferai, l’affaire est maintenant engagée.
En signant cette initiative conçue pour être déployée dans la durée, car elle comporte un mode d’emploi pour réaliser son objet – construire une nouvelle Algérie –, ce n’était pas pour en faire une cité interdite aux autres, mais pour qu’elle soit identifiée au départ et protégée durant la phase la plus sensible qui va, comme pour les fusées, de l’instant du lancement à celui où elle aura atteint sa «vitesse d’échappement».
Une initiative, une démarche, une idée, un projet peuvent être dénaturés exprès ou par inadvertance, sciemment ou bêtement. Ils peuvent être parasités sous couvert d’«enrichissement» ou cannibalisés au nom de la «démocratie». Jamais cette initiative – quand elle aura été dévoilée dans son intégralité – n’aurait émergé d’un consortium de partis politiques ou d’une assemblée de «personnalités nationales», même s’ils devaient en débattre pendant des siècles. Que de fois s’y est-on essayé en près de trente ans entre partis islamistes, entre partis démocrates, entre partis de l’Alliance présidentielle, entre partis islamistes et partis démocrates, entre opposition et pouvoir ?
D’un autre côté, seul un esprit irréaliste peut imaginer se lancer en solitaire dans un projet politique impliquant toute une nation, comme s’il était semblable à Atlas (dieu de la mythologie grecque) portant le globe terrestre sur ses épaules. Je me prévaux d’une longue expérience de l’exercice intellectuel, de la vie politique partisane et de la responsabilité gouvernementale pour faire montre d’une telle inconséquence.
Je peux aussi démontrer que depuis mon entrée en politique en 1989, je n’ai cessé de préconiser des formules de regroupement de l’opposition en vue de rendre possible une alternative. Ni ces formules ni d’autres venues ultérieurement, comme la conférence de Zéralda, n’ont abouti. Il fallait changer d’approche, et c’est ce que j’ai fait avec cette initiative qui ne sera comprise que lorsqu’elle se sera entièrement révélée. On en est aux préliminaires.
Beaucoup d’amis de ma page Facebook se sont étonnés que personne n’ait réagi parmi l’«élite» et les partis politiques après les attaques que j’ai subies et les menaces lancées contre moi par le Premier ministre, les présidents des deux chambres, le journal officiel de l’armée et une presse aux ordres. Ils se sont aussi étonnés que nul n’ait pensé à demander aux trois personnalités en question pourquoi elles n’ont pas fait allusion à une initiative qui était de notoriété publique. D’autres ont cru ingénument que c’était de leur part une manière de rejoindre l’initiative et que cela seul comptait. Oui, au pays du monde à l’envers, on sait très bien faire le mal, et très mal le bien.
Des dénigreurs que j’ai sur le dos depuis des décennies, sans comprendre pourquoi, des sortes de Thénardier quoi, y ont trouvé un prétexte pour m’attaquer sans que je puisse être sûr s’ils ont emboîté le pas à ceux que le régime qui nous gouverne a chargé de s’en prendre à moi dans l’espoir de discréditer l’initiative, ou s’ils appartiennent à des chapelles de «l’opposition» aussi dérangées que le régime et qui préfèreraient se solidariser avec lui plutôt que de soutenir le projet de construction d’une nouvelle Algérie. Ils ont opté pour un angle d’attaque «psychologique» en me présentant sous les traits de Narcisse ou de Messali Hadj, comme si cela allait avoir sur moi l’effet d’une peine capitale.
Les accusations d’«égocentrisme» et de «mégalomanie» ont commencé à circuler il y a plusieurs semaines déjà, dans le sillage d’une polémique créée par Saïd Sadi après une interview où je rappelais une circonstance portée à la connaissance du public il y a des années dans un article de 2014 («Mystères et misères du 4e mandat») puis dans une émission avec Mohamed Soltani sur Al-Dajazairia en 2015, sans réaction de sa part. La circonstance se rapporte à une rencontre entre lui et moi en 1995 qu’il a niée cette fois pour je ne sais quelles raisons. C’était dans la foulée de mon article sur Saïd Bouteflika et Haddad.
Ayant eu dans mes réponses à m’élever, notamment, contre l’habitude prise par mes dénigreurs d’associer mon nom au mot «ghachi» que je n’ai pas inventé, j’ai signalé sur le ton de la plaisanterie que, par contre, on utilisait depuis vingt ans, sans jamais citer mon nom, une expression qui n’existait pas avant que je ne l’utilise («import-import»). Les persiflages ont immédiatement fusé comme si j’avais promulgué une loi taxant son utilisation.
Pour montrer aux dupes qu’ils sont dans le vrai et que je serais un récidiviste traînant un «égocentrisme» génétique, ces psychanalystes à la petite semaine ont exhumé une vieille affaire de plagiat qui aurait opposé il y a vingt-huit ans le PRA et le RCD. Pour réarmer Saïd Sadi contre moi et le sortir de la musicographie où il milite actuellement. Ils ont oublié que si dans le cas du plagiat de mon initiative les preuves sont indéniables, car encore toutes chaudes, celles relatives au plagiat commis par lui n’ont pas disparu non plus. Elles sont peut-être sorties de leur mémoire, mais pas des archives.
Il n’y a jamais eu de dispute entre le PRA et le RCD au sujet d’un plagiat, chacun accusant l’autre d’avoir piqué dans son programme, comme ils l’ont récemment écrit. Ce qu’il s’est passé, c’est que le 16 décembre 1989, Saïd Sadi est monté à la tribune du Palais des nations pour prononcer le discours d’ouverture des travaux du congrès constitutif de son parti. J’étais là, avec les autres invités et les médias. Après les salutations d’usage, il a entamé son allocution par la déclamation de plusieurs paragraphes pris du projet de société du PRA rédigé par moi, rendu public le 3 novembre 1989 et imprimé sous forme de livret.
L’affaire ayant été ébruitée sur les lieux-mêmes, la presse s’en empara, avant de l’étouffer quelque temps plus tard. Mais certains journaux avaient entre temps publié les uns en face des autres les paragraphes tels que consignés dans le projet de société du PRA («La problématique algérienne») et tels qu’ils étaient rédigés dans le discours de Saïd Sadi. C’était du mot-à-mot. Depuis, je n’en ai plus jamais parlé.
Telle est la vérité que nul ni le temps ne peut changer. Elle est à la portée de quiconque veut consulter les archives de la presse (El-Moudjahid, Horizons, El-Massa et d’autres de la période allant du 16 au 24 décembre 1989) pour être fixé. On verra alors qui est le menteur et qui a été complice de mensonge. Du coup, l’arroseur est devenu l’arrosé.
La bonne question qui se pose aujourd’hui est : pourquoi ces attaques contre moi maintenant, émanant de milieux réputés d’«opposition» et de quelques journaleux ? A qui profite cette subite levée de boucliers contre moi, si ce n’est au régime qui se prépare à un autre bail de cinq ans auquel ne survivra pas l’Algérie ? J’ai montré du doigt le cinquième mandat, j’en ai appelé à un rejet citoyen de ce projet mortel pour l’avenir du pays, mais c’est moi qu’on veut abattre, selon le souhait d’Ouyahia, qui a déploré publiquement qu’on ne fasse pas de moi un «martyr», après son porte-parole qui avait demandé à la justice de me jeter en prison. Le problème pour mes dénigreurs, à ce que je vois, n’est ni la lune, ni le cinquième mandat, mais le doigt qui le montre, «moi» qu’on accuse d’avoir un ego si monstrueux qu’il pourrait les manger.
Tout le monde connaît le proverbe sur l’imbécile hypnotisé par le petit doigt au lieu de regarder la grosse lune qu’il désigne. Dans l’ancienne Chine, il a suffi de l’apparition d’un imbécile pour engendrer cette sagesse. Dans notre civilisation de douar, les imbéciles pullulent, mais nous sommes depuis si longtemps à l’envers que c’est l’imbécillité qui est devenue la sagesse.
Que veut dire la sagesse chinoise ? On a le choix entre plusieurs sens : quand on est incapable de discerner entre un doigt minuscule et un astre gigantesque ; quand l’accessoire est privilégié au détriment de l’essentiel ; quand on veut détourner l’attention du public d’un sujet grave en tentant de discréditer le lanceur d’alerte ; quand on plagie une séquence d’une initiative en la prenant pour le tout, alors qu’elle en compte une quinzaine, dont seulement deux ont été rendues publiques jusqu’ici…
La lune est là, au-dessus de nos têtes, disque éclatant de luminosité dans la nuit noire. Elle est peut-être propice à l’inspiration d’envolées poétiques à des courtisans qui en dépendent comme les marées terrestres des mouvements de la Lune, mais dans la réalité, c’est un cinquième mandat qui tombera un jour sur l’Algérie, l’écrasant une fois pour toutes.
Le danger est là, mais personne ne veut le voir, l’«élite» étant occupée à faire la chasse au doigt coupable d’avoir pointé le cinquième mandat. Aucune sagesse n’est apparue, mais seulement et encore une fois la mentalité de douar bourrée de niaiseries, à l’image de cette histoire de frères tombés l’un après l’autre dans un puits où se reflétaient des nuages qu’ils avaient pris pour du coton ayant miraculeusement poussé, croyaient-ils, au fond de leur puits. Ils en sont tous morts, les Gros-Jean.
J’ai pris connaissance de cette sagesse chinoise, qui est en fait une citation de Lao Tseu à la fin des années soixante, en lisant un livre de Roger Garaudy qui en faisait état, et il m’est arrivé de la citer dans mes écrits du début des années soixante-dix en n’omettant jamais de mettre les guillemets et d’en indiquer la référence, sans quoi c’eut été du plagiat.
Si je l’avais fait sans respecter ces usages si méprisés dans notre pays à l’envers, et qu’un Chinois ou un autre lettré m’aurait dénoncé, je n’aurais pas ajouté à ma malhonnêteté l’imbécillité de lui répliquer : «Toutes les idées sont dans la nature ! Vous et votre Lao Tseu n’êtes que des égocentriques, des mythomanes vous prenant pour le centre de l’univers !»…
N. B.
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