J’ai le seum !
Par Al-Hanif – J’aime les personnages qui arrivent à penser contre les vents dominants de leur époque. Le fantasque Gérard Depardieu, homme de tous les excès, venu à l’islam un temps parce qu’il était tombé amoureux de la voix de Oum Kalsoum et chantre des plaisirs de la table et du vin, fait partie de ceux-là.
Monstre sacré du cinéma français, cette incarnation pansue d’Obélix le gaulois ne rate pourtant aucune occasion de dénoncer la France rance et de clamer son admiration de Poutine… et de Bouteflika. Associer Depardieu à l’affaire Khalifa exclusivement et ne retenir que cet épisode peu glorieux, n’expliquera pas son amour de l’Algérie et des Algériens, qui lui a résisté au test du temps. Grand pourfendeur des crimes de la colonisation en Algérie, dont il connaît intiment l’histoire, il hérisse ceux qui lui tendent le micro et ne s’accoutument qu’à relayer l’Algérie bashing et la voir dépeinte de la manière la plus négative qui soit par leurs soins. Rien que pour cela, Depardieu relèverait de l’ordre du Wissam et on lui prête l’intention de solliciter la nationalité algérienne depuis de longue date. Surtout ne pas lire ce qui précède comme un exercice d’hagiographie qui occulterait toutes les zones d’ombre du personnage et ses ambiguïtés, mais comme un garde-à-vous mental à un électron libre qui bouscule les codes et ne renie pas les amitiés.
Jean Pruvost, ancien inspecteur de l’éducation et professeur des universités, est encore plus urticant, et comment pourrait-il en être autrement lorsqu’il commet le monumental ouvrage, au titre volontairement polémique, mais valide du point de vue de l’historicité : Nos ancêtres les Arabes. Ce que notre langue leur doit (chez Jean-Claude Lattès). Il y raconte le long voyage des mots et l’empreinte de la culture arabe, de sa langue, de ses sciences et l’impact de l’Andalousie musulmane et de son influence sur la langue française. Il faut assister à l’une de ses conférences et le voir la débuter avec gourmandise, en prenant en exemple la phrase suivante pour scotcher son auditoire et lui faire réaliser qu’il parlait un peu arabe, «à l’insu de son plein gré», comme dirait l’ineffable Virenque dont tout était dopé sauf les neurones : «Je sirote une tasse de café et je mets zéro sucre, et ce n’est pas un hasard et de faire prendre conscience que (sirote, tasse, zéro, sucre et hasard) venaient de la langue arabe pour investir le quotidien de la langue française, s’y incruster et faire lit en hôtes devenus résidents permanents et célébrés.»
Les remous s’accentuent dans la salle quand il rappelle que le domaine de la science avait enfanté algèbre, algorithme, chimie, alchimie, alcool, et que Cordoue (Kortoba) fut une cité-monde cosmopolite qui possédait la plus grande bibliothèque de l’Europe. Et de pointer Ibn Sinna (Avicenne) comme géant de la pensée sur les épaules duquel nombre de nains sont juchés pour voir plus loin à l’horizon. Ses Canons de la médecine et ses traductions d’Aristote témoignent à eux seuls de cet univers savant auquel il est de moins en moins porté crédit. Retraçant la généalogie de la langue française, Jean Pruvost rappelle que le gaulois originel ne représentait qu’une strate minime à côté des apports du latin et des langues germaniques, tous issus de la colonisation. Selon ce spécialiste, l’arabe est la troisième langue d’emprunt pour le français et qu’il est temps d’acter cette dette.
Il y a quoi avoir le seum de voir ces réalités rappelées par autrui et avec toute l’objectivité scientifique requise. De quoi avoir le «cafard» (autre mot arabe) et maudire ces blédards orfèvres de l’autodévaluation et relais de la haine de soi déguisée en plume mercenaire.
A Mossoul, aujourd’hui saccagée, faut-il rappeler qu’elle donna la mousseline des étoffes soyeuses ? A Gaza, convertie en prison, faut-il convoquer le souvenir de cette gaze aérienne dans laquelle elle s’était spécialisée et qui s’est reconvertie dans le pansement des blessures ?
Si tout se résout en marchant, comme le suggérait Diogène, pour en appeler à une pensée en mouvement, tout s’éclaire en apprenant des vrais savants. Je fais bien sûr référence à ceux inscrits dans la transmission des valeurs universelles et capables de s’extraire des agendas déterministes qui usent du piège mortel de l’ethnie, de la tribu, du clan, de la confession religieuse, de la géographie et de l’histoire falsifiée. A l’heure où des démagogues de tout bord activent en fourmis industrieuses à l’affrontement du choc des civilisations, il y a en Europe la construction d’un problème musulman qui donne autorité à des journaleux et faux experts, têtes de proue de l’hydre médiatique, de présenter une vision anecdotique, nourrie de faits divers sanglants, et de marginaliser tous les travaux de sociologie sérieux. Ce processus a amené par stigmatisation et amalgame un paradigme qui vise à apposer un signe d’équivalence absolue (=) entre islam, musulman et terroriste. Cette gradation ou nouveau paradigme qui s’alimente des thèses complotistes du grand remplacement, ou de l’ennemi de l’intérieur musulman, a construit un consensus qui a imposé la couverture médiatique d’un problème musulman et lui a donné une centralité dans les débats publics.
Pour ne pas jeter un voile impudique sur nos errements, il faut bien reconnaître nos impasses, nos harraga s’en remettant à un moteur Yamaha et souvent promis à la mort liquide, nos médecins qui s’exilent, notre intelligentsia qui n’éclot qu’ailleurs, nos tentatives de nous réfugier dans la supériorité religieuse comme seul antidote pour nier nos retards, l’angoisse de nos jeunes et la futilité de toujours voir dans nos malheurs la main de l’étranger. Et les guerres internes du monde arabo-musulman qui servent de repoussoir, et les printemps manufacturés par les laboratoires et qui sont déjà hivers sans fruits.
Notre glorieux Emir Abdelkader, s’il venait à être évoqué, aurait pu, tout comme le personnage d’Amin Maalouf, faire sienne l’injonction de lire, de s’instruire (Iqra !) comme prolongement de la foi. Obligation de lire et de décoder la complexité du monde : «De découvrir l’existence d’un livre, le traquer d’un pays à l’autre, m’isoler avec lui pour lui faire avouer ses secrets, lui trouver enfin dans ma maison une place digne de lui. Voilà mes seuls combats, mes seules conquêtes, et rien me m’est plus agréable que deviser avec des connaisseurs.»
Nous sommes malades de toujours nous référer au livre pour ne plus lire.
Salafisé, wahhabisé, khortisé, doté de kit de prêt-à-penser idéologique, ne rêvant que se colleter à l’ennemi intime (chaque Algérien en a au moins deux), notre univers intellectuel est devenu rare en oxygène, ayant évacué toute once de spiritualité, et surtout sans connaissance des complexités du monde.
Hier à Bruxelles, Zaventen, à 23 heures, des vols en provenance de Miami, Lyon, Barcelone, Porto, Marrakech, Moscou, Istanbul et bien d’autres destinations faisaient de ce lieu un cœur battant qui me rappelait la diversité d’un monde en mouvement, ses décalages horaires, ses langues, sa sémiotique des vêtements, cette rivière insolente de la vie propulsée par ses projets d’avenir et ses déplacements spatiaux.
Même à cette heure relativement tardive, sourires et gentillesse avaient accueilli la moindre de mes requêtes, et tout alentour, en ce 14 février, les roses rouges des amoureux servaient de langage universel. Ici, Cupidon ne relève, ne craint aucune fatwa, et la rose se moque de savoir quelle eau l’a irriguée. Elle est déjà miracle !
Aucun vol en provenance d’Algérie n’était programmé à cette heure tendre de la nuit.
Dehors, la nuit glaciale, les bourrasques de vent qui déportaient les voitures et une pluie lancinante n’arrivaient pas à stopper ce fleuve de la vie, ignorant de ceux qui ont le projet de le détourner pour dresser l’un contre l’autre en affrontement globalisé.
Et j’ai eu une pensée émue pour toutes ces personnes arrachées à la vie à Zaventem, victimes innocentes d’enjeux qui les dépassent à qui il ne sera plus offert nulle rose rouge. Et il m’est revenu à l’esprit ceci à qui je ne peux attribuer d’auteur avec certitude : «La guerre est le massacre des gens qui ne se connaissent pas, au profit des gens qui se connaissent et ne se massacrent pas.»
Rien me m’unit aux barbares de quelque bord que cela soit.
Tout comme la guerre de Troie, la guerre des civilisations n’aura pas lieu. Par la grâce des livres.
A.-H.
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