Interview – Maître Samia Maktouf : «La France n’a pris conscience du danger terroriste qu’en 2015»
L’avocate des victimes du terrorisme en France, maître Samia Maktouf, est convaincue qu’avant les sanglants attentats de 2015 à Paris, les autorités politiques, les magistrats et les services de sécurité français ne percevaient pas avec un recul suffisant la gravité du phénomène terroriste. Interview vidéo.
Algeriepatriotique : D’avocate spécialisée dans le droit des affaires, vous êtes devenue, comme aiment à le répéter les médias français, «l’avocate patentée des victimes du terrorisme». Pourquoi un tel choix ?
Maître Samia Maktouf : En fait, c’est un choix qui s’est imposé à moi à l’heure où nous vivons sous la terreur du terrorisme, où ce dernier frappe partout, où tout le monde peut être exposé à cette terreur ainsi que ses proches et sa famille. Le terrorisme s’est imposé à moi en 2012. Il faut dire, comme je le relate dans mon livre, que j’ai eu affaire à des victimes invisibles lors de l’affaire de Karachi, dans laquelle je défendais Ziad Takieddine. Mais, en 2012, ces victimes du terrorisme avaient bien un nom, un visage et une histoire. Le terrorisme s’est imposé à moi comme c’est le cas pour le monde entier et pour toute personne qui peut, malheureusement, être une cible pour le terrorisme.
Est-ce cela qui vous a incité à écrire votre livre ?
Mon livre relate différents récits et pas seulement des victimes du terrorisme. Mais il est vrai que les histoires de différentes victimes et, surtout, les mamans qui ont perdu ce qu’elles ont de plus cher, à savoir leurs enfants, m’avaient beaucoup touchée. Cela m’a bouleversée de les voir ainsi dans le désarroi le plus total.
Vous avez dénoncé des erreurs commises lors du procès de Mohamed Merah. Quelles sont-elles et par qui ont-elles été commises ?
En fait, il s’agissait plus de non-prise de conscience, d’absence de prise en considération du danger terroriste. Preuve en est, quelque temps à peine après l’attentat de Toulouse et de Montauban, on a parlé de loup solitaire en évoquant le parcours de Mohamed Merah, alors qu’il ne l’était pas. Voilà ce que j’ai dénoncé. C’est cette absence de conscience et de prise en compte par les autorités et par l’ensemble des responsables politiques, de droite comme de gauche, de ce fléau, de cette gangrène qui a touché notre société et l’ensemble du monde d’ailleurs.
Les erreurs sont de différents ordres. Elles sont d’ordre juridique, mais elles relèvent également de la non-prise en compte par nos services de police de la dangerosité de ce phénomène nouveau. Bien sûr, en 2015, après l’attentat de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, il y a eu une maturité de la part des autorités vis-à-vis de ce mal, de ce danger terroriste, mais il a fallu attendre 2015, malheureusement.
Alors, est-ce qu’aujourd’hui nous sommes suffisamment parés pour faire face à un danger terroriste ? Celui qui vous donnera une réponse positive ne sait pas que le danger terroriste est permanent et qu’il peut prendre différentes formes. C’est pour cela que nous avons besoin, non seulement d’une autorité qui lutte contre le terrorisme, mais, aussi, en tant que citoyens et êtres humains, d’une prise de conscience collective.
Dans une de vos déclarations, vous avez dit avoir vu «l’injustice à l’œuvre» quand vous avez pris la défense de la mère d’un des militaires tués par Mohamed Merah. Quelle est cette injustice ?
D’abord, c’est l’injustice de la perte d’un enfant. C’est aussi une injustice de voir un militaire français qui porte les couleurs et les valeurs de la République ne pas être considéré en tant que tel. Mme Ibn Ziaten, la mère du premier soldat tué par Merah, le relate elle-même dans son livre et dans lequel elle dit être restée quatre jours dans l’ombre. Peut-être n’a-t-il pas eu les égards de la République parce qu’il s’appelle Imad. Les débuts de l’enquête s’orientaient vers des pistes selon lesquelles il aurait été impliqué dans un trafic de stupéfiants ou le meurtre serait dû à un conflit familial… Il a fallu attendre que les investigations avancent pour qu’enfin on réalisât que c’était un soldat de la République qui venait d’être ciblé par un attentat terroriste, et à travers lui, la France.
Cela, j’insiste pour le rappeler, et rendre hommage à cette victime, à ses deux frères d’armes tués après lui, Abel Chennouf et Mohamed Legouad, ainsi qu’à celui qui a survécu à l’attentat, mais qui se trouve aujourd’hui sur une chaise roulante, Loïc Liber, désormais prisonnier de son propre corps. Il a fallu attendre les avancées de l’enquête pour, enfin, comprendre que c’était un soldat qui avait été tué. C’est une véritable injustice que de ne pas considérer les valeurs de l’être humain indépendamment de ses origines et de ses racines.
Vous avez représenté 35 parties civiles dans le procès de Jawad Bendaoud. Ce dernier a été relaxé alors que vous étiez convaincue qu’il était au courant de ce qui se préparait. Que pouvez-vous nous dire sur ce procès ?
D’abord, je voudrais rappeler qu’il ne s’agissait ni du procès de Jawad Bendaoud seul ni de celui des attentats du 13 novembre. Aux côtés de l’accusé, il y avait deux autres prévenus extrêmement dangereux qui ont été au-devant de la scène et qui sont impliqués avec Hasna, la fille qui a aidé Abaaoud, l’ennemi public numéro un qui a préparé avec d’autres protagonistes les attentats du 13 novembre à Paris, et qui s’apprêtait à en commettre d’autres encore. La relaxe de Jawad résulte des éléments d’une instruction menée par les magistrats ; je rappelle qu’il n’appartenait pas au tribunal de mener une instruction au moment du procès.
En revanche, je me réjouis du fait que deux prévenus extrêmement dangereux, dont Youssef Aït Boulahcen, le frère de Hasna, aient pu être condamnés à cinq années de prison. Mohamed Soumah, qui partageait le box des prévenus avec Aït Boulahcen a, lui aussi, écopé de cinq années d’emprisonnement. Le tribunal a pu juger les trois prévenus en application de la loi, dans le respect des droits de la défense et de la présomption d’innocence.
S’agissant de Jawad Bendaoud, qui, lui, a été relaxé, d’abord, le parquet a fait appel et l’affaire sera évoquée à nouveau. Mais ce dont je peux me réjouir – encore une fois – en tant qu’avocate, c’est que nous sommes dans un Etat de droit et l’Etat de droit ne sanctionne pas, ne juge pas et ne condamne pas sur la base de ce qui est relaté dans l’opinion publique et les médias, mais selon le dossier pénal et l’instruction. Lorsque le tribunal a eu à juger les trois prévenus, il s’en est tenu à l’instruction. C’est cela l’Etat de droit et c’est cela la démocratie.
Comment, selon vous, la France va-t-elle pouvoir gérer le retour massif de ses djihadistes partis guerroyer en Syrie et en Irak ?
La France ne peut gérer cela toute seule. Aujourd’hui, nous sommes dans un monde interactif où tous les Etats sont décidés à lutter contre le terrorisme et doivent combattre main dans la main et juger les responsables qui terrorisent ces Etats et leurs démocraties. La France, qui, je le pense, le souhaite et le constate dans les déclarations évolutives des différentes autorités, fera face à ses responsabilités.
La loi devra être appliquée à tout ressortissant français impliqué. Le problème des enfants nés (de parents terroristes) dans les zones de conflit et dont l’âge ne dépasse pas 2 ou 3 ans, et qui se retrouvent seuls, car leurs parents ont été tués, se pose également. Aujourd’hui, ce qui est important, c’est que la France, en application de notre droit et de nos valeurs, puisse prendre en charge ses enfants nés dans ces conditions exceptionnelles et qu’une structure spécifique leur soit dédiée. Beaucoup d’enfants sont nés dans ces zones de conflits et la France doit les prendre en charge, d’autant que – d’après ce que je sais – les grands-parents souhaitent récupérer ces enfants. Je pense que si nous arrivons à les prendre en charge dans une atmosphère sereine, cela nous permettra de les insérer dans une société de droit et de paix et d’éviter aussi qu’ils constituent, plus tard, de véritables bombes à retardement.
Ces enfants ont-ils été identifiés et rapatriés en France ?
Très peu sont revenus à ce jour. Un travail considérable est en train d’être réalisé suite à une récente prise de conscience, parce qu’après la prise de Mossoul et de Raqqa, les autorités françaises étaient divisées. Aujourd’hui, je pense qu’il y a une prise de conscience qui fait que l’Etat se décide enfin à prendre en charge ces enfants nés dans les zones de conflits. Ces enfants n’ont pas choisi de naître dans la terreur, (ils ne doivent donc pas assumer les erreurs de leurs parents).
Il y a également le cas des enfants soldats qui ont quitté le territoire français avec leurs parents et qui ont, à l’évidence pour certains, été amenés à commettre des actions armées. Le statut de ces enfants soldats est régi par des conventions internationales que la France devra respecter.
Selon plusieurs sources, des groupuscules armés se seraient constitués dans certaines banlieues françaises, mais ne se seraient pas déplacés en Syrie pour rejoindre Daech. Qu’en est-il vraiment ?
Je pense que les jeunes endoctrinés, il y en a partout sur le territoire français et pas seulement dans les quartiers de banlieue. J’en parle avec assurance, car je crois bien connaître le profil d’un terroriste ; je puis vous dire qu’il n’existe pas un profil spécifique de terroriste ; il n’y a pas de gens radicalisés. Tout le monde peut, du jour au lendemain, se déclarer terroriste. Nous l’avons bien vu avec les récents attentats. Ce sont des voisins de paliers, des gens qu’on connaissait, qui travaillaient et qui, soudain, prêtent allégeance à une organisation terroriste comme Daech. Aujourd’hui, il n’y a plus de profil-type.
Il serait faux de considérer que le terroriste potentiel se trouverait exclusivement dans les banlieues. Aujourd’hui, ils sont partout, que ce soit dans les cités défavorisées ou dans les quartiers huppés, de confession musulmane ou de n’importe quelle autre religion, si bien que plus de 30% des terroristes sont des convertis. Je préfère parler d’idéologie, non de religion. On ne peut plus parler de profil type de terroriste et nous avons la preuve qu’il n’y en a pas. Dire que nos banlieues sont des terreaux pour les terroristes, ce serait se tromper de guerre. Dans les banlieues, il n’y a pas que des gens radicalisés. Mieux, leurs habitants sont les premiers à refuser la radicalisation des jeunes. Vous me donnez l’occasion de rappeler que les premières victimes du terrorisme sont les musulmans. La première victime qui est morte au café dans l’attentat du 13 novembre est Salah, un ressortissant égyptien de confession musulmane.
Vous parlez de prise de conscience. Y a-t-il, justement, une prise de conscience que le terrorisme islamiste n’a rien à voir avec la religion musulmane ?
Tout à fait, mais je voudrais insister sur le fait qu’il ne s’agit pas de terrorisme «islamiste», mais d’un terrorisme qui se nourrit d’une idéologie mortifère.
Je peux vous dire, en tant qu’avocate, que cette prise de conscience a été évoquée et nous avons mis le doigt sur le problème lors du procès d’Abdelkader Merah. On a bien vu que ce n’était pas le procès de l’islam. C’était un procès d’actes criminels, le procès d’un endoctrinement dont la finalité était mortifère. Il ne s’agissait pas de l’islam, mais du comportement criminel et condamnable d’Abdelkader Merah et de l’autre accusé qui comparaissait en même temps que lui.
De toute manière, et je pense que ce procès en était la preuve, le terrorisme tel que nous le connaissons aujourd’hui ne peut pas être jugé comme il le faut par les seules juridictions nationales. Les djihadistes ont balayé la notion de frontières telle que nous la connaissions, ce qui rend inopérants les seuls systèmes judiciaires des Etats-nations face à ces crimes.
Je suis convaincue que la seule manière dont il est possible de juger efficacement les terroristes est désormais, d’une part, de proclamer au niveau mondial que le terrorisme est un crime contre l’humanité, et, d’autre part, de créer en ce sens une juridiction judiciaire internationale ad hoc.
L’ONU avait su créer en son temps des tribunaux pénaux ad hoc pour juger les atrocités commises en ex-Yougoslavie et au Rwanda. Jusqu’à ce qu’un mécanisme judiciaire international soit mis en place, qui permette de manière permanente le jugement des actes terroristes selon une définition et dans un cadre consensuels, il doit bien être possible de créer une juridiction ad hoc pour envoyer un message clair : plus d’impunité pour le terrorisme à cause de la seule faiblesse des justices nationales.
Il a beaucoup été question de la présence de plus en plus nombreuse de femmes dans les rangs de Daech. Comment expliquez-vous ce phénomène de radicalisation féminine ? Le législateur français prévoit-il un traitement spécifique à l’égard de ces femmes djihadistes ?
Un traitement spécifique ne devrait pas intervenir puisque, en tant que féministe et croyant en l’égalité entre l’homme et la femme, il ne peut y avoir un traitement spécifique pour les femmes terroristes. En 2015, le parquet antiterroriste a pris conscience qu’une femme pouvait commettre des actes terroristes, car, avant cette date, les femmes bénéficiaient d’un biais de genre. Les magistrats ne pouvaient pas obtenir une autorisation pour effectuer des perquisitions, ils ne pouvaient pas interpeller les femmes, proches ou compagnes des terroristes, pour être auditionnées dans le cadre des garde-à-vue. Cette perception a changé. Nos magistrats antiterroristes ont pris conscience qu’une femme est l’égale de l’homme et que, au même titre que l’homme, elle peut commettre un acte aussi bien criminel que terroriste.
Le calme est revenu en France après plusieurs attentats meurtriers commis ces dernières années. La page du terrorisme est-elle tournée, selon vous ?
Je le souhaite. J’espère que nos services de renseignements et de police ont pris conscience du fait que le terrorisme avait, jusqu’à 2015, pris de l’avance sur nos services de sécurité. J’espère qu’aujourd’hui, nos services de sécurité, non seulement en France, mais en Europe et dans le monde entier, prendront de l’avance sur les terroristes.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
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