De la réflexion critique dans la guerre contre la culture et l’histoire (II)
Par S. Bensmaïl – Excepté des individualités qui résistent en dépit de tout, il ne reste, hélas, pratiquement plus rien de ce type de figures publiques et écoutées, outre-Atlantique et sur le Vieux continent. Les véritables penseurs de la gauche engagée ont cédé face aux nouveaux apôtres néoconservateurs (et à leurs maîtres), tant ces courants de pensée – médias et directions syndicales y compris – ont été muselés et domestiqués, poussés dans un reniement de la lutte qu’ils menaient aux côtés des déclassés de l’intérieur (les «classes laborieuses», nommées aujourd’hui par l’ex-président «socialiste», F. Hollande, les «Sans-dents») et des opprimés de l’extérieur (Palestine occupée, Tiers-Monde, etc.)(13).
Sans trop de surprise en ce sens, en Tunisie, les près de 2 000 heures d’enregistrements audio et vidéo de témoignages de 550 personnalités, fonds considérable et inédit dans le monde arabe, sont bien la preuve, parfaitement mesurable et exploitable, de cette même visée partagée par l’auteur, mais surtout démontrent ce même constat d’abdication et de soumission de l’élite intellectuelle, urbaine et classiquement positionnée à gauche : «Approfondir notre connaissance du régime Ben Ali qui a ruiné le pays à tous les niveaux : de l’enseignement, de la culture, de l’économie, du social, et il est regrettable que nombre d’universitaires de gauche se soient pliés à ce système en se gardant bien de dénoncer les méfaits de Ben Ali (…).»(14)
L’on pourrait se prendre, du coup, à s’interroger sur un équivalent d’étude en France, concernant les événements – déstabilisant le pouvoir de Matignon et de l’Elysée – des immenses grèves de 1995, ou la contestation du «Contrat Jeunes» (CPE) sous A. Juppé – le très atlantiste –, avec la participation de quelques rares et vrais intellectuels tels que Pierre Bourdieu aux côtés des cheminots de la SNCF. Quel centre de recherche a entamé et poursuivi jusqu’à aujourd’hui ce même travail d’analyse et de recueil de témoignages, pour en ressortir avec une aussi longue série d’ouvrages et de publications à la disposition des chercheurs intéressés et du grand public en France ? Comment s’est positionnée l’intelligentsia moraliste et bien-pensante ? Que reste-t-il de cette mémoire – prérévolutionnaire – de la contestation populaire et des leçons tirées à l’époque ? Depuis l’approbation quasi-unanime de cette élite parisienne (et provinciale) à la guerre contre l’Irak, dès 1991, où sont les professeurs et les directeurs de recherche prêts à sacrifier leur carrière en s’exposant à contre-courant de la doxa généralisée ?
C’est au contraire, à travers l’approfondissement indispensable du système mis en place par quelques familles régnantes pour la Tunisie – ou les autres oligarchies nationales – que l’on peut en comprendre sa mécanique à tout niveau. C’est à partir de là que l’on peut en saisir les réseaux complices, jusqu’à remonter aux ramifications et aux collusions des mondes intellectuel, médiatique et religieux avec les cercles du vrai pouvoir politique.
Comment et pourquoi ces trois pôles du savoir et de la vie publique, d’ordinaire considérés comme des champs progressistes et critiques de tout excès de pouvoir, ont activement collaboré au maintien d’un tel régime d’accaparement et d’oppression ? Pourquoi a-t-on pu précisément observer un certain nombre d’opposants à Ben Ali refuser de se joindre à la Révolution, refuser de lui apporter maturité politique, expérience pratique et conseils avisés ? De nombreuses et sensibles questions sont posées par l’ouvrage. Avec autant de justesse et sans esprit de revanche, elles méritent d’être mises sur la place publique par davantage d’initiatives mobilisatrices.
Bien sûr, les plaies de ces événements ne se sont pas refermées et, comme il est mentionné, il est encore top tôt pour en faire un bilan exhaustif. Néanmoins, et c’est là toute la force concrète du travail de la fondation, le devoir de mémoire et d’étude approfondie du système de dictature – toujours latent, rappelons-le – se doit d’aller au cœur de la pratique technique, opérationnelle, de l’oppression et du terrorisme d’Etat. Comme le soulignent toutes les cultures et les compréhensions du monde, seule la connaissance du passé permet d’échapper à sa répétition mortifère et à la réapparition vivante de ses démons.
Fondamentalement donc, «servir en priorité la vérité historique» (p.19) doit permettre d’analyser toute la machinerie de la terreur, sa logique et son fonctionnement, à l’instar d’autres exercices de la mémoire tragique – l’on pense à l’Argentine ou à l’Afrique du Sud, par exemple. Se réconcilier avec son histoire, retrouver une mémoire collective apaisée, mais sans tabou, d’événements aussi terribles doit passer par une étude minutieuse de l’emprisonnement, de la torture, de l’exécution extrajudiciaire, en allant jusqu’au massacre et au charnier(15). En effet, ces pratiques renvoient au fond à la menace archétypique et extrême du génocide et de l’épuration plus ou moins de masse, dans un idéal absolument pathologique de «nettoyage ethnique». Nous l’avons vu au Rwanda et en ex-Yougoslavie, par exemple, dès lors que des puissances impérialistes ont des intérêts à préserver ou à obtenir par le biais de forces locales complices. Apeurer(16) et asservir une population toute entière, en obtenant l’abandon de sa dignité et de sa liberté : c’est cette dimension potentielle, massive et extensive, de la menace sur les corps – et ultimement sur les âmes –, au nom d’un pouvoir, qui est à approfondir dans tous ses aspects.
Des révélations inédites et récentes sur l’implication de services secrets étrangers – des enquêtes parlent en particulier du Qatar – dans la radicalisation réciproque des manifestants et des forces de police(17), ou la mise en place ultérieure de technologies de surveillance sophistiqués, montre que cet aspect massif et systématique du contrôle policier et de la répression de la société n’a pu voir le jour, être amplifié et amélioré que par la complicité plus ou moins assumée, en tout cas active, de pays tiers – et en premier lieu de la France.
Le travail de la fondation n’est donc pas une simple collecte de témoignages, aussi sensibles et exclusifs soient-ils. Il ouvre la voie à un approfondissement sans concession de questions fondamentales et d’ordre anthropologique : comment, interrogation parmi tant d’autres, une société, connue pour sa recherche séculaire du consensus et du dialogue démocratique, du contrôle de sa violence collective, a-t-elle pu accepter la perpétuation d’un tel système de dictature ?
Afin que cela ne se reproduise plus – quel autre but in fine se donne l’historien ? –, cet effort de connaissance suggère également des pistes qui devraient aussi concerner les sociétés européennes. Comment, en effet, un Etat (et ses principaux acteurs sociaux) se représentant depuis deux siècles comme modèle international de démocratie a-t-il pu appuyer outre-mer un tel régime connu pour avoir été aux antipodes des valeurs proclamées «universelles» des droits de l’Homme ? Quels ont été les partenariats institutionnels, publics, mais aussi privés, qui ont défini cette relation France-Tunisie dans un réseau d’intérêts précis entre groupes, personnalités politiques et hauts fonctionnaires ?
Economique et politique ? Est-ce la seule explication à ce que l’appareil d’Etat français a, de manière constante et en étant allié aux grandes entreprises, contribué à la mainmise du système «Ben Ali» sur des secteurs d’activités de la Tunisie ? N’y a-t-il pas, ailleurs, chez la classe politique française, un fonds idéologique et culturel qui refuse encore aujourd’hui de concevoir une jeune et prometteuse nation, arabe et musulmane, comme ayant la capacité d’évoluer par elle-même vers la démocratie ? Par ses actions, publiques et secrètes, cette collusion d’intérêts et de vision supérieure et (néo)coloniale a-t-elle réussi aussi, à la suite de la Révolution, la prise de contrôle – au moins en partie – des champs politique et économique par des dirigeants complaisants ? Pourquoi donc l’on assiste aujourd’hui, encore, à un marasme général et un retour des forces réactionnaires ?
Les déclarations de Michèle Alliot-Marie(18), alors ministre de l’Intérieur, sur le soutien de Paris au président chassé, la disponibilité de l’expertise hexagonale en matière de répression (et l’envoi notamment de grands stocks de matériels et armement de maintien de l’ordre), l’incohérence du Quai d’Orsay, dépassé en apparence par les évolutions sur le terrain(19), l’implication de sociétés françaises dans l’espionnage à grande échelle précédemment évoqué (comme d’ailleurs en Libye et dans nombre de pays arabes), avec l’aval (au moins) du Quai d’Orsay, devrait constituer pour les jeunes chercheurs tunisiens une thématique intéressante à développer. Quand bien même il s’agit d’une révolution intérieure spécifique à un pays, nourrie de ses propres ingrédients et combustible, il est toujours utile d’identifier l’action et les relais locaux des Etats et des organisations internationales (FMI, Banque mondiale, etc.) qui y ont des intérêts particuliers. Et nous ne pouvons que nous rappeler l’épisode désastreux – mais ô combien révélateur – du passage du jeune ambassadeur à Tunis, Boris Boillon(20), nommé par N. Sarkozy, pour nous apercevoir de ce jeu étatique dans la déstabilisation et la mise au pas de tout autre pays anciennement colonisé.
Dans cet ouvrage important, le professeur Temimi exprime la lucidité (qu’il partage avec un certain nombre d’observateurs compatriotes) qui fait de lui un homme immergé dans sa société, parfaitement conscient de toutes ces questions. Il admet volontiers, en effet, que les immenses aspirations de liberté, de démocratie, de dignité humaine et de citoyenneté vraie, portées essentiellement par la jeunesse, sont hélas loin d’êtres réalisées. Malgré quelques grandes difficultés déjà surmontées, l’on pressent avec lui le double risque d’un chaos persistant et d’une nouvelle tyrannie. Le chemin authentiquement révolutionnaire reste long et difficile, même s’il a été jalonné par des premiers repères indispensables, marqués par des acteurs et des épisodes essentiels. Les pièges, trahisons et autres manipulations ne manquent jamais dans ce cas.
A ce titre, la lecture de ce 3e volume de «l’observatoire de la révolution» permet de comprendre le rôle essentiel des grands témoins dans la gestion difficile, héroïque pour certains (on pense au colonel-major S. Tarhouni), de ces avènements, mais aussi la courageuse mobilisation de personnalités et de militants syndicaux, médias, associations, etc. Bien sûr, notre auteur regrette l’absence – pour l’heure – de témoignages de la part de certaines personnalités de premier plan. Le temps propre au travail de l’historien presse en effet, mais il ne correspond hélas pas souvent, dans sa perception, au temps du politicien et du décideur en général, qui sait trop de choses, parfois dérangeantes. Il nous faudra donc attendre encore et espérer la venue d’autres dépositaires de morceaux de ce puzzle complexe qu’est la vérité historique – la sortie d’autres ouvrages.
Refuser l’intimidation et plus encore, l’injustice et la corruption, dans une constance tenace et irréductible dans l’effort intellectuel critique, se tenir éloigné de cette «trahison des clercs» dont nous parlait déjà Julien Benda dans la fin des années 1920(21) : voilà le but élevé que propose A. Temimi à travers cette somme d’ouvrages sur la question révolutionnaire. Il nous rappelle fort bien que les petites lâchetés des intellectuels, mais plus sûrement leur dépendance financière, leur peur panique d’une mise au ban de la communauté scientifique(22) et le déni d’une partie d’entre eux expliquent probablement leur désengagement des questions véritablement sociales, et l’état d’aliénation et de contrôle des populations par les oligarchies locales, via notamment les outils soft, médiatiques et culturels.
A contrario, en Tunisie, comme dans les autres pays de la région, aux côtés de la jeunesse et des gens ordinaires qui souhaitent un vrai changement pacifique, l’engagement de professeurs et de chercheurs tenaces, tels que ceux de la Fondation Temimi et de son réseau, montre le chemin à prendre collectivement pour éviter la tyrannie – qu’elle vienne de l’intérieur ou d’outre-mer. C’est pour cette raison que la série à laquelle appartient ce quatrième volume Pour la défense de la Révolution tunisienne, et avec elle toutes les publications touchant en général à la première révolution printanière, est fondamentale à notre prise de conscience.
S. B.
(Suite et fin)
(13) En particulier après les guerres de l’Otan (Yougoslavie puis Irak) et les événements du 9/11 suivis des attentats en Europe
(14) p.17
(15) Et Dieu sait si nos pays ont assisté à de telles exactions pendant et même après nos colonisations respectives
(16) N. Chomsky parle de cette combinaison, par le pouvoir, du «faire peur» et de «tenir ses secrets» : «Tout gouvernement a besoin d’effrayer sa population et une façon de le faire est d’envelopper son fonctionnement de mystère. C’est la manière traditionnelle de couvrir et de protéger le pouvoir : on le rend mystérieux et secret, au-dessus de la personne ordinaire. Sinon, pourquoi les gens l’accepteraient-ils ?» in Comprendre le pouvoir, Tome 1, op. cit.
(17) Des témoignages crédibles parlent de la venue d’équipes de mercenaires (d’Afrique du Sud), avec fusils de précision longue distance, comme en Egypte et plus récemment en Ukraine. cf. Olivier Piot, grand reporter et auteur de La Révolution tunisienne. Dix jours qui ébranlèrent le monde arabe, éd. Les Petits Matins, mars 2011. http://www.tunisiesecret.com/Tunisie-selon-un-ancien-officier-francais-les-snipers-etaient-des-mercenaires-etrangers_a449.html ; https://www.tunisie-secret.com/Exclusif-L-un-des-snipers-etrangers-de-2011-arrete-aux-frontiereslibyennes_a1353.html ; Tahar Ben Youssef, Les snipers dans la révolution tunisienne et la réforme du système sécuritaire ; http://kapitalis.com/tunisie/2018/01/21/bloc-notes-verite-snipers-de-revolution/
(18) Impliquée, avec certains membres de sa famille, selon des sources sérieuses, dans des projets immobiliers en Tunisie
(19) Quelle veille stratégique du Quai a-t-elle pu se laisser surprendre ? A moins que les experts ministériels n’étaient pas parfaitement convaincus de l’écrasement rapide de ces «émeutes» ?
(20) http://www.lefigaro.fr/international/2016/11/10/01003-20161110ARTFIG00134-l-ambassadeur-boris-boillon-a-ete reintegre-au-quai-d-orsay.php
(21) Qui écrivait notamment : «Il était réservé à notre temps de voir des hommes de pensée ou qui se disent tels faire profession de ne soumettre leur patriotisme à aucun contrôle de leur jugement, proclamer (Barrès) que ‘‘la patrie eût-elle tort, il faut lui donner raison’’, déclarer traîtres à leur nation ceux de leurs compatriotes qui gardent à son égard leur liberté d’esprit ou du moins de parole.» Julien Benda, La Trahison des clercs (1927), éd. Grasset, 1946, p. 186