Du culte des morts à la mort des cultes
Par Mesloub Khider – «La religion participe souvent du mythe du progrès qui nous protège des terreurs d’un futur incertain.» Frank Herbert
La religion domine massivement l’actualité. On nous parle d’un «retour des religions» et même d’un retour des guerres de religion. C’est omettre que les religions d’aujourd’hui ne ressemblent pas du tout à celles d’hier. En effet, la pensée religieuse a énormément évolué au fil de l’évolution des sociétés. A plus forte raison, à notre époque moderne. En outre, l’histoire ne se répète jamais deux fois. Quand bien même elle devait se répéter, comme le disait Marx : la première fois comme tragédie, mais la seconde fois comme farce. Les anciennes sociétés ayant donné naissance à ces religions ont aujourd’hui disparu, mais aussi les états d’esprit de ces époques. Le fondement, réel et imaginaire, des anciennes religions a irrémédiablement disparu. Mais pour d’inexplicables et inavouables raisons, certaines religions se perpétuent dans notre vingt-et-unième siècle, réputé pourtant technologique et scientifique.
D’aucuns affirment que les religions actuelles sont, directement et continûment, les héritières de celles du passé. Et beaucoup de religieux croient que les religions actuelles peuvent être identiques à celles du passé. C’est méconnaître l’histoire des mentalités, et en particulier l’histoire des religions. Par ailleurs, beaucoup d’idéalistes religieux pensent maintenir éternellement la croyance en dépit des bouleversements des structures socioéconomiques et culturelles de leur société. En réalité, les croyances religieuses évoluent avec les transformations des structures socioéconomiques de la société. Le rouleau compresseur de l’histoire se chargera de démentir leurs fantasmagoriques croyances, tout comme il s’occupera de réduire à néant toutes les structures économiques archaïques dressées sur son chemin.
En réalité, de multiples éléments fondamentaux des anciennes religions n’existent plus. Aussi bien dans la pensée des hommes que dans la société. Preuve s’il en est, à l’instar des civilisations, les religions, œuvres de l’homme, sont mortelles. En effet, au cours de leur longue histoire, les hommes ont façonné de multiples croyances religieuses pour répondre aux interrogations existentielles de leur vie tourmentée. Certaines croyances de nos ancêtres humains ne peuvent même pas être imaginées aujourd’hui. Nous en donnons la démonstration avec le culte des revenants. Ou l’appel à des divinités contre les «esprits diaboliques». Ce type de pensée religieuse a disparu. Pourtant, des milliers d’années durant, nos ancêtres humains ont cru à ces croyances.
De manière générale, longtemps, parmi les multiples croyances ayant régné sur l’esprit religieux des humains, ce n’est pas la crainte de dieu qui les terrorisait, mais la peur du retour des morts sur terre. Nos contemporains ignorent totalement qu’un tel sentiment ait existé parmi nos ancêtres. La raison est simple : la signification de ce «retour des morts» a disparu de nos mentalités modernes. Plus ancien encore, pareillement, aux temps les plus reculés, les anciennes générations humaines croyaient au cycle de la nature et à la résurrection. Cela correspondait à leur mode de vie primitif de chasseurs-cueilleurs. Ils étaient entièrement tributaires de la nature (nourricière).
Pour nos ancêtres «primitifs», l’homme est partie intégrante du cycle naturel de mort et résurrection. Pour nos devanciers, dialecticiens spontanés, la vie et la mort formaient un couple inséparable, indispensables l’une à l’autre. Sans la mort de la plante pas de nouvelle plante. Sans la mort de l’animal pas de vie de l’homme. Mais il fallait aussi porter du respect aux animaux (et donc aux hommes) morts. Le culte des morts est certainement la plus ancienne des croyances religieuses des hommes. Ce culte avait pour but de contenter les morts afin que ceux-ci ne reviennent pas hanter et tourmenter les vivants.
A ces époques reculées, les hommes étaient persuadés que les morts, à l’instar d’un dieu, interféraient en permanence dans la vie des vivants, dans toutes les affaires humaines, notamment par la manifestation d’un fantôme ou d’un rêve.
Dans ces anciens temps, les hommes avaient conscience, en rêvant, en pensant, en réfléchissant, qu’il n’existait pas seulement leur conscience, mais aussi autre chose : l’inconscient qui fait rêver, qui fait imaginer, qui fait inventer, qui fait créer. Ils n’opposaient pas l’âme et le corps, mais les mêlaient sans cesse. Par contre, la mort était, selon eux, le moment où l’âme quitte un corps pour en trouver un autre. Et l’âme pouvait être captée par des bons ou des mauvais esprits. Les âmes captées par les diables se retournaient contre les vivants. Il était donc indispensable de s’assurer que les âmes suivent le bon chemin après leur mort. Pour ce faire, il fallait bien respecter tous les actes d’après la mort.
Les esprits des morts étaient alors censés hanter les vivants jusqu’à ce que leur demande soit satisfaite, les méchants punis, leur corps enseveli ou leur vengeance réalisée. Les morts en question ne sont pas nécessairement des parents, des ancêtres, mais l’ensemble des morts.
Pour les anciens, le paradis n’est pas là pour donner un avenir rassurant aux vivants, mais pour assurer que les morts seront logés confortablement et ne souhaiteront pas revenir tourmenter les vivants (les religions monothéistes l’ont transformé ensuite en promesse d’un Eden céleste de farniente éternel sans risque de retour sur terre ni risque d’expulsion pour inaptitude interstellaire ou encore pour fraude religieuse).
Pareillement, les offrandes aux morts étaient destinées à leur prouver l’amour porté par les vivants (remplacé plus tard par les monothéismes par l’amour de Dieu) et éviter aux morts de sévir contre les vivants. Grâce à ces offrandes permanentes octroyées aux morts, ceux-ci veillaient en retour par leur miséricorde à la tranquillité des vivants. De même, la pratique de l’ensevelissement des morts s’explique par le besoin de s’isoler des morts, afin de les empêcher de revenir. Parmi la plus grande crainte concernant le mort, il faut citer la peur de voir le mort pactiser avec le démon, menaçant ainsi les vivants.
Les croyances relatives aux revenants abondaient dans les cultures tant occidentales qu’orientales. Ce sont des figures fantastiques de morts qui viennent hanter les vivants. Généralement, ils se manifestent pour se venger ou pour réparer un tort qui leur a été fait. Dans ce dernier cas, le revenant apparaît tel qu’il était au moment de sa mort. Aussi, dans la plus part des cultures, la sépulture rituelle est essentielle pour éviter aux morts de revenir errer sur la terre et pour leur permettre de passer sereinement dans l’au-delà.
Mircea Eliade rapporte dans son Histoire des croyances et des idées religieuses : «La croyance dans la survie est confirmée par les sépultures ; autrement, on ne comprendrait pas la peine qu’on se donnait pour enterrer le corps. Cette survie pouvait être purement ‘‘spirituelle’’, c’est-à-dire conçue comme une post-existence de l’âme, croyance corroborée par l’apparition des morts dans les rêves. Mais on peut également interpréter certaines sépultures comme une précaution contre l’éventuel retour du mort ; dans ces cas, les cadavres étaient repliés et peut-être ficelés. Cette peur est attestée chez certains peuples.»
De même, dans les temps anciens, les amulettes, les petits textes de prière, les offrandes, les statues, les cierges avaient pour but d’écarter les revenants, les esprits mauvais, la réincarnation des morts. Les religions monothéistes ont modifié la peur des morts, pour l’annexer, sans chercher à la supprimer. Elle l’a transformé en crainte de la colère de Dieu.
Manipuler les morts, craindre les morts, être pris par l’esprit des morts, tout cela ne fait plus partie de notre monde moderne.
C’était pourtant un problème considéré comme réel par l’immense majorité des populations de l’ancien monde. Aujourd’hui, ces croyances et pratiques religieuses fondées sur le culte des morts sont tombées en désuétude, considérées comme des superstitions d’un autre âge.
La nécessité de se protéger, par la prière, contre les esprits des morts pour qu’ils ne viennent pas hanter nos nuits a complètement disparu des idées des hommes modernes. De nos jours, si on interroge un homme ce qu’évoquent pour lui «les revenants», il répondra : «C’est une série télé.» Les maisons hantées, les fantômes, les revenants sont très loin de nos esprits modernes, au point que l’immense majorité n’y voient que des films hollywoodiens.
En vérité, à notre époque moderne, l’esprit religieux et la majorité des religions s’étiolent, périclitent. Ne demeurent en survie que quelques religions, survivances de l’ancien monde précapitaliste agonisant. En effet, la religion chrétienne s’est depuis longtemps évaporée sous l’effet corrosif et destructif du mode de production capitaliste. Et le judaïsme, quant à lui, s’est dégradé et métamorphosé en secte politique sioniste pour assouvir ses visées impérialistes et assoir sa domination financière sur le monde. Quant à l’islam, il se débat dans un inextricable combat d’arrière-garde pour résister désespérément et vainement à l’envahissement du modèle uniformisateur tentaculaire occidental capitaliste.
Contrairement aux élucubrations fantaisistes de nombreux auteurs, on n’assiste pas au retour du refoulé religieux spectral, mais au refoulement de la religion spectacle. En effet, pour preuve, combien de gens actuellement révèrent Baal, Mardouk, Zarathustra, Zeus, Poséidon, Dionysos, Râ, Athéna, Déméter, Eleusis, En-lil, En-ki, Osiris, Varuna, Yam, Môt, Kumarbi, Agni, Eileithyia, Jupiter, Teschup, Wurusema, Rudra, Héra, Aton, Lagma, etc. Et nous ne citons ici que des dieux principaux de grandes civilisations et non des dieux secondaires de petits peuples. La plupart des dieux sont morts pour l’Histoire au point que nous ne connaissons ni leurs noms, ni les prières, ni la signification qu’on attachait à leur message.
Demain, quel sera le sort réservé aux religions actuelles ? Mais, plus fondamentalement, dans le monde moderne développé, c’est l’état d’esprit religieux qui se délite, se dissout. Il ne survit que dans les pays à structures socioéconomiques semi-féodales et semi-coloniales. Et surtout, à notre époque scientifique, que signifie pour l’homme moderne la croyance. Notre monde moderne technologique est tellement lié à ses propres créations humaines que le Dieu créateur a perdu beaucoup de sa force et de sa nécessité. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, a dit le grand philosophe Héraclite, pour qui tout est mouvement et changement perpétuel. Aussi, demain, nos enfants ne se baigneront pas dans la même atmosphère intellectuelle, mentale et culturelle que nous. Ainsi va le monde. Ainsi va la vie. Tout s’écoule. Tout s’écroule. Sous l’effet corrosif du développement incessant de l’Histoire. Nos idées modernes de notre époque deviendront les vestiges du passé, demain.
«Pour dire encore un mot du fait d’enseigner comment le monde doit être, la philosophie au reste vient toujours trop tard pour cela. En tant que pensée du monde, elle n’apparaît qu’à l’époque où la réalité effective a achevé son processus de formation et en a fini avec lui. Ce qu’enseigne le concept, l’histoire le montre aussi nécessairement, à savoir que c’est seulement dans la maturité de la réalité effective que l’idéal apparaît en face du réel, et qu’il conçoit pour lui-même le même monde, dans sa substance, et l’édifie dans la figure d’un royaume intellectuel. Quand la philosophie peint son gris sur gris, c’est qu’une figure de la vie est devenue vieille, et on ne peut la rajeunir avec du gris sur gris, mais on peut seulement la connaître ; la chouette de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée du crépuscule.»(1) Hegel, Principes de la philosophie du droit.
M. K.
(1) Définition de la célèbre expression la chouette de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée du crépuscule. Minerve, déesse grecque de la sagesse et de la science, était toujours représentée avec une chouette. On explique que le jour représente le monde de l’action, des activités humaines ordinaires, la nuit, le temps de la réflexion. La philosophie se ferait donc en marge de l’action ordinaire et échapperait aux préoccupations quotidiennes et utilitaires. Elle serait un moment d’interrogation sur la signification profonde des évènements et demande du calme et une attitude réfléchie. Le crépuscule où la chouette de la philosophie prend son vol serait le moment où l’esprit prend conscience de ses propres insuffisances et entame un mouvement de réflexion sur lui-même dans une grande activité des sciences et de la philosophie, révélant ainsi la contradiction entre le monde tel qu’il est et un principe supérieur qui cherche à devenir réalité
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