Peau basanée, masque néocolonial (2)
De la mémoire
Souvenons-nous(1). En décembre 2017, le président Macron, dans un bain de foule à Alger, répondit à un jeune qui l’interpella sur le passé colonial : «Mais vous n’avez jamais connu la colonisation ! Qu’est-ce que vous venez m’embrouiller avec ça ?» Que dit K. Daoud dans son article ? «Aujourd’hui, la France d’Emmanuel Macron − un président qui, comme moi, n’a pas connu cette guerre» ; et, ailleurs, le même Daoud dénonce le fait de «ressasser sa mémoire coloniale». Notons les verbes : Macron «embrouiller», Daoud «ressasser», et leur signification sémantique concernant l’une des guerres de libération les plus importantes du siècle passé.
Si l’on comprend bien la «logique» de Macron et de Daoud, une personne qui n’a pas connu une guerre ne devrait pas s’en sentir concerné, parce que ce conflit appartient au passé (ou, pourquoi pas, au présent). Cependant, la richesse de la France dans laquelle vit Macron n’est-elle pas aussi, en partie, le résultat des entreprises coloniales de son pays ? Et la situation de Daoud, comme journaliste et écrivain non colonisé, n’est-elle pas, elle aussi et en partie, la conséquence d’une guerre de libération nationale ?
Le même Président français déclara : «Votre génération doit regarder l’avenir.» Et que dit K. Daoud dans son article ? «Il est aussi nécessaire aux décolonisés de dépasser le passé et assumer leur présent avec sincérité.» On estimera que K. Daoud a la «liberté individuelle» de refléter la vision du Président français. Soit ! Mais que penser de cette coïncidence d’identité de vue, au point de quasi paraphraser les déclarations du Président français ? S’étonnerait-on, alors, du fait que lors de sa visite à Alger, ce même Président invita à déjeuner, à Alger, entre autres «personnalités» de l’«opposition», Kamel Daoud ? Et devinez quelle photo accompagne l’article de K. Daoud dans le NYT ? Une splendide photo du Président Macron, tout sourire, tendant amicalement la main à des Algériens, eux aussi tout sourire, lors de son fameux bain de foule à Alger.
Venons-en à la reconnaissance de ce Président au sujet de l’assassinat de Maurice Audin par l’armée française. Concernant ce dernier, K. Daoud écrit aux lecteurs étatsuniens : «Maurice Audin, un jeune communiste français.» Est-ce la vérité ? La voici : plus exactement, Maurice Audin, bien que de souche française, ne fut pas membre du Parti communiste français, mais algérien, et c’est en tant que militant de cette organisation qu’il a combattu l’armée coloniale française. Encore une fois, le vocabulaire de K. Daoud est le reflet direct de celui de l’oligarchie française ; c’est elle qui parle de «communiste français», occultant l’algérianité assumée par Maurice Audin.
A ce sujet, notons cette coïncidence. K. Daoud note, justement : «Les islamistes salafistes ou les islamistes sans mandat politique direct insistent plutôt sur le fait qu’Audin était communiste et athée.» Ainsi est occultée l’algérianité de Maurice Audin. Quel est, alors, le vocabulaire de Daoud ? Il présente Audin comme «Français», reflétant ainsi le vocabulaire de l’oligarchie française. Il est vrai que plus loin, K. Daoud émet cette réserve : «Français ou non.» Pourquoi pas : «Français ou Algérien» ? Ce genre d’expression n’est-il pas, de la part de Daoud, identique à celui des salafistes qui nient l’algérianité d’Audin ?
Revenons au président Macron. K. Daoud parle de «son miracle de self-made-man politique». Une personne soucieuse de vérité, encore plus si elle est journaliste, trouvera autre chose. Ceci : «La subite apparition d’un nouveau parti politique, En Marche !, sur la scène électorale française, et la candidature de son président, Emmanuel Macron, à la présidence de la République ne doivent rien au hasard. Les partisans de l’alliance entre la classe dirigeante française et les Etats-Unis n’en sont pas à leur coup d’essai.»(2) Quant à la mémoire de tous les méfaits commis par le colonialisme non seulement en Algérie mais sur la planète, à propos de la reconnaissance par le président Macron non pas de ces crimes contre l’humanité, mais uniquement de la torture puis l’assassinat du combattant algérien pour l’indépendance Maurice Audin, K. Daoud écrit : «J’avais du mal à trouver des mots sincères. Je voulais saluer le courage de la déclaration mais sans pour autant m’enfermer dans le rôle du décolonisé qui ne fait que ressasser sa mémoire coloniale et attendre des excuses(3). Je voulais à la fois honorer le passé et affirmer ma liberté vis-à-vis de lui.»
De quelle liberté s’agit-il ? Celle de ne voir dans le passé que des faux combattants de guerre «risibles», imposteurs et profiteurs ?
Elargissons l’examen. Quand l’exigence de reconnaissance (n’allons pas jusqu’aux excuses) est exprimée par les peuples autochtones d’Amérique en ce qui concerne le génocide de leurs ancêtres, par les peuples d’Afrique en ce qui concerne leur esclavage dans les plantations américaines, par le peuple chinois en ce qui concerne les méfaits de l’armée impériale fasciste japonaise notamment dans la ville de Nankin, par le peuple japonais en ce qui concerne les deux bombardements atomiques sur des villes (non militaires), les peuples colonisés en ce qui concerne ce que les envahisseurs leur ont fait subi,… ce genre d’exigence, est-ce donc uniquement «ressasser sa mémoire» ? Parler ainsi n’est-ce pas là le discours de toutes les oligarchies ayant commis des crimes contre l’humanité et refusant jusqu’à aujourd’hui de les admettre ?
A une seule exception − il faut le noter − du crime contre l’humanité que fut la «solution finale» nazie contre les juifs ; ce crime a été non seulement reconnu par l’État allemand succédant au nazisme, mais des dédommagements financiers furent concédés aux descendants des victimes ; plus encore, une majorité des oligarchies européennes vont jusqu’à justifier les crimes de l’armée israélienne contre le peuple palestinien par le fait que le peuple juif fut victime d’un holocauste. Encore une fois, est-il juste que le peuple dit «juif» soit l’unique peuple à mériter reconnaissance, compensations financières et justification des crimes d’Israël ? Qui en a décidé ainsi ? Et dans quel but ?
Précisons cependant qu’en 2001, le Parlement français a reconnu officiellement que l’esclavage et la traite des Africains étaient un «crime contre l’humanité» et a consacré le 10 mai à leur souvenir. En 2007, pour la première fois, l’Etat US de Virginie a admis sa responsabilité et a demandé les excuses pour l’esclavage des Africains et pour «l’exploitation des natifs Américains». Et le colonialisme planétaire, quand sera-t-il reconnu, sans parler non pas d’excuses mais d’indemnisations pour les destructions humaines, matérielles et culturelles conséquentes ? S’agit-il là seulement de «ressasser la mémoire» ? Toute réconciliation, que ce soit entre individus ou entre peuples, ne nécessite-t-elle pas au moins la reconnaissance des torts commis, pour ne pas parler d’excuses et de dédommagements matériels ? Quand le poète martiniquais Aimé Césaire écrit : «Combien de sang dans ma mémoire», est-ce qu’il «ressasse» ?
Destinataires
Quand le NYT publie un article de K. Daoud, à qui s’adresse-t-il principalement ? Aux lecteurs des Etats-Unis (dans la version anglaise). En leur présentant une «guerre d’Algérie» (et non une guerre de libération nationale anticoloniale) «risible», dominée par des imposteurs et profiteurs favorisés par un «régime», quel est le but poursuivi par ce journal ? Sachant que son éditeur en chef n’est pas un amateur, mais sait ce qu’il fait, que ce journal est la propriété de membres de l’oligarchie impérialiste étatsunienne et qu’il a, par conséquent, toujours défendu leurs guerres d’agression, quelle conclusion s’impose ?
Un tableau si méprisable de la Guerre de Libération nationale algérienne, en outre fourni par une personne présentée comme écrivain non pas américain, mais algérien et vivant en Algérie, ce genre de tableau ne prépare-t-il pas les lecteurs du NYT à justifier une éventuelle guerre de l’armée étatsunienne pour offrir à l’Algérie − selon les dires de K. Daoud dans l’article concernant ses «engagements» − les «libertés individuelles», combattre un «régime incapable de transition» et la «montée de l’islamisme» avec les résultat déjà constatés en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie ? Et demain en Algérie, parce que ce dernier pays, malgré ses tares, n’a pas consenti à s’abaisser au misérable rôle de marionnette de l’hégémonie impériale ?
Toute guerre d’agression se prépare par des mots dans des organes dit d’information. Et faut-il rappeler aussi, que ces mots sont plus efficaces si ce ne sont pas les agresseurs qui les prononcent, mais des membres du peuple à agresser, vivant en son sein ? Autrement, pourquoi, l’article de K. Daoud, tel que publié dans le NYT, commence par «Oran, Algérie» ?
Culpabilité ou dette de reconnaissance ?
Daoud écrit : «On me faisait sentir coupable de n’être pas né plus tôt pour pouvoir faire la guerre.» Quelle est l’identité précise de ce «on» ? La propagande étatique officielle ? Et comment expliquer la contradiction suivante : d’une part, K. Daoud affirme n’avoir connu de cette guerre que des aspects risibles, de vantards et profiteurs ; cependant, d’autre part, il s’est trouvé des «on» qui lui reprochaient de n’avoir pas participé à cette farce honteuse.… Peut-on culpabiliser une personne pour n’avoir pas été membre d’une imposture ?
Autre considération. Dans son excellent témoignage Se questo è un uomo, Primo Levi, qui fut interné en camp de concentration, parla d’un sentiment étrange de culpabilité : celui d’avoir survécu à ses compagnons d’infortune. Primo Levi n’eut pas besoin de «on» pour le culpabiliser. La noblesse de sa conscience humaine, basée sur la solidarité avec les victimes, lui a suffi pour éprouver ce sentiment de culpabilité. Le porta-t-elle finalement au suicide ? Seul lui le savait.
Dette
En ce qui me concerne, personne ne m’a fait «sentir coupable» de n’avoir pas participé à la Guerre de libération nationale. Bien qu’enfant, j’ai cependant participé aux manifestations populaires patriotiques. Et j’ai regretté, sans avoir subi nulle pression, de ne pas être monté au maquis. Nous fûmes quelques-uns, au lycée, à le proposer. Un dirigeant de la lutte vint nous dire : «Merci pour votre dévouement. Mais l’indépendance arrivera bientôt. Vous serez plus précieux au pays en lui fournissant par la suite vos connaissances.» Aussi, je n’ai éprouvé aucun sentiment de culpabilité, et je n’ai jamais connu des «on» qui me reprochèrent ce comportement. Par contre, j’ai eu et je conserverai jusqu’à ma mort un sentiment de dette envers les compatriotes qui avaient sacrifié leur vie afin que je puisse être affranchi de ma condition de colonisé. Et je me considérerais un ingrat si je ne transmets pas ce sentiment de dette à mes enfants et aux autres enfants(4). Et cette dette ne s’arrête pas aux combattants de la Guerre de Libération nationale algérienne ; elle remonte aux premiers êtres humains qui, sur cette planète, ont combattu pour leur dignité, leur liberté et leur solidarité, en nous transmettant la mémoire de leurs luttes pour continuer à réaliser ce qui est le plus noble idéal de l’humanité. Ce devoir de dette ne se manifeste-t-il pas symboliquement chez tous les peuples du monde, par la commémoration annuelle de leur libération d’une domination étrangère, ou d’une domination oligarchique, comme la fête internationale des travailleurs, le 1er mai ?
Daoud écrit encore : «Reconnaître le crime [concernant Maurice Audin] c’est donc, pour le gouvernement français, enrayer le geste de ceux qui voudraient lancer ce passé [colonial] comme un cocktail Molotov dans le présent.» Ainsi, reconnaître le passé colonial ne serait rien d’autre ? Ce langage n’est-il pas celui des membres de l’oligarchie coloniale et néocoloniale ? Comparaison n’est pas raison, dit-on.
Mais, à ce sujet, me vient en mémoire un fait. Voici quelques jours, une municipalité de Los Angeles a décidé de déboulonner une statue de Christophe Colomb, désormais considéré comme une personne ayant commis des crimes contre l’humanité envers les populations autochtones d’Amérique. Il s’est trouvé quelques journalistes espagnols pour protester contre ce qu’ils considéraient comme inacceptable. Il est vrai que ce colonisateur a considérablement enrichi l’oligarchie espagnole de l’époque et que, d’une certaine manière, cette richesse continue à profiter à ces «journalistes» espagnols contemporains. Par contre, des représentants d’Amérindiens ont applaudi à ce qu’ils estiment être enfin un acte de reconnaissance de crime contre leurs ancêtres.
Ce fait permet de répondre à la question que K. Daoud se contente de poser : «Mais pour moi, pour nous ? Que doit faire le décolonisé quand il obtient les excuses de l’ex-colonisateur ?» Mais il serait, enfin, décolonisé dans le domaine historique, parce qu’il verrait, enfin, les descendants de ses colonisateurs renier l’image qu’ils s’étaient confectionnée du colonisé : un «barbare» et un «fainéant» tout juste à coloniser, pour le «civiliser» et, pour cela, tenter de l’exterminer par des massacres collectifs et, en cas de résistance, comme en Algérie, le réduire à une masse d’«Arabes» et de «Kabyles» expropriés de leurs terres et condamnés à «suer du burnous» pour leurs «bienfaiteurs» coloniaux.
Daoud conclut : «Audin est enfin reconnu comme victime de torture et sa mort comme un crime. Très bien. Mais s’il est nécessaire pour le colonisateur de sortir de la mémoire coloniale avec honneur, il est aussi nécessaire aux décolonisés de dépasser le passé, et assumer leur présent, avec sincérité.» Les déclarations du président Macron, concernant Maurice Audin et le colonialisme en Algérie, suffisent-elles pour parler d’«honneur» à leur propos ? Le reste serait donc insignifiant ? C’est-à-dire la destruction d’une société dans ses structures matérielles et culturelles, la tentative de lui appliquer la «solution indienne», c’est-à-dire l’éliminer pour la remplacer par des colons français, sans parler des méfaits commis par l’armée française durant la Guerre de libération nationale algérienne.
Quant aux décolonisés, «dépasser leur passé» consiste-il à le présenter comme une guerre uniquement finie en objet de «rire» et de «rente», sans rien d’autre ? Et «assumer leur présent, avec sincérité» consiste-t-il uniquement à évoquer les «libertés individuelles», le «régime incapable de transition» et la «montée de l’islamisme» ? Sont-elles donc insignifiantes, la domination-exploitation du peuple algérien par l’oligarchie régnante ? Et la menace de plus en plus pressante de l’alliance des oligarchies impérialiste US-britanique-française-israélienne pour réduire l’Algérie à ce qu’elle a fait des autres pays du Moyen-Orient (sans oublier le Maroc), à l’exception de la Syrie de l’Iran et du Yémen ?
(A suivre)
K. N.
(1) Pour ce thème, un ample développement se trouve dans mon essai «La guerre, pourquoi ? La paix, comment ?…»: Prémisse ou droit de pensée et devoir de mémoire, Partie II. Mémoire, librement accessible ici.
(2) Voir les détails dans : De la Fondation Saint-Simon à Emmanuel Macron, par Thierry Meyssan. http://www.voltairenet.org/article196012.html
(3) Le titre de l’article de K. Daoud, dans sa version anglaise sur le NYT est : «What to Do When Your Colonizer Apologizes».
(4) J’en parle dans mon prochain roman Grande-Terre, Tour A. J’ai également, évoqué ce thème dans certaines de mes contributions précédentes parues dans la presse.
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