Qui a dit que la lutte des classes est révolue et que la question sociale a été résolue ?
Par Khider Mesloub – Au lendemain de l’effondrement du Mur de Berlin, de l’écroulement du glacis soviétique, le monde vainqueur capitaliste occidental nous promettait le début d’une ère nouvelle emplie de paix et de prospérité. En fait de paix, le monde a aussitôt été ravitaillé par de prospères phases de guerres sanglantes et exterminatrices. D’abord en Irak, ensuite en Yougoslavie, puis au Rwanda, puis dans toute la planète, notamment par l’explosion du terrorisme structurel.
Quant à la prospérité économique universelle tant promise, elle ressemble à l’Arlésienne : tous les économistes et politiciens en parlent mais le peuple attend toujours de faire sa connaissance, de la fréquenter, d’en faire son intime. Elle s’est toujours dérobée à son attente, à ses suffrages courtoisement convoités mais irrévérencieusement trahis.
Parallèlement à l’ensevelissement du monde soviétique, l’univers bourgeois mondial a procédé joyeusement à l’enterrement de la lutte des classes, cette anomalie sociale générée par la maladive société stalinienne russe. L’humanité était déclarée enfin guérie de cette pathologie sociale. L’humanité était enfin réunie dans une symbiotique fraternité d’où les conflits sociaux seraient désormais bannis. C’était, communiait-on en chœur, la Fin de l’Histoire. Le début de l’ère indépassable de l’horizon du capitalisme triomphant.
La lutte des classes était considérée comme ringarde. Désuète. Espèce de lutte en voie de disparition. Bien évidemment, ce n’était que le rêve fugace et superstitieux des classes dominantes.
Au cours de cette période de libéralisme débridé, la classe laborieuse était totalement écrasée par la domination sans vergogne de la classe capitaliste, arrogante, mondiale triomphante. Etranglée par la corde du chômage enserrée constamment autour de son cou pour mieux la ligoter et la soumettre, la classe laborieuse a dû subir dans le silence le diktat du capital, avec la complicité criminelle des syndicats, ces suppôts du patronat.
Dans de nombreux pays, plusieurs décennies durant, le peuple opprimé s’est résigné à endurer les attaques contre ses conditions d’existence, à subir les plans de licenciement, les fermetures d’entreprises, la baisse de son pouvoir d’achat, la dégradation générale des services publics. Aujourd’hui, le mouvement des Gilets jaunes vient démentir les mensonges éhontés sur la mort de la lutte des classes. Ce mouvement s’apparente à un sursaut de recouvrement de la dignité de la classe laborieuse longtemps piétinée, à un rejet catégorique de la perpétuation de sa condition sociale misérable. Comme je l’ai indiqué dans mon premier texte consacré au mouvement des Gilets jaunes, la taxe sur le carburant n’aura été que «la goutte d’essence qui a mis en branle le moteur de la révolte sociale en France».
De fait, l’instauration de la taxe sur le carburant a constitué l’élément déclencheur du mouvement des Gilets jaunes. Sa singularité, il la tire de sa spontanéité. En effet, le mouvement s’est ébranlé de manière inorganisée, imprévue, par-delà les appareils traditionnels d’encadrement politique et syndical.
Le rejet de ces instances institutionnelles officielles inféodées au pouvoir, soumises au capital, demeure la pierre angulaire de ce mouvement original en rupture avec les modes de luttes habituelles. Sa caractéristique remarquable est sa méfiance viscérale à l’encontre de tous les représentants des organisations politiques et syndicales officielles, ces mandarins enfermés dans leur tour d’ivoire bourgeoise, hissée au-dessus du territoire familier du peuple.
Plus significativement, au cours de leurs luttes, grâce à l’occupation des ronds-points, les membres du mouvement ont découvert de nouveaux rapports de solidarité, ont su tisser de véritables liens de fraternité fondés sur la souffrance sociale commune, l’appartenance sociale misérable identique. Sur la même aspiration humaine de changer leur vie, le monde. Sur la même volonté d’instaurer une «démocratie authentique, directe», appuyée sur des représentants élus et révocables en tout temps – des représentants qui ne soient que des porte-parole et non des délégués accrédités ou habilités à voter. Sur l’impérieuse urgence de transformer le système économique, d’abolir les inégalités sociales, et donc la superstructure sociale capitaliste faussement démocratique.
Au demeurant, par la diversité de ses membres, composés de catégories socioprofessionnelles hétérogènes, ce mouvement manifeste également sa spécificité. Il n’en demeure pas moins que ce mouvement est composé majoritairement de «travailleurs pauvres», animés par la même «haine des riches», de l’élite.
Pareillement, politiquement, ce mouvement exprime une tendance singulière. Quoiqu’en rupture avec les catégories de pensée classiques gauche-droite, ce mouvement semble réunir une palette hétéroclite d’obédiences politiques exprimées de façon diffuse, confuse.
Quoi qu’il en soit, en dépit de la violence des «casseurs» utilisés et instrumentalisés par le pouvoir, la popularité du mouvement demeure intacte. Selon les récents sondages, près des deux-tiers de la population soutiennent les Gilets jaunes. Et plus de 55% sont favorables à la poursuite de la lutte du mouvement, en dépit des débordements des manifestations. Comme tout mouvement de lutte, la violence accompagne souvent la révolte sociale.
Pour avoir su relever la tête, pour avoir remis le rêve à l’ordre du jour, le mouvement des Gilets jaunes a impulsé un souffle salvateur à la vie sociale et politique, aussi bien en France que dans d’autres pays, enflammés par l’Aube du Grand Soir, le Crépuscule du petit jour du capital.
De toute évidence, ce mouvement original imprévu bouscule les schémas habituels d’analyse des luttes, invite à revoir certains paradigmes. Ouvre des perspectives de combats internationaux. Bouleverse les interprétations traditionnelles sur les mouvements sociaux pollués par le prisme du stalinisme et du gauchisme.
La lutte des classes ne serpente plus les minuscules cours sinueux balisés par le capital. Elle est sortie de son lit pour sillonner librement les voies fluviales torrentielles de la lutte sociale, spontanée, déchaînée. Aucune digue politique traditionnelle ne peut contenir sa force tempétueuse. Portée par une nouvelle génération de travailleurs pauvres tumultueux, la lutte des classes va submerger l’ancien monde. Le nouveau peuple travailleur s’apprête à engloutir définitivement le capital déjà en plein naufrage.
Aujourd’hui, la révolution ne sera pas l’œuvre des seuls «prolétaires» mais également de l’ensemble des salariés et des catégories sociales non exploiteuses. La transformation sociale révolutionnaire ne triomphera que par la participation de la majorité laborieuse du peuple.
Cela fait presque deux mois que le mouvement des Gilets jaunes est en lutte. Dans la majorité des entreprises françaises, quasiment aucun tract syndical n’a été rédigé en soutien à ce mouvement. Est-ce par oubli, par erreur ou pénurie de papier ? Comment expliquer ce black-out ?
M. K.
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