Algérie : de la démocratie autoritaire à l’autoritarisme démocratique
Par Dr Arab Kennouche – Les dernières manifestations populaires dénonçant l’idée même d’un cinquième mandat sont révélatrices d’une problématique de l’Etat algérien qui dépasse amplement la reconduction ou non du président en exercice, Abdelaziz Bouteflika. En effet, à se focaliser trop sur le mandat du Président, on oublie l’essentiel de la question qui se pose en termes de crise de l’Etat, de l’organisation générale de son système, ou de crise de régime, celui à proprement parler de la façon dont Abdelaziz Bouteflika a conduit les affaires du pays.
L’imbrication des deux concepts devient épineuse du moment que l’expérience de l’Etat en Algérie dut également intégrer dans sa compréhension le facteur de la lutte contre l’ancienne puissance coloniale, comme objectif final et inhérent à l’idée même d’un Etat algérien indépendant, avec comme conséquence un rôle politique prépondérant de l’ANP. Aussi, cet éclairage fondamental trouve encore des reflets notoires dans le discours politique des élites actuelles à travers le souhait de l’émergence d’une seconde République algérienne, voire d’une seconde «indépendance» (dixit Ali Ghediri, par exemple).
En effet, on subdivise généralement les systèmes en deux catégories majeures, monarchiques au sens large, c’est-à-dire avec la concentration des pouvoirs en une seule personne souveraine, roi ou dictateur, et les systèmes démocratiques par lesquels l’Etat est foncièrement démocratique, les institutions émanant du peuple et non plus d’une personne et ayant une constitution démocratique au sens moderne, libéral et non totalitaire. Au deuxième niveau d’analyse, le régime politique définit le mode sur lequel le jeu des institutions apparaît dans sa pratique, si bien qu’un Etat démocratique peut refléter dans ses pratiques un régime politique démocratique à proprement parler, mais également autoritaire comme c’est souvent le cas, voire dictatorial. Qu’en fut-il de l’Algérie dans son histoire récente et qu’en sera-t-il dans un proche avenir ?
Quelques rappels historiques
En 1962, l’Algérie sort d’un long processus révolutionnaire, une guerre anticoloniale pour la création d’un Etat indépendant. Les bases du système politique algérien sont établies pour l’essentiel dans une plateforme, dite Plateforme de la Soummam, avec comme axe principal un Etat démocratique. Cependant, très vite, l’idée d’une démocratie plurielle s’éteint pour des raisons ne tenant pas à des ambitions personnelles uniquement, mais à la viabilité du jeune Etat algérien encore convoité, qui devient la propriété non pas d’une personne, mais d’un parti, le FLN, qui avait octroyé au peuple algérien son indépendance. Le système Etat-FLN restait néanmoins démocratique grâce à une conception particulière de la démocratie associant le FLN au pouvoir avec le peuple souverain.
L’émanation du FLN étant celle du peuple, l’Etat se voulait démocratique. Cependant, le régime politique fut autoritaire, car n’autorisant pas l’émergence d’autres partis politiques autres que ceux ayant une légitimité révolutionnaire. Boumediene fut ainsi autoritaire mais pas au point de transformer l’Algérie en dictature. Des espaces d’expression très réduits furent autorisés et une certaine libéralisation fut même acceptée sur le tard, avec le vote d’une nouvelle Constitution en 1976 plus représentative des courants de pensée qui travaillaient la société algérienne. La critique constructive émergea également dans les Assemblées populaires. Mais il ne pouvait pas en être autrement puisque c’est le FLN même, pourtant au cœur de l’Etat-parti unique, qui drainait en son sein toutes les idéologies possibles et imaginables, depuis les marxistes, islamistes jusqu’aux libéraux, conservateurs, berbéristes ou baathistes.
Abane Ramdane, en ratissant large, voulait rassembler tous les Algériens pour la libération du pays au-delà des idéologies, ce qui fut un coup de maître au vu des courants les plus disparates. Il créa également un parti qui n’en était pas un réellement, un front charriant toutes sortes de divisions possibles à terme et fondamentalement crisogène comme à l’avènement du multipartisme en 1988.
En 2019, aujourd’hui, nous nous trouvons dans la même situation, où le système politique est bien démocratique mais dans lequel le régime présidentiel est resté autoritaire et non démocratique. En effet, cet état des choses n’est pas dû au style Bouteflika, mais à un retour d’autoritarisme qu’il faut interpréter comme une solution d’urgence et presque atavique face à l’expérience désastreuse du régime démocratique qui avait ouvert la voie de l’expression politique à tous les fanatismes et qui se solda par la décennie noire. L’Etat démocratique-autoritaire algérien – car c’est comme cela qu’il faut le nommer – craint plus que tout l’usage excessif de la démocratie en Algérie, qui avait conduit à l’instrumentalisation de ce régime par le FIS pour aller vers une théocratie totalitaire.
Doit-on pour autant continuer sur la voie de la démocratie autoritariste, au motif que la nation courrait un danger en se propulsant vers un multipartisme «débridé» comme du temps de Chadli ? Il semblerait que non, au vu des appels à un changement de régime incessants, d’autant qu’aucune tutelle paternaliste semble désormais capable de contrôler ces masses de jeunes qui voudraient enfin goûter à plus de démocratie. Mais le problème est bien définitoire : quelle définition donner à une démocratie viable en terre algérienne pour ne pas répéter les erreurs du passé ?
Le concept de deuxième République
Il est évident que le régime démocratico-autoritaire algérien est à bout de souffle, menaçant l’Etat algérien, même s’il a eu ses réussites indéniables à un moment crucial de l’envol vers l’indépendance et après celle-ci. Car derrière la question presque redondante du cinquième mandat, se profile une autre crise à terme de l’Etat algérien qui pourrait survenir après même la fin des mandats du président actuel. La question fondamentale est la suivante : faut-il sortir de l’autoritarisme FLN-ANP qui s’est bien adapté au contexte de «démocratisation» mondiale, en adoptant une Constitution libérale en 1996, tout en gardant un œil sur l’évolution libérale de la société, mais dont on en voit les limites actuellement, et adopter un véritable régime démocratique qui crée une véritable alternance au pouvoir et élargit le champ de l’expression des libertés ?
Le problème n’est pas à négliger, surtout dans un tel contexte où l’autoritarisme démocratique du FLN-Bouteflika connaît quelques difficultés à justifier de ses actions politiques envers de larges segments de la population – les chefs du FLN ont eu très mauvaise presse ces vingt dernières années – qui voudraient, eux, sortir une bonne fois pour toutes de leurs carcans paternalistes. De facto, l’Algérie doit désormais réfléchir à un nouveau régime politique, où les partis auraient muté vers plus de transparence et d’assise populaire, dans le cadre d’un véritable Etat de droit mettant fin à l’arbitraire et à l’impunité. En d’autres termes, sortir définitivement de l’autoritarisme.
A. K.
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