Contribution du Dr Arab Kennouche – Comment Bouteflika a joué avec le feu
Par Dr Arab Kennouche – La tournure des événements post-déclaration du cinquième mandat ne semblait pas donner du crédit à la fameuse thèse de la continuité stabilisatrice telle que revendiquée par l’administration présidentielle et son alliance politique qui gouvernait à l’APN. On pouvait même tabler, sans trop se risquer, sur une détérioration progressive de l’équilibre social et politique en Algérie si le pouvoir ne changeait pas de trajectoire après les innombrables erreurs d’appréciation de l’impact qu’un tel projet insensé aurait eu, en reconduisant un homme usé et fini à la tête du pays.
En effet, il était évident que la réaction vive du peuple avait été mal appréciée par les décideurs habitués à la rengaine d’un peuple «docile». Les vieilles recettes d’antan, des années de prospérité économique, ne semblaient plus fonctionner : on ne pouvait plus acheter la vindicte populaire au moment où justement l’économie était crispée et où l’Algérie, bien que stable, n’offrait plus l’image d’un pays effervescent économiquement comme il y a dix ans. Surtout, le pouvoir avait mal apprécié cette soif de retour à un ordre institutionnel légitime que le peuple réclame, ce besoin de régulation par le droit, de changement dans l’ordre vers un Etat véritablement républicain par lequel la corruption cesserait, autant que le non-droit.
Le pouvoir avait misé une fois de plus sur une frange de la population, celle qui est sortie du traumatisme de la décennie noire et que n’a pas connue la nouvelle jeunesse algérienne. Ajouté à cela l’Algérie profonde et paysanne qui connaît Bouteflika à travers Boumediene et le populisme des années 1970, et nous avions un électorat de Bouteflika qui tenait sur une infime partie du territoire national, avec en sus un facteur régionaliste assez marqué. Ce qui marchait il y a 20 années ne fonctionnait plus et le Président démissionnaire jouait bel et bien avec le feu, en feignant de ne pas voir une réalité sociale sur laquelle il n’avait plus prise et qui compte des millions d’Algériens jeunes et moins jeunes.
Erreur monumentale d’appréciation donc en négligeant le besoin de démocratie d’une jeunesse nourrie aux réseaux sociaux, à la communication tous azimuts et pas forcément objet de grandes campagnes de manipulation comme on se précipite trop souvent à expliquer. La jeunesse algérienne d’aujourd’hui a un œil ouvert sur le monde. On ne peut lui vendre aussi aisément l’effigie d’hommes appartenant à un siècle passé et présentés comme des messies pour elle. Cela fonctionne bien pour une frange de la population, indéniablement, et des milliers d’Algériens continuent à croire à la «baraka» de l’homme providentiel.
Mais, en 2019, l’Algérie est un autre pays, mondialisé, universalisé, civilisé. Partout les peuples vibrent et ne se soumettent pas aussi facilement. Les peuples vibrent et sont des forces politiques qui parlent, s’expriment et ont des requêtes, des exigences. Rien de tout cela n’a été pris en compte par les décideurs qui n’ont rien trouvé d’autre comme solution que de vouloir reconduire un homme lessivé par 50 ans de carrière. Si l’on ajoute à cela la reconduction du personnel politique actuel, on se rend compte de la gravité de la situation où un peuple exaspéré est nargué par un pouvoir inconscient ou alors qui aime jouer avec le feu.
Or, il est impensable de vouloir créer une Algérie stable avec autant de provocations intellectuelles, morales, politiques.
Il existe pourtant des impondérables que tout politicien algérien doit respecter afin de garantir la stabilité future de l’Algérie : ces principes sont incontournables, indiscutables, au risque de replonger l’Algérie dans la crise. Or, ce sont ces principes mêmes que le pouvoir a piétinés allègrement au point où l’Algérie s’est divisée chaque jour plus.
Le pouvoir politique, hier comme aujourd’hui, doit accepter le principe de la supériorité du droit, de la primauté des institutions sur les hommes et de toute autre considération personnelle, du type régionaliste, formellement interdite par la Constitution. Il faut mettre fin à l’autoritarisme, qu’il soit mythologisé ou militaire, ou bien même combiné comme dans l’Algérie d’aujourd’hui.
L’Algérie doit renouer avec le peuple et les partis politiques qui agissent dans un cadre légal et constitutionnel. En proposant une conférence nationale inclusive postélectorale, c’est-à-dire après que le Président est réélu, le clan présidentiel a commis une erreur fondamentale puisque ce faisant, il a jeté le peuple directement dans la rue. Celui-ci, sentant encore la supercherie ou la fausse main tendue, n’a pas été considéré comme le socle et le seul souverain dans la mise en place des institutions. Bouteflika ne pouvait pas s’en sortir dans le climat et le contexte social actuel, en tentant une énième fois d’amadouer une jeunesse rompue aux manipulations médiatiques. Il s’est trompé foncièrement en croyant à une mystification nouvelle à l’encontre des masses algériennes urbanisées et largement politisées grâce à l’internet.
L’Algérie profonde de la zorna et des youyous recule chaque année au point où aujourd’hui, en 2019, cette force féconde tend à disparaître au profit d’une jeunesse cultivée, alphabétisée, démocratisée. Encore une fois, le temps de Bouteflika et la pratique politique de ses hommes étaient en porte-à-faux flagrant avec une jeunesse innombrable qui vibre sur d’autres fréquences, et certainement pas uniquement islamistes comme le prétend le pouvoir. Bouteflika – et c’est le point essentiel – devait accepter que son terme était échu, que c’était la fin. Or, il cherchait absolument à se pérenniser au lieu d’organiser une vraie transition.
Le quatrième mandat aurait dû servir à une transition en bonne et due forme. Mais toutes les démarches rendues publiques en vue d’une ouverture politique sont apparues comme de véritables écrans de fumée pour gagner du temps et faire passer d’amères pilules. Sauf qu’à ce jeu le clan présidentiel, aveuglé par ses choix tragicomiques, allait se retrouver à devoir gérer non plus, cette fois-ci, une opposition partisane mais une faille profonde dans l’Algérie de 2019 qui pouvait conduire à tous les destins funestes.
A. K.
Comment (10)