Albert Cossery : éloge de la dérision (4e partie et fin)
Par Mesloub Khider – Par leur seule foi optimiste, les personnages de Cossery vivent dans le bonheur. Ils sont naturellement heureux, même dans l’extrême dénuement. Pour ces personnages, n’est digne d’estime et de considération que la personne modeste et humble, simplement habitée par une joie jamais éteinte.
Pour Cossery, la joie est la meilleure arme contre les pouvoirs dominants, l’ordre établi. «Procurer (une) parcelle de joie à un homme − ne fût-ce que l’espace de quelques heures − paraissait plus efficient que toute les vaines tentatives des réformateurs et des idéalistes voulant arracher à sa peine une humanité douloureuse».
La joie est cet acquis humain précieux obtenu sans lutte. Une joie qu’il ne faut absolument pas abandonner aux classes méprisables possédantes. «Détourner à son profit une parcelle de joie égarée parmi les hommes (…) Avec cette éthique simple (…) l’on parvient à être parfaitement heureux et, de plus, n’importe où.»
La joie cultivée, rageusement exhibée, est inséparable de la paix intérieure. La joie est l’étendard de l’âme apaisée. Au reste, pour Cossery l’ataraxie, cette absence de trouble intérieur, constitue la composante primordiale de l’être humain. Dans la quête du bonheur, il s’agit de découvrir la paix, même au fond de l’extrême dénuement. Entre le progrès prêché par les thuriféraires du capital et la paix individuelle, Cossery nous invite à choisir la seconde option.
L’indifférence au malheur est la première règle morale. Il s’agit d’atteindre un état intérieur de détachement, d’abandon de soi, qu’aucune infortune ne pourra entamer, altérer l’intégrité de l’harmonie personnelle. «Il allait souffrir, il le savait, et il s’apprêta calmement à cette souffrance.» La résignation devant le malheur n’est pas symptomatique d’une déchéance devant le destin. Une forme de fatalité. Car dans le malheur, le pauvre nourrit toujours sa «saine confiance en la vie».
Les personnages de Cossery possèdent au plus haut degré la force intérieure. «Là où il n’y avait rien, la tempête se déchaînait en vain. L’invulnérabilité de Gohar était dans ce dénuement total. Il n’offrait aucune prise aux dévastations.» (Mendiants et Orgueilleux).
Pour Cossery, il faut savoir se contenter de la vie. Mais aussi, se réjouir de l’existence. Même dans le malheur, il faut conserver une vision joyeuse du monde. Ne jamais rejoindre les pleureuses professionnelles. Cultiver l’humour et la dérision est le meilleur moyen de se préserver de la poussée des orties dépressives.
Voici un passage dans lequel beaucoup d’Algériens se reconnaîtront : «Même devant le bourreau, Yéghen n’aurait pu s’empêcher d’être frivole; toute autre attitude lui eût semblé hypocrite et empreinte d’une fausse dignité. Ainsi en était-il de sa poésie; elle était le langage même du peuple parmi lequel il vivait; un langage où l’humour fleurissait malgré les pires misères.» (Mendiants et Orgueilleux)
Au terme de notre courte étude sur l’œuvre de Cossery, on peut conclure qu’elle s’attache en priorité à explorer et dénoncer avec recul et distance ce monde d’imposture. Pour combattre ce monde abject, il prône la résistance passive fondée sur la dérision et le rire, le tout porté par une attitude où la paresse se conjugue avec la sagesse. Pour Cossery, une seule chose importe : l’accomplissement de soi appuyé sur la paix intérieure. Et cette réalisation de soi ne peut par ailleurs advenir que par le détachement des biens matériels, le renoncement à la possession. Ce sacrifice des objets est le gage de la vie simple, d’une existence frugale, sur fond d’une joie et d’un optimisme immortels. «Certains atteignent la paix, la paix intérieure, la simplicité de la vie avant tout. Je réécris toujours le même livre, il n’y a que l’intrigue qui change, mais elle ne m’intéresse pas. Mon métier, c’est de regarder, je me sens responsable, alors j’écris pour dire ce que je pense de ce monde. Partout règne l’esclavage dont il faut s’affranchir. Je montre essentiellement une soif de liberté.» «Un écrivain véritable se différencie d’un romancier qui attache de l’importance aux histoires. Il ne suffit pas d’écrire pour être écrivain, l’écrivain doit exercer son sens critique, à la manière de Stendhal, affronter les problèmes cruciaux, universels.»
Qui plus est, fondée sur la fraternité, la philosophie de Cossery repose aussi sur une forme aristocratique de l’être par la fierté qu’elle nécessite, même dans l’extrême dénuement. Et aussi par la hauteur d’esprit qu’elle exige pour affronter sereinement les vicissitudes de la vie, les infortunes de l’existence.
Ouvrages d’Albert Cossery
Ecrivain «paresseux», Albert Cossery n’a publié qu’un livre tous les dix ans, dont en 1955 son chef-d’œuvre : Mendiants et Orgueilleux, adapté au cinéma par Jacques Poitrenaud (1971) et Asmaa El-Bakry (1991), ainsi qu’en bande dessinée par Golo (1991). La Violence et la dérision (1964) a obtenu le prix de la Société des gens de lettres, Les Couleurs de l’infamie (1999, le Prix Méditerranée 2000.
Son œuvre a été distinguée notamment par le Grand prix de la francophonie de l’Académie française (1990), le Grand prix littéraire de la ville d’Antibes (1995) et le Prix Poncetton de la Société des gens de lettres (2005). Ses œuvres complètes — huit livres au total, un recueil de nouvelles et sept romans — ont été publiées en 2005 par Joëlle Losfeld. Tous les romans d’Albert Cossery sont édités chez Joëlle Losfeld.
- Les Hommes oubliés de Dieu (1941). Ce premier livre de Cossery, composé de nouvelles, expose déjà les thèmes principaux de l’écrivain : la paresse, le sommeil, la dérision, la consommation du haschisch, la critique des puissants et des forces répressives. Au reste, dans cet ouvrage, un agent des forces de l’ordre symbolise la férocité et la méchanceté, celles mises au service des classes possédantes. Déjà à l’époque, Cossery a su dévoiler la malfaisance et la perversité des forces de l’ordre et de leurs patrons, les puissants. D’ailleurs, une grève est violemment réprimée.
- La Maison de la mort certaine (1944). Une maison vétuste risque de s’effondrer. Ses occupants, tous miséreux …, illettrés, veulent écrire une lettre au gouvernement. Ils sollicitent un chauffeur de tram pour rédiger la lettre. Il commence sa lettre par : «Cher gouvernement». Cependant, où adresser la lettre ? «Le gouvernement n’a pas d’adresse. Personne ne sait où il habite et personne ne l’a jamais vu.» (toute ressemblance avec une situation algérienne actuelle est fortuite). Après tout, il demeure la solution de vivre dans la rue. «Les rues sont faites pour tout le monde. Personne ne vous demandera de loyer.»
- Les Fainéants dans la vallée fertile (1948). Dans ce roman, Cossery s’est inspiré de sa propre famille rentière n’exerçant aucune activité professionnelle. La principale occupation de tous les membres de cette famille, habitant une maison cossue, est le sommeil. Un jour, le plus jeune fils annonce à sa famille son souhait de quitter la maison et de travailler. Stupeur et désarroi dans la famille : «Comment pourrions-nous ne pas être malheureux si nous savons que tu travailles ?» Dans ce livre, Cossery dénonce à sa manière l’aliénation du travail. Pour fuir le monde réel dégoulinant de cauchemars, les personnages se réfugient dans le sommeil pour vivre dans leurs rêves.
- Mendiants et Orgueilleux (1955). C’est l’histoire d’un professeur qui a décidé de devenir mendiant après avoir pris conscience qu’il enseignait des mensonges. «Comment pouvait-on mentir au sujet de la géographie. Eh bien, ils étaient parvenus à dénaturer l’harmonie du globe terrestre en y traçant des frontières tellement fantastiques qu’elles changeaient d’une année à l’autre.» C’est l’impérialisme avec ses créations de pays artificiels qui est dénoncé : c’est simple, à la naissance de Cossery, il existait moins 50 pays au monde, à sa mort, presque 200 Etats. Dans ce monde d’imposture, la vie des mendiants se limite à la consommation d’un peu de pain et de hasch. Lors de l’enquête sur une affaire de meurtre, l’officier de police chargé de l’affaire jette l’éponge et décide de démissionner de ses fonctions pour devenir également mendiant. «Il n’y avait plus en lui qu’une infinie lassitude, un immense besoin de paix, simplement de paix.»
- La Violence et la Dérision (1964). Dans ce livre, la dérision est hissée au rang d’un programme politique. En effet, pour lutter contre un dirigeant du pouvoir, plutôt que d’utiliser la violence, les séditieux jamais sérieux préfèrent user de la dérision. Pour commencer, ils décident de lancer une souscription pour lui ériger une statue. Ensuite, ils se mobilisent pour diffuser massivement des tracts à sa gloire (à méditer en cette période agitée en Algérie).
- Un Complot de saltimbanques (1975). Dans une ville, un officier de police est persuadé qu’un complot se trame dans son pays. Les soi-disant comploteurs suspects, loin d’ourdir quelque conspiration, n’aspirent en réalité qu’à vivre joyeusement, à batifoler, à draguer, et non à transformer le monde qui les indiffère. L’un des soi-disant comploteurs a longtemps séjourné à l’étranger. Il est revenu au pays muni d’un faux diplôme. Pour ses camarades, les voyages ne servent pas rien. Quant à la police, pour ses jouisseurs, elle n’existe que pour apporter des ennuis.
- Une Ambition dans le désert (1984). L’histoire de ce roman se déroule dans un émirat fictif du golfe persique. Grâce à l’absence du pétrole, ce pays coule des jours heureux, vit en paix. C’est connu : la richesse, particulièrement fossile, attire les requins capitalistes. Dans les pays limitrophes pourvus abondamment en pétrole, la civilisation capitaliste a englouti le désert et les millénaires traditions. Elle a surtout transformé leurs pays en champs de bataille où toutes les formes de guerre (tribales, terroristes, nationalistes, impérialistes) scandent la vie des habitants par ailleurs en butte à toutes les formes de manipulation sur fond de terrorisme. Ce livre prémonitoire a été écrit en 1984 (date mythique par ailleurs : célèbre par le nom du roman d’anticipation de George Orwell ; les grands esprits se rencontrent).
- Les Couleurs de l’infamie (1999). L’action se déroule dans la ville du Caire contemporaine. Le récit met en scène deux pickpockets et un intellectuel. Un promoteur immobilier se fait subtiliser un document sensible contenant des révélations sur un scandale politico-financier. Deux alternatives morales se posent : faut-il faire chanter le promoteur ou le mépriser ? Sur ce chapitre aussi l’action aurait pu se dérouler en Algérie tant les scandales politico-financiers foisonnent.
On aura remarqué, à la lecture de mes résumés pourtant succincts des livres publiés par Albert Cossery, que toutes les thématiques abordées dans l’ensemble de son œuvre sont d’une brûlante actualité, particulièrement en Algérie. Une journée sans rire est une journée perdue.
N. K.
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