Représentants de l’intifadha populaire : sont-ils inutiles ? (1)
Par Kaddour Naïmi – Enfin, après plusieurs vendredis de manifestations de rue, le débat s’est ouvert sur le problème des représentants de l’intifadha populaire en cours. Ainsi, les objectifs des uns et des autres seront confrontés. Tant mieux pour la démocratie ! Nous examinerons dans une première partie l’hypothèse de l’inutilité de représentants du mouvement populaire puis, dans une seconde partie, leur nécessité.
Certaines «personnalités» politiques ou intellectuelles jugent que le mouvement populaire n’a aucun besoin de représentants ni d’une direction. Pourquoi ? Parce que ces personnalités estiment, plus ou moins ouvertement, qu’elles sont les mieux placées pour représenter les intérêts du peuple. Pourtant, ce peuple ne les a pas élues, parce qu’elles n’ont jamais fait réellement partie de ce peuple ; plus encore, le comportement de ce dernier démontre qu’il ne leur accorde quasiment aucun intérêt.
Normal, pour qui connaît le peuple et son histoire. Il a une peur affreuse − et il a raison − de voir son action, encore une fois, récupérée par des soit disant membres de l’«élite», et de se trouver, alors, soumis à une îssaba (bande, oligarchie) de nouvelle forme, certes plus «démocratique» mais ne reflétant pas les vrais intérêts du peuple, mais ceux d’une îssaba nouvelle version.
La contrariété des «élites» à une représentation populaire est formulée par le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) : «Ni la nature du mouvement, ni l’état des institutions ne plaident pour une telle démarche qui ouvre la voie aux pressions et manipulations, voire à une dualité de pouvoirs aussi improductive que dangereuse.»
Les «pressions et manipulations» font partie de toute guerre sociale. Est-ce un motif suffisant pour qu’un mouvement social renonce à se doter de représentants ? Quant à la «dualité de pouvoirs», sans elle a-t-il et peut-il exister un mouvement social qui bénéficie d’un rapport de force adéquat pour affronter le pouvoir étatique en place ?
Il est cependant vrai que cette dualité peut être «improductive et dangereuse», comme l’expérience historique le montre dans tous les pays. Toutefois, comment se sont opéré dans le monde les changements radicaux de système social (ce que déclare le peuple algérien durant ses manifestations publiques) sinon par l’émergence d’un contre-pouvoir populaire, en mesure d’imposer ses revendications ? A contrario, quand donc des partis politiques institutionnalisés (par une oligarchie dominante, précisons-le) ont-ils réalisé les revendications légitimes proclamés par un peuple ? Dès lors, à l’avis formulé par le RCD, n’est-il pas correct de répondre, en remplaçant le mot «mouvement» par «partis politiques» ?
Pour sa part, le président de Jil Jadid, Soufiane Djilali, ose la question : «On a affaire à un peuple. Est-ce qu’on peut structurer tout un peuple ?» Ce qui fait dire à certains que structurer un mouvement social, composé de positions politiques différentes, voire divergentes et unies seulement par une opposition à un système social, porterait à la division et à l’éclatement du mouvement, donc à son annihilation.
En effet, dans le mouvement populaire, on trouve aussi bien qui est pour la démocratie (encore que pas clairement définie)(1) que pour la charia (encore que pas proclamée trop ouvertement, par tactique). Comment ces positions opposées pourraient débattre et se choisir des personnes réellement représentatives du mouvement ? Si, comme le déclarent et le constatent les «élites», le mouvement populaire a prouvé, jusqu’à présent, une capacité étonnante à rester uni, pourquoi ne le resterait-il pas dans le choix de ses représentants, de manière à ce qu’ils incarnent démocratiquement le mouvement dans ses divers aspects, tout en réalisant le but commun : se débarrasser d’une îssaba unanimement rejetée, pour édifier un système social où, comme dans le mouvement populaire actuel, toutes les tendances soient reconnues, puisque toutes revendiquent un système social de droit et de justice ?
La position des «élites» est devenue claire : pas question donc de représentants du mouvement populaire, mais uniquement de représentants de qu’ils appellent la «classe politique», des «personnalités», des membres de «syndicats autonomes», de la «société civile» (c’est quoi ?) et du «mouvement associatif», en affirmant qu’ils sont dans le mouvement. Pourtant, toutes ces catégories, qui n’ont pas eu l’initiative de ce mouvement populaire, ont toutes sans exception été surprises(2) par son surgissement, n’en sont pas l’émanation directe, pleine et entière. Quel droit, donc, ont-elles pour prétendre représenter ce mouvement qu’elles n’ont fait que prendre en marche ? Le droit d’avoir fait de l’opposition auparavant ? Est-ce là un motif suffisant ?
En somme, ce refus de reconnaître au mouvement populaire le droit légitime de se doter de ses propres représentants, n’est-il pas l’éternel prétention des «élites», partout dans le monde et depuis toujours, de se croire les seuls «sauveurs» du peuple, parce que dotées de «savoir» et de «diplômes éminents», en opposition au peuple «ignare» et pas instruit, tout en lui reconnaissant – ah, la contradiction ! – une «génialité» dans le soulèvement en cours ? Le but inavoué de ce genre de déclarations – répétons-le – n’est-il pas de devenir la nouvelle îssaba dominante, comme cela se constate partout et toujours dans le monde, toutefois de manière «démocratique» ?
Ajoutons à cette constatation une spécificité des partis algériens. Depuis leur création jusqu’à aujourd’hui, quelle est leur représentativité réelle ? Quelle est leur présence en termes d’adhésion et de mobilisation populaire ? Pas assez, pour ne pas dire insignifiante. La preuve la plus cinglante ? Les manifestants dans les rues les ont non seulement ignorés, mais leur ont interdit de rejoindre le train, parti sans eux, et qu’ils voulaient récupérer.
Une autre manière de nier au mouvement populaire de se doter de ses représentants présente l’argument suivant : «Avant d’arriver à un dialogue et donc à ce débat relatif à la représentation, il faudrait que les lois répressives soient préalablement abolies.» Où donc a-t-on vu dans le monde une oligarchie qui a aboli ses lois répressives avant qu’un mouvement populaire contestataire soit parvenu à s’imposer comme contre-pouvoir de manière organisée et représentative et, donc, à contraindre cette oligarchie à l’abolition de ses lois répressives ?
Enfin, on trouve cet argument : dire au mouvement «structurez-vous», c’est faire preuve d’une méconnaissance complète de la nature du soulèvement populaire, c’est oublier les conditions de son apparition. Le mouvement est né de cette manière, sans structure qui le conduit, sans désignation d’une direction qui en prendrait la responsabilité. On ne peut pas reproduire le FLN/ALN de la Guerre de libération.
Quelle preuve concrète irréfutable a-t-on pour affirmer que le soulèvement populaire est sans structure ni direction ? Certes, on ne les voit pas de manière publique. Les uns avancent l’hypothèse d’une manipulation étrangère, en connivence avec des harkis internes, d’autres parlent de spontanéité totale. Mais comment donc un mouvement populaire peut non seulement surgir, mais dans plusieurs endroits du pays en même temps, puis se maintenir dans la durée, en manifestant un comportement tactique intelligent, de manière totalement spontanée ?
Pour ma part, durant une manifestation à Oran, j’ai vu en action des organisateurs, des meneurs, des personnes distribuant le même slogan aux marcheurs pour les brandir, des personnes lisant sur des feuilles de papier des slogans adaptés à la conjoncture, répétés en chœur. Peut-on, alors, nier toute «structure» et toute «direction» ? Certes, il s’agit d’une structure et d’une direction inédites, adéquates à la situation, notamment à la crainte de l’habituelle répression directe ou indirecte, dont le régime s’est distingué, et cela depuis l’indépendance.
Se contenter d’affirmer que le peuple algérien a trouvé la manière efficace d’agir, c’est plutôt vague et non conforme à la réalité. En effet, tout peuple n’est-il pas composé de personnes et certaines parmi elles, en cas de soulèvement, deviennent des meneurs et des leaders, de manière plus ou moins ouverte, plus ou moins reconnue ?
On trouve un cas où la même personne affirme que le soulèvement populaire –l’intifadha – n’a pas de leader, puis, quelques lignes après, déclare : «Quant à la question des représentants du soulèvement, si le pouvoir est animé par la volonté politique de trouver des solutions, il sait où les trouver. Pour une fois, les renseignements dont dispose le DRS pourraient être utiles pour les trouver.» N’est-ce pas là une étrange manière de trouver des représentants au mouvement populaire, une manière policière qui n’a rien de démocratique ?
Enfin, qui donc parle de «reproduire le FLN/ALN de la Guerre de libération», autrement dit une direction qui s’est imposée et a réussi à conquérir le peuple ? Pourquoi oublier les deux importantes expériences autogestionnaires du peuple algérien : juste après l’indépendance et celle des comités de villages en 2001 ?
N’est-il pas étrange de constater chez les «élites» des raisonnements qui, d’une manière ou une autre, en prenant la précaution oratoire de faire l’éloge du peuple, de présenter des arguments pour lui dénier une capacité d’auto-organisation, pour ne l’accorder qu’à des «élites», malgré le fossé qui les sépare des préoccupations les plus authentiques du peuple ?
Le plus non pas curieux mais risible − quoique de bonne guerre opportuniste − c’est de voir des personnalités qui ont fait partie de l’oligarchie, d’une manière ou d’une autre, et donc ont bénéficié de privilèges de carrière, donner actuellement des conseils au mouvement populaire pour lui dire de «se conduire avec modération, bon sens et sagesse» et, même, parfois osent se proposer (ou se faire proposer par leurs harkis de service) comme d’éventuels «représentants» pour parler au nom du peuple avec l’autorité étatique… Mais, bon sang, ce peuple algérien ne s’est-il pas conduit, jusqu’à présent, son intifadha avec bon sens et sagesse ? Même quand les policiers tabassaient des adultes ou des étudiants, ceux-ci n’ont-ils pas eu la modération de ne pas répliquer par la même violence, mais, au contraire, de réagir par leur mot d’ordre «Silmya !» (pacifique) ? A moins que par «modération», «bon sens» et «sagesse», les ex-profiteurs de l’oligarchie régnante n’entendent ceci : que le peuple doit renoncer à certaines de ses revendications, jugées trop «radicales». Une manière pour ces «conseillers» de préparer le terrain pour faire partie de la nouvelle caste dirigeante.
Chaque époque et chaque nation a ses «marsiens», les opportunistes du dernier quart d’heure.
Il nous reste à examiner dans la partie suivante l’hypothèse de la nécessité d’une représentation du mouvement populaire.
(à suivre)
K. N.
(1) Nous examinerons ce terme prochainement.
(2) Quoique certains prétendent le contraire, voir https://www.algeriepatriotique.com/2019/05/26/revelations-de-mokri-sur-la-date-fixee-pour-le-declenchement-des-manifestations/
NDLR : les opinions exprimées dans cette tribune ouverte aux lecteurs visent à susciter un débat. Elles n’engagent que l’auteur et ne correspondent pas nécessairement à la ligne éditoriale d’Algeriepatriotique.
Comment (9)