Des personnes politiquement exposées
Par Maître Nadira Azouaou – La liste des personnalités incarcérées, ou faisant l’objet d’enquêtes à propos d’incriminations pour des motifs crapuleux alors qu’elles occupaient des fonctions au sein du gouvernement ou dans les plus hautes sphères de l’administration, continue d’alimenter les «unes» de la presse. Anciens Premiers ministres, ministres et walis ont été entendus ou sont cités pour l’être dans le cadre d’enquêtes préliminaires instruites par la Police judiciaire de la Gendarmerie nationale d’Alger et pourraient faire l’objet de poursuites pour des faits à caractère pénal. En vertu de la règle du privilège de juridiction attachée à leur qualité au moment des faits incriminés, certains d’entre eux seront poursuivis par le procureur général de la Cour suprême.
Quelques semaines auparavant, d’autres personnes, affairistes pour l’essentiel, notoirement connues pour leur proximité avec les premières, ont fait l’objet de mandats de dépôt et sont poursuivies pour «trafic d’influence, détournement de foncier et de concessions publiques, blanchiment d’argent et financement occulte de partis politiques». Et la liste semble n’en être qu’à ses débuts.
En attendant que les instructions diligentées confirment la réalité des crimes imputés, on est frappé par la collusion entre les uns et les autres. Car responsables politiques et hauts fonctionnaires semblaient entretenir avec les affairistes des liens dont l’étendue et la densité s’apparente à du compérage. La prohibition qui frappe ce genre de promiscuité a donné naissance à une notion bien connue des banques occidentales et des gestionnaires de patrimoine ; celle de «personne politiquement exposée».
Que recouvre ce concept ? A-t-il été transposé dans le droit interne algérien et comment ? Qui concerne-t-il ? En quelle circonstance est-il invoqué ? Quelles procédures déclenche-t-il ? Quelle coopération internationale peut-on en attendre ? Et, par-dessus tout, quel usage pourrait-on en faire pour récupérer les sommes faramineuses – on parle de 24 milliards de dollars – dérobées aux Algériens ?
Fondement légal du concept de personne politiquement exposée
Par ses constructions juridiques de plus en plus sophistiquées, le développement de la criminalité financière constitue une menace mortelle pour la stabilité et la sécurité du secteur financier. C’est pourquoi, en complément de la législation répressive du droit pénal, d’autres mesures de prévention ont été adoptées pour prémunir le secteur bancaire contre la contamination par l’afflux d’argent dont l’origine est toxique ou même suspecte.
Dès 1991, les recommandations et règlementations des organismes internationaux sous l’égide des Nations unies, en particulier le GAFI, et les directives de la CEE, ont édifié le socle des règles et des procédures définissant les normes de la conformité, le développement des fonctions de risques, l’organisation du contrôle interne et les politiques de vigilance au sein du secteur financier.
La directive adoptée par la CEE en 1991 répondait à tous ces aspects de l’encadrement de la fonction financière en général et bancaire en particulier. Elle exhortait chaque Etat membre à interdire le blanchiment des capitaux, incitait le secteur financier à identifier ses clients de façon exhaustive, prônait la conservation des pièces justificatives appropriées, la mise en place de procédures internes de formation du personnel aux méthodes de cette criminalité particulière, et le signalement aux autorités compétentes de tout indice laissant présumer un blanchiment de capitaux.
Elle prévenait également contre les ramifications transnationales du blanchiment de capitaux et soulignait la nécessité de mettre en place des procédures de coopération internationale pour lutter efficacement contre ce crime. Mais la diversité et l’ingéniosité des techniques du blanchiment de capitaux a nécessité une définition plus étendue de l’illicéité de l’origine des fonds que celle à laquelle elle était réduite jusque-là, à savoir le trafic de stupéfiants. Cette nécessité s’est traduite par l’introduction de dispositions spécifiques et plus détaillées sur l’identification du client de la banque et de tout bénéficiaire effectif des sommes concernées. Outre l’extension de la définition du blanchiment de capitaux à d’autres agissements commis intentionnellement, et son incrimination y compris si les activités à l’origine des biens à blanchir sont exercées sur le territoire d’un autre Etat membre ou sur celui d’un pays tiers, le concept de «personne politiquement exposée» a été introduit dans la directive de 2005 et repris par la directive de 2015 du Parlement européen et de son Conseil.
Que recouvre ce concept ?
Selon la directive de 2005, il se rapporte à «une personne physique qui occupe ou s’est vu confier une fonction publique importante», et s’étend aux membres directs de la famille de la PPE ainsi qu’aux personnes connues pour lui être étroitement associées.
Les mesures d’application de cette directive ont été reprises par la directive de 2015, laquelle rappelle que dans certains cas, les formalités d’identification de la clientèle instaurées par les établissements financiers doivent être particulièrement rigoureuses, notamment lorsque les personnes politiquement exposées viennent de pays où la corruption est notoirement répandue. Des mesures de vigilance renforcées et appropriées doivent donc être adoptées à l’égard des personnes qui exercent ou ont exercé des fonctions publiques importantes sur le territoire de l’Union européenne ou à l’étranger, ainsi qu’aux cadres supérieurs des organisations internationales.
Pour faciliter l’identification des PPE, leurs profils ont été précisés. Il s’agit notamment :
- Des chefs d’Etat, des chefs de gouvernement, des ministres et ministres délégués et des secrétaires d’Etat ;
- Des parlementaires ou des membres d’organes législatifs similaires ;
- Des membres des organes dirigeants des partis politiques ;
- Des membres des cours suprêmes, des cours constitutionnelles ou d’autres hautes juridictions dont les décisions ne sont pas susceptibles de recours, sauf circonstances exceptionnelles ;
- Des membres des cours des comptes ou des conseils ou directoires des banques centrales ;
- Des ambassadeurs, des chargés d’affaires et des officiers supérieurs des forces armées ;
- Des membres des organes d’administration, de direction ou de surveillance des entreprises publiques ;
Ce concept inclut également les membres directs de la famille, identifiés comme suit :
- Le conjoint ou une personne considérée comme l’équivalent d’un conjoint d’une personne politiquement exposée ;
- Les enfants et leurs conjoints ou les personnes considérées comme l’équivalent d’un conjoint d’une personne politiquement exposée ;
- Les parents d’une personne politiquement exposée ;
Il concerne aussi les «personnes connues pour (leur) être étroitement associées», à savoir :
- Les personnes physiques connues pour être les bénéficiaires effectifs d’une entité ou construction juridique conjointement avec une personne politiquement exposée, ou pour entretenir toute autre relation d’affaires étroite avec une telle personne.
- Les personnes physiques qui sont les seuls bénéficiaires effectifs d’une entité ou construction juridique connue pour avoir été établie au profit de facto de la personne politiquement exposée.
Il est important de noter que la directive de 2015 n’évoque pas la prescription des mesures de vigilance à l’égard des PPE dans le cas où ces personnes n’assumeraient plus de hautes fonctions au moment d’une transaction financière. Ce qui signifie que la qualité de PPE et ses effets juridiques perdurent au-delà et en dépit de la cessation des fonctions publiques exercées. Quoi qu’il en soit, la directive impose un délai minimum de douze mois, à partir de la cessation des fonctions exercées, au cours duquel l’appréciation des risques doit se poursuivre à l’égard de ces personnes, «jusqu’à ce qu’elles soient considérées ne plus poser de risques». Ce qui pourrait bien signifier que les mesures de vigilance doivent être maintenues tant que les flux financiers et les transactions persistent, et ce, en dépit de la cessation de la fonction occupée.
Quelles mesures de vigilance à l’égard des «personnes politiquement exposées» ?
Outre les mesures de vigilance renforcées et de gestion des risques liées à l’identification de la PPE, la directive de 2015 exhorte les banques et toute entité assujettie à prendre les mesures appropriées pour établir l’origine du patrimoine et celle des fonds impliqués dans la relation d’affaires ou la transaction avec la PPE, d’obtenir l’autorisation d’établir une relation d’affaires avec la PPE auprès d’un membre élevé de sa hiérarchie, et de maintenir un contrôle renforcé et permanent sur la PPE .
Ainsi, toute transaction ou tentative de transaction suspecte doit faire l’objet d’un signalement à la cellule du renseignement financier de l’Etat (CRF) où se trouve l’entité assujettie. Cette obligation de déclaration enjoint aux entités assujetties de conserver les documents et les informations de la transaction suspectée pendant une période de 5 ans après la fin de la relation avec le client ou après la date de la transaction conclue occasionnellement. A titre de mesure conservatoire, cette période peut être prolongée de 5 années.
De son côté, le GAFI avait publié ses recommandations en 2012, en rappelant les normes internationales de la lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et de la prolifération. Il recommandait l’obligation pour les institutions financières d’adopter des mesures permettant notamment de déterminer si un client, ou bénéficiaire effectif, est une PPE nationale ou une personne qui exerce ou a exercé une fonction importante au sein ou pour le compte d’une organisation internationale. Il encourageait les pays à identifier, évaluer et comprendre le risque de blanchiment de capitaux auquel ils étaient confrontés, avant d’adopter des politiques de gestion des risques. Dans ses conclusions sur l’amélioration de la conformité mondiale AML/CFT du 19 février 2016, il est souligné : «Le GAFI salue les progrès significatifs de l’Algérie dans l’amélioration de son régime de LCB/FT et note que l’Algérie a établi le cadre juridique et règlementaire pour respecter ses engagements dans son plan d’action concernant les lacunes stratégiques que le GAFI avait identifiées en octobre 2011. L’Algérie n’est donc plus soumise au processus de suivi du GAFI dans le cadre de son processus global de conformité AML/CFT. L’Algérie travaillera avec la MENAFATF dans la mesure où elle continuera d’aborder l’ensemble des questions de LCB/FT identifiées dans son rapport d’évaluation mutuelle.»
Cette appréciation incite à s’interroger sur le contenu du «cadre juridique et règlementaire pour respecter ses engagements dans son plan d’action concernant les lacunes stratégiques que le GAFI avait identifiées en octobre 2011», et sur les palliatifs apportés pour combler les «lacunes stratégiques» identifiées par le GAFI.
N. A.
Avocate, ancienne cadre de banque
(Suivra)
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