Slimane Benaïssa : prototype théâtral du système Bouteflika
Par Kaddour Naïmi – On raconte que le président du Conseil du Front populaire, Léon Blum, demandait, quand on lui proposait un journaliste qui voulait l’interviewer : «Qui le paye ?». C’est uniquement quand on lui fournissait la réponse que Blum acceptait ou refusait de recevoir le journaliste. Ceci pour dire cette banalité élémentaire que les naïfs oublient et les manipulateurs occultent : il est de première importance, quand on entend un individu parler, de savoir qui le paie, quel salaire il perçoit et de quels privilèges il bénéficie. Il peut être également utile de compléter l’information en sachant qui, dans le passé de cet individu, le payaient depuis le début de sa carrière. Uniquement ainsi on détient la boussole qui permet de ne pas être réduit au corbeau dont le renard convoite le fromage. Dans le cas examiné ici, le fromage c’est l’adhésion du lecteur ou de l’auditeur aux «idées» et «opinions» de l’individu qui parle ou écrit.
L’art de «s’accommoder»
A ce sujet, un cas exemplaire, quasi une pièce de théâtre, vient d’être réalisé (1). Ce fut un théâtre-réalité (vérité), dans un salon télévisé. Les personnages en étaient l’animateur de l’émission et Slimane Benaïssa. Alors, les spectateurs sauront comment parle et «raisonne» un fonctionnaire, nommé par le régime de Bouteflika et qui, aujourd’hui, a rejoint le «panel» dit de «dialogue».
Par chance, l’animateur ne se contenta pas de recueillir les propos de son invité, mais lui présenta les objections adéquates. Elles consistaient en des faits concrets incontestables. Ce dont il faut remercier l’animateur. L’invité, lui, répondit toujours en… Tartuffe ! Inutile de relever tous les «arguments» de l’invité pour nier les faits, les déformer ou les ignorer – «cachez ce sein que je ne saurais voir !». Tout téléspectateur sachant employer correctement sa raison, en considérant des faits concrets et vérifiables, se rend compte de la nature des «opinions» de l’interrogé. Il est utile de consacrer le temps à écouter l’interview. Voici quelques exemples de la manière dont l’invité se trahit lui-même sans le savoir.
D’abord, d’une manière banale : gêné par une question, il garde le silence de manière significative avant de trouver la réplique, souvent de manière embarrassée ; une fois, il en arriva même à se pincer instinctivement le nez, ce qui démontre un embarras certain.
Venons-en à ses réponses aux questions. Les contradictions pullulent, sans trop troubler l’invité. Présentons quelques spécimens. L’invité commence par affirmer «hna oulad echaâb enta’ essah» (nous sommes les enfants véritables enfants du peuple. Il précise : «Nous connaissons l’Algérie très très bien» (2). Puis, il déclare, parlant du «panel» : «Pour le moment, c’est le meilleur endroit où je dois être, hatta wouahed ma issalni (c’est mon opinion et je n’ai à me justifier de cette attitude devant quiconque». Or, il a passé le plus clair de son temps, durant toute l’émission, à tenter de se justifier.
Puis, voici le fond de la pensée, au grand mérite de l’animateur qui a contraint l’invité à se démasquer : «On ne peut pas choisir le fruit qu’on veut, tu dois t’accommoder (…) l’intelligence consiste à s’accommoder de qui existe». Voici donc à quoi se réduit l’intelligence chez l’invité. N’est-ce pas là la profession de foi de l’opportunisme même, dans ce qu’il a de plus lâche ? N’est-ce pas là le type même de l’individu mangeant à tous les râteliers ? C’est, par exemple, exactement les propos que tenaient, durant l’époque coloniale, ceux qui défendaient le colonialisme parce qu’ils en profitaient : «s’accommoder de ce qui existe». Ainsi, Benaïssa s’est «accommodé» du régime Bouteflika qui le nomma «commissaire» d’un festival de théâtre International à Béjaïa (3) ; et, aujourd’hui, le même Benaïssa, occupant la même fonction sauf erreur, «s’accommode» du «panel».
Quant au fait que l’invité fût, dans le passé, «censuré, réprimé, renvoyé», le nombre de ceux qui le furent, partout et toujours dans le monde, puis ont fini par «s’accommoder de ce qui existe», ce nombre est légion. La «convoitise» du poste et du salaire qu’il procure se révèle plus forte (4).
Dès lors, faut-il s’étonner d’entendre l’invité de l’émission déclarer : «Arriver à la démocratie n’est pas forcément un chemin pour le moment démocratique [parce qu’]on sort d’une maladie». Comme quoi, le peuple n’est jamais prêt pour la démocratie. Cliché imbécile (mais très intéressé) de toutes les oligarchies, partout et toujours dans le monde. Quant au mot «maladie», sait-on qui l’employa pour contester une résistance populaire ? Le général Franco, en lançant son armée fasciste contre le peuple espagnol qui défendait la légitime république. Et, une fois le pouvoir conquis, le même golpiste justifia la terreur systématique pratiquée en parlant d’«éradiquer la maladie» dont souffrait le peuple espagnol, à savoir la… démocratie ! Quant à l’invité de l’émission, on a appris ce qu’il entendait par «maladie» : la «corruption». Mais il n’a pas précisé qui sont les corrompus, tous sans exception, et cela malgré l’insistance de l’animateur.
En passant, notons cette particularité qui en dit long sur l’«amour» du «peuple» et du «pays» de la part de l’invité. Alors que l’animateur employait systématiquement l’arabe algérien (ce qui permet à l’ensemble du peuple de le comprendre), l’invité, cet homme de théâtre, parlait généralement en… français. Pas totalement correct, mais français quand même. Sans, toutefois, «s’accommoder de ce qui existe», à savoir des téléspectateurs qui pratiquent la langue que tous les Algériens comprennent. Mais, bof ! Là, il s’agit seulement du peuple ! Quel intérêt à s’y «accommoder», puisque le peuple n’a pas le pouvoir de désigner l’invité au poste de fonctionnaire ?
Théâtre et culture
Notons, également, certaines déclarations de l’invité qui a passé toute sa vie à faire du théâtre. Il a cité Brecht : «Quand le théâtre est dans la rue, il faut fermer les théâtres». Quand l’animateur dit alors à l’invité que le public est dans la rue et que c’est là qu’il faut donc aller faire du théâtre, l’invité ne répond pas, mais se lance dans une autre considération rhétorique de sophiste. Puis ceci : «Le théâtre est un acte politique supérieur à la politique». Où ? Depuis quand ? Notons qu’au début de l’interview, l’invité a affirmé qu’il faisait du théâtre et non pas de la politique.
Enfin, ce propos : «Pour pratiquer la culture, il faut que le pays vive dans la paix, il faut que les gens viennent [te] (5) voir paisiblement et dans la paix. Alta’ma tna’jam atwa’îihoum» (là tu peux leur faire prendre conscience). La réalité historique, partout et toujours, est exactement le contraire : la culture la meilleure se produit dans les périodes de turbulences sociales. Exemples les plus significatifs : le théâtre antique grec, le théâtre élisabéthain, sans parler du théâtre de Brecht. Sophocle, Shakespeare, Molière… n’étaient jamais certains de passer la nuit dans leur lit douillet. Voilà certainement un des motifs qui leur a permis de produire des chefs-d’œuvre. Sophocle défendit la légitimité éthique contre celle royale arbitraire («Antigone»). En disant : «Il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark», Hamlet faisait clairement allusion à celui qui détenait, alors, le pouvoir dans le pays, son oncle, assassin du roi légitime, le père d’Hamlet. Dans la réalité, l’allusion de Shakespeare visait un clan de l’oligarchie au pouvoir en Angleterre. Le «Tartuffe» de Molière dénonçait, à travers ce personnage, les turpitudes de l’oligarchie cléricale en France. Quant à Brecht, inutile d’en parler.
Un Menenius-Tartuffe en Algérie
Durant l’interview, l’invité s’est vanté qu’on parle de lui, même en mal. Dans le présent texte, cet invité est évoqué uniquement pour essayer de montrer ce qu’est le prototype même du fonctionnaire du système bouteflikien et d’expliquer que s’il est à présent dans le «panel», c’est parce qu’il continue à être ce prototype de personnage. Du côté des puissants du moment : «s’accommoder de ce qui existe». Cela prouve que de ce système bouteflikien, le pays est encore la proie sans Bouteflika. Mais Bouteflika lui-même est le produit du système issu de la négation de la Plateforme de la Soummam, système parvenu alors au pire degré d’infamie. Ce système, c’est aussi la production de fonctionnaires aussi médiocres intellectuellement que vils éthiquement, opportunistes politiquement, «s’accommodant de ce qui existe» car ils en vivent. Leurs déclarations «patriotiques» («intégrité du territoire», «stabilité du pays» et même «armée») sont à la mesure de leurs «convoitises» et de leurs «combines» (6).
En effet, quand un personnage qui tient les propos comme ceux qu’a tenus l’invité de l’émission en question se présente comme ayant rejoint le «panel» pour «porter la parole du peuple aux détenteurs du pouvoir», il faut être un corbeau bien naïf pour lui offrir le «fromage» (l’adhésion) qui lui permet d’occuper la fonction bien lucrative qu’il occupe. Et si ce genre d’individus jouit encore de cette fonction administrative trop bien rétribuée, c’est que l’intifadha populaire algérienne a encore des efforts à accomplir pour se débarrasser de toutes les formes de corruption, c’est-à-dire des corrompus déclarés mais également des corrompus cachés parce que honteux et encore accrochés à leurs «convoitises» et à leurs «combines». Merci, Molière, d’en avoir livré l’imposture avec Tartuffe ! Et merci Shakespeare pour avoir mis dans la bouche d’Hamlet ceci, à propos de la conscience : «Qui, en effet, voudrait supporter les flagellations et les dédains du monde, l’injure de l’oppresseur, l’humiliation de la pauvreté, les angoisses de l’amour méprisé, les lenteurs de la loi, l’insolence du pouvoir et les rebuffades que le mérite résigné reçoit d’hommes indignes ?».
Pour savoir combien Slimane Benaïssa fait partie de ces hommes indignes, il suffit de signaler comment, durant l’émission, il a répondu à une observation de l’animateur concernant les divers méfaits des détenteurs du pouvoir actuel contre les revendications légitimes du peuple. L’interrogé a fait une comparaison entre ces détenteurs du pouvoir et ses… propres parents (père, mère, etc.), en déclarant comprendre que les parents puissent… maltraiter leurs enfants (7). A l’homme de théâtre Benaïssa, rappelons comment, dans «Coriolan» de Shakespeare, Menenius, sénateur patricien, prétendait calmer la révolte populaire des plébéiens contre les méfaits de l’oligarchie patricienne. Ce sénateur, membre de l’oligarchie patricienne, présenta le système politique oppressif romain en le comparant à un… «ventre» ayant la responsabilité de collecter puis distribuer la nourriture à tous les «membres» du «corps» social. Or, la métaphore physiologique de Menenius était contraire à la réalité des faits, où les richesses étaient détenues par les membres de l’oligarchie patricienne au détriment du peuple plébéien. Notons que cette pièce fut écrite à une époque de turbulences politiques en Angleterre, durant laquelle l’oligarchie aristocratique commençait à être menacée par la montée de la bourgeoisie marchande citadine, plus proche du peuple laborieux.
En conclusion, la «maladie» de l’Algérie a commencé avec le rejet de la Charte de la Soummam. Elle a fabriqué des individus intéressés uniquement à s’enrichir au détriment de la sueur du peuple et de ses richesses naturelles, tout en osant l’imposture de se déclarer «patriotes» : le beurre et l’argent du beurre. Aussi, dans le domaine du théâtre, voici une question : ne serait-il pas opportun que les artistes algériens, réellement soucieux de l’intifadha (soulèvement) populaire actuelle, aillent à Béjaïa, lors du prochain Festival international de théâtre, non pas pour présenter leurs pièces, mais pour manifester devant le siège du théâtre en clamant : «Slimane Benaïssa, dégage ! Nous voulons un responsable qui soit, d’une part, compétent en matière d’histoire du théâtre algérien et mondial, et, d’autre part, n’ayant pas fait partie du système Bouteflika !»
K. N.
(1) Vidéo ici : https://m.youtube.com/watch?v=UMDdBbPCCkk
(2) Pour vérifier ce «très-très», voir article «Au théâtre, les absents sont les artistes !», in http://kadour-naimi.over-blog.com/2017/12/au-theatre-les-absents-sont-les-artistes.html
(3) Ne serait-il pas utile de connaître le salaire et les privilèges (voiture de fonction avec chauffeur, restaurants, hôtels et voyages accordés par l’oligarchie, au détriment du peuple algérien ?)
(4) Dans les années 1968-1972, Slimane Benaïssa présenta une pièce de théâtre sur le thème de la femme algérienne, dans la compagnie d’amateur, liée à la JFLN (Jeunesse du FLN). L’œuvre, que j’ai vue, était écrite de telle manière qu’elle confortait l’idéologie «émancipatrice» de la «gauche» d’alors («soutien critique» au colonel Boumediene), tout en égratignant l’idéologie cléricale antiféministe. Dans l’interview de 2019, l’attitude est identique : des paroles mielleuses en faveur du «peuple» tout en égratignant, à peine les détenteurs du pouvoir actuel mais en dénonçant farouchement Bouteflika. Pourtant, Benaïssa lui doit sa nomination comme «commissaire» du Festival international de théâtre. Mais Bouteflika étant désormais hors-jeu, il ne s’agit plus de s’en «accommoder», mais de «s’accommoder de ce qui existe» : les actuels détenteurs du pouvoir. Comme quoi, la mentalité «soutien critique», dans son aspect le plus abject, perdure en Algérie, comme le symbole même de l’opportunisme politique, cependant garant de lucratifs postes administratifs. Le loup change de poil mais pas de «nature».
(5) Curieux amour du peuple : au lieu d’aller le voir, c’est au peuple d’aller voir celui qui lui «fera prendre conscience». Et quelle «conscience» ! Décidément, on a affaire à l’habituel fonctionnaire mandarinal que le peuple doit aller «voir». Voir l’article cité en note 2 : «Au théâtre, les absents sont les artistes !»
(6) Expressions et mots employés par l’invité.
(7) Cela ne ressemble-t-il pas à ce sophisme des prêcheurs cléricaux islamistes qui expliquaient qu’un époux pouvait battre sa femme mais, cependant, d’une manière modérée ?
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