L’Etat social garant de la consécration des droits fondamentaux des citoyens
Par Noureddine Bouderba – Le Mouvement populaire, né le 22 février 2019, a ouvert une nouvelle perspective historique qui promet de relever les défis majeurs qui se dressent devant notre pays. Le non au 5e mandat puis «yetnahaw gaâ» ont cristallisé la volonté du peuple, touché dans sa dignité, de dépasser le système totalitaire et répressif pour aller vers un système démocratique respectant la volonté populaire et protégeant les libertés publiques. Mais il ne faut pas se tromper de lecture des événements. Le peuple a aussi dit non à la dilapidation des ressources de la nation, non à la pauvreté et aux inégalités, non à un progrès économique et social non partagé. C’est le sens qu’il faut donner au mot d’ordre parmi les plus scandés par les manifestants, celui de «klitou lebled ya serrakine».
Les manifestations du 22 février 2019 sont à la fois un aboutissement et un nouveau départ. Un aboutissement des luttes politiques et sociales de plusieurs décennies pour ne plus subir la hogra (déni de justice, ndlr) et les frustrations nées de la politique d’un régime prédateur au service d’une oligarchie insatiable qui, par sa politique néo-libérale, a dilapidé les ressources de la nation sans pouvoir apporter des réponses à la question sociale, sans réaliser la satisfaction des besoins des populations dans les domaines économique, social et culturel. Un nouveau départ dans l’union pacifique et fraternelle vers l’édification d’une Algérie libre et démocratique tournée vers le progrès et la justice sociale. Une Algérie ou les valeurs de solidarité prendront le pas sur l’individualisme inhumain ambiant et ou les citoyens seront valorisés par rapport à ce qu’ils apportent à la société et non pas par rapport à leur richesse souvent mal acquise ; où les enfants d’un ministre, de l’entrepreneur et du citoyen lambda se côtoient sur le même banc de classe d’une école publique ou le discriminant de réussite est le mérite et le savoir et non l’argent et le rang social. Une Algérie ou le système de santé publique est performant et accessible à tous, doté d’hôpitaux où se soignent aussi bien le Président, les personnes aisées que le commun des habitants. Ils rêvent de réaliser enfin l’Algérie démocratique et sociale promise en Novembre 1954.
Le choix de l’Etat social pour l’Algérie postcoloniale n’est pas dû au hasard ni à un rapport de force conjoncturel. C’était le seul choix en mesure d’apporter des solutions aux conséquences dramatiques de 130 ans de colonisation. D’ailleurs, ce choix ne fut pas le propre de la Révolution algérienne. La quasi-totalité des mouvements de libération nationaux ont opté pour l’Etat social et pour la consécration de la justice sociale.
A partir de 1917, les pays qui avaient opté pour la voie socialiste avaient placé les droits sociaux au centre de leur politique allant jusqu’à influencer celle des pays libéraux. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte marqué par les conséquences dramatiques des trois grandes crises du capitalisme international de la première moitié du XXe siècle (la guerre 1914-18, la crise de 1929 et la guerre 1939-45), les principaux pays occidentaux ont opté pour l’instauration des Etats sociaux en réponse à la question sociale posée dans chaque Etat-nation à la fin du XIXe siècle, mettant en évidence les limites du libéralisme économique dominant à réaliser la satisfaction des besoins immenses des populations engendrées par ces crises. Le développement des Etats sociaux a aussi été une réponse à la crainte de l’explosion massive de révolutions prolétariennes anticapitalistes à la fin du XIXe siècle.
L’essor de la protection sociale et de la sécurité sociale basée sur la solidarité et la répartition, des protections individuelles et collectives des travailleurs, du droit syndical, du droit de grève, de la négociation collective et des politiques volontaristes de soutien à l’emploi ainsi que le développement des services publics (santé, éducation…) se sont conjugués sous des formes variées selon les pays pour constituer les piliers d’un tout de ce qui est convenu d’appeler «Etat social». Cette réponse variée à la question sociale se retrouvera sous forme de consensus international, dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme du 10 décembre 1948 qui consacre six de ses articles aux droits sociaux – le droit à la sécurité sociale, le droit au travail, le droit à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage, le droit du travailleur à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale, le droit au repos et aux loisirs et, notamment, à une limitation raisonnable de la durée du travail et à des congés payés périodiques, le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’y affilier pour la défense de ses intérêts.
Ainsi, durant la seconde moitié du siècle dernier, il est inconcevable de parler de conquête des droits politiques et de libertés publiques sans faire référence aux droits sociaux. «Les droits civils et politiques et les droits économiques, sociaux et culturels ne sont pas fondamentalement différents les uns des autres, ni dans le droit ni dans la pratique. Tous ces droits sont indivisibles et interdépendants», écrivait, en 2004, le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme.
A partir du début des années 1980, l’offensive néolibérale entamée aux Etats-Unis et au Royaume-Uni s’est attelée à remettre en cause les Etats sociaux. Au nom de la rigueur budgétaire et de la liberté du marché, on assiste à une remise en cause des politiques sociales à travers la dérèglementation des services publics et du «marché du travail», la généralisation de la précarité du travail ou le travailleur n’est considéré que comme un simple paramètre d’ajustement de la marge des profits du capital. Le néolibéralisme tend à réduire la sphère d’intervention des Etats à sa plus simple expression, c’est-à-dire celle d’un Etat policier. Cette offensive néolibérale a eu comme conséquence l’augmentation des inégalités dans le monde. Selon le rapport sur les inégalités dans le monde, publié par WID World en 2018, entre 1980 et 2016, les 1% les plus aisés ont capté 27% de la croissance mondiale contre seulement 12% pour les 50% les plus pauvres. Aujourd’hui, s’il y un dénominateur commun des luttes des peuples et des travailleurs, c’est celui des luttes contre les inégalités et la préservation d’un environnement sain dans un monde en paix.
En Algérie, la réalisation de l’Etat social est la condition sine qua non de la consécration des droits économiques, sociaux et culturels. Il est vrai que l’espérance de vie a été portée de 50 ans en 1970 à 76 ans aujourd’hui, que le taux de scolarisation des enfants a atteint 97% avec une parité de genre parfaite. Mais, en 2019, le système national de la santé est sinistré et n’arrive plus à répondre aux besoins nationaux et l’Algérie n’a pas atteint les objectifs millénaires du développement pour 2015 pour le taux de mortalité maternelle et celui de la mortalité infantile, deux indicateurs importants pour évaluer tout système de santé dans le monde. De même, le retard de croissance et les surcharges pondérales, des indicateurs relatifs à l’état nutritionnel des enfants, qui sont le reflet de l’état alimentaire du pays, ne s’améliorent plus et connaissent même un léger recul par rapport à 2006. En dépit des progrès gigantesques de la science sur le plan international, l’Algérien a peur de tomber malade en 2019 et de se retrouver dans le désert médical du sud et des hauts-plateaux ou dans les hôpitaux ou cliniques marchandes mouroirs du nord qui n’arrivent plus à répondre aux besoins élémentaires des soins d’urgence et de base. Ceci, au moment où la nomenklatura du système se soigne à l’étranger dans le cadre des transferts pour soins à l’étranger financés par les cotisations des travailleurs.
L’école, confrontée à des surcharges de classes, au manque d’enseignants, à des cantines scolaires en recul, n’arrive plus à accueillir tous nos enfants et en faire les bâtisseurs de demain. Les taux de redoublement et de décrochage scolaire ont atteint un niveau inquiétant et la qualité de l’enseignement fait qu’aucune université algérienne ne figure au Top 500 mondial. Les dépenses publiques en éducation qui représentaient plus que 7% du PIB en 1980 en représentent moins de 5% en 2018. Ceci, au moment où la nomenklatura et les riches après les écoles privées, les privilèges des bourses à l’étranger et les écoles spécialisées supérieures payantes, institutionnalisent les universités privées pour que leur progéniture, sans être mélangée avec les enfants du peuple, soit préparée à prendre les leviers de commande économique et politique du pays.
Les salaires en Algérie sont les plus bas du Bassin méditerranéen. En 2018, la part des salaires dans le PIB est inférieure à 29% contre 50%, voire 75% dans les pays développés avec lesquels certains veulent comparer l’Algérie. Ce ratio s’élevait à 34.5% en 1993 et à plus de 40% durant les années 1980. Mais ce ratio, même bas, cache mal une distribution injuste puisque le salaire maximal en Algérie vaut 35 fois le SNMG et celui des dirigeants d’entreprises 20 fois en moyenne, alors que le rapport entre les salaires maximum et minimum se situe entre 10 à 12 dans les pays développés. Le SNMG, dont le montant journalier ne permet pas d’acheter 500 grammes de viande, n’a pas évolué depuis 2012 et selon des études, 80% des salariés perçoivent un salaire inférieur au montant nécessaire aux dépenses de subsistance d’une famille de 4 personnes.
La politique fiscale en Algérie est injuste. Elle ne se conforme pas au principe d’égalité des citoyens devant l’impôt. Progressivité insuffisante, non-imposition du patrimoine et des grosses fortunes, multiples exonérations et abattements, niveau très élevé de l’impôt non recouvré, évasion fiscale. Phénomène unique au monde, la contribution des salariés au budget de l’Etat dépasse, depuis 2011, celle des entreprises. La part de l’IRG-salariés dans les recettes fiscales ordinaires est passée de 16%, en 2009, à 26.1% en 2018, alors que la part de l’Impôt sur les bénéfices des sociétés a chuté de 19.9% à 14.5% durant cette même période. Par ailleurs le montant des impôts non recouvrés à la date du 31 décembre 2016, dépasse, selon le rapport de la Cour des comptes publié en décembre 2018, 13 000 milliards de dinars, soit de quoi couvrir les subventions alimentaires durant plus de 60 ans. Des subventions que certains experts trouvent bizarrement insoutenables économiquement. L’impôt sur la fortune n’est pas institué à cause du lobby qui a investi le Parlement algérien, tandis que le dérisoire impôt sur le patrimoine diminue et tend à disparaître à cause des relèvements successifs du seuil d’imposition.
Le taux de chômage officiel est de 12% et celui des jeunes de 29%. En réalité, il est largement sous-estimé du fait des manipulations des statistiques de la population active et de la non comptabilisation des découragés. La vérité est qu’un actif sur quatre est en chômage dont un jeune sur deux et trois femmes sur cinq. Un niveau de chômage qui trouve son explication dans l’absence d’une politique d’emploi durable adossée à une économie productive d’une part, et dans un dispositif d’aide à l’emploi inefficient, en inadéquation avec la réalité économique et gangréné par le clientélisme de l’autre. La précarité du travail tend à se généraliser. 50% des travailleurs occupent un emploi temporaire dont 84% des jeunes du secteur privé. Mais la précarité ne se limite plus au secteur privé, dans beaucoup d’entreprise publiques, il arrive souvent de trouver des travailleurs en CDD depuis plus 10 ans, voire 15 ans, au mépris de la loi. Plus d’un million de jeunes travaillent dans le cadre du pré-emploi et perçoivent des salaires inférieurs au SNMG et sans couverture sociale du risque retraite.
Le droit syndical est reconnu de jure mais interdit de facto. Plus de 95% des travailleurs du secteur privé sont interdits de représentation syndicale et privés de la négociation collective, tandis que dans le secteur économique public, seule l’UGTA, devenue un appareil au service du pouvoir et de l’oligarchie, est tolérée avec une mise au pas de ses syndicalistes dont les plus engagés qui font face à une répression systématique de la part de l’administration avec la complicité de la «centrale syndicale».
Enfin, plus de 60% des pensionnaires et allocataires de retraite perçoivent une rente dont le montant est inférieur au SNMG. La sécurité sociale, malgré l’aubaine démographique de la structure de la population algérienne, arrive de plus en plus difficilement à assurer ses missions de protection contre les aléas de la maladie, la maternité, l’invalidité et la vieillesse. Pour les assurés, le ratio remboursement/dépenses réelles en médicaments est en net recul et place de plus en plus d’assurés devant le dilemme des dépenses de santé catastrophiques. Les montants de remboursement des actes médicaux, toujours indexés sur la nomenclature de 1987, représentent, en moyenne, moins de 5% des dépenses réelles des patients. Le montant mensuel par enfant des allocations familiales qui représentait 15% du SNMG en 1995 en représente moins de 2% en 2019, car toujours indexé sur le SNMG de 1994.
Le financement de la CNR n’arrive plus à couvrir ses dépenses à cause essentiellement de la politique d’emploi, de l’évasion fiscale, des dépenses indues mises sur le compte de la sécurité sociale et de la mauvaise gouvernance du système et des caisses.
Les transferts sociaux
Dans les 35 pays de l’OCDE, La redistribution divise le rapport entre le niveau de vie des riches et celui des pauvres par deux, pour les quintiles extrêmes et par trois pour les déciles extrêmes. La contribution des transferts sociaux à la réduction des inégalités des revenus primaires avoisine les deux tiers dans ces pays (OCDE 2015). Le premier rapport du PNUD publié en 1990 soulignait qu’«avec un revenu moyen par habitant de seulement 400 dollars, le Sri Lanka a atteint une espérance de vie de 71 ans et un taux d’alphabétisation des adultes de 87%, alors qu’en Arabie Saoudite, où le revenu par habitant est 16 fois supérieur, l’espérance de vie ne dépasse pas 64 ans et le taux d’alphabétisation des adultes 55%».
Au vu des bas revenus des Algériens qui ne leur permettent pas de faire face aux prix internationaux, les transferts sociaux sont une composante majeure de la protection sociale. Contrairement à une campagne orchestrée par le pouvoir et le FMI et relayée par beaucoup d’experts, les transferts sociaux en Algérie sont loin, très loin d’être insoutenables pour l’économie, pour reprendre le jargon des libéraux. Il faut d’abord souligner que le montant des transferts sociaux budgétisés ne représente en 2019 que 8.2% du PIB contre 12.1% en 2009, soit une diminution de 33% en 10 ans. Ce qui illustre la remise en cause progressive des transferts sociaux en Algérie. Par ailleurs, il est intéressant de noter que dans ces 8.2% de transferts sociaux pour 2019, on retrouve les pensions de moudjahidine (0.92% du PIB), le financement des hôpitaux (1.56% du PIB), le soutien aux retraités (1.31% du PIB dont les deux tiers vont au Fond de soutien des retraites des cadres supérieurs de l’Etat et à la caisse des militaires), les allocations familiales que l’Etat prend en charge à la place des employeurs depuis 1994 (0.16%), l’aide au logement que l’Etat est condamné à prendre en charge même si la forme actuelle faite de gabegie et de clientélisme est à revoir (1.63% du PIB) et le soutien pour l’accès à l’électricité et à l’eau, au profit des habitants du sud (0.41% du PIB).
Au final, le montant du soutien qui va aux prix des produits alimentaires, à l’éducation, aux démunis et aux handicapés ne représente que 2.19% du PIB, un taux très en deçà de celui chanté par les libéraux et le pouvoir. L’offensive contre les acquis sociaux à laquelle on assiste, aujourd’hui, n’épargne aucun secteur et la raréfaction des ressources n’est qu’un prétexte. Le véritable enjeu, quels que soient les prix du pétrole, est de savoir au profit de qui sont affectées les ressources du pays et comment sont réparties les richesses créées. Le débat réel que soulèvent cette politique et l’austérité en cours, loin d’être d’ordre technique, est au cœur des enjeux politiques et des choix fondamentaux pour le pays sur lesquels doivent être interpellées toutes les forces politiques et sociales.
Doit-on consacrer plus de richesses à la satisfaction des besoins des populations en matière de santé et d’éducation? Doit-on impulser des politiques volontaristes en faveur de l’investissement productif créateur de richesses et générateur d’emplois durables ou doit-on accepter que l’emploi, les salaires et les pensions de retraite soient des «variables d’ajustement» au profit de l’accumulation du capital et des nouveaux riches qui se comptent par milliers pour qu’ils aillent investir leurs milliards de profit dans les paradis fiscaux ? Doit-on continuer à baisser les taux de mortalité infantile et maternelle et à allonger l’espérance de vie en bonne santé des Algériens en investissant davantage dans la prévention sanitaire et en rendant les soins accessibles à tous, ou accepter une politique de la santé à deux vitesses caractérisée par l’inégalité devant la maladie et la marchandisation des soins qui poussent au renoncement aux soins des centaines de millions d’Algériens au moment où la nomenklatura va se soigner à l’étranger pour le moindre malaise ou dans les cliniques privées en Algérie avec l’argent de la sécurité sociale ?
Doit-on maintenir l’effort d’assurer l’enseignement gratuit et accessible à tous et dans tous les paliers tout en améliorant sa qualité, ou doit-on accepter un système d’enseignement à deux vitesses avec la privatisation et la marchandisation de l’éducation et du savoir ? Doit-on aller vers plus de sécurité économique, professionnelle et sociale, ou se résigner au développement du chômage, à la précarité de l’emploi et des conditions de travail actuelles et qui vont s’aggraver si l’avant-projet du code du travail sera adopté dans sa mouture actuelle ? Doit-on consolider le système de sécurité sociale basée sur la solidarité et la répartition qui est l’une des plus belles réalisations de l’Algérie indépendante par son unification, une clarification de sa relation avec l’Etat et le secteur de la santé et une stratégie de mobilisation des ressources ou faut-il se résigner à la capitalisation et à une remise en cause de la couverture des travailleurs et des démunis contre les risques et les aléas de la vie ? Enfin, doit-on continuer à lutter contre les inégalités et la pauvreté à l’aide de prélèvements fiscaux réellement progressifs où tous les citoyens sont égaux devant l’impôt et les transferts sociaux pour ne pas priver les Algériens de protéines, d’énergie, de soins, du savoir et leur permettre d’accéder au logement, ou faut-il priver une grande partie de la population des bienfaits du développement et du progrès social ?
N. B.
Commentaires