Le mystère de l’intifadha algérienne
Par Kaddour Naïmi – Partout dans le monde, et depuis toujours, un mouvement populaire vise à se doter le plus tôt possible d’une organisation autonome, pourvue de mandataires représentatifs. Car tout mouvement populaire dans le monde, en l’absence d’une telle auto-organisation et de tels mandataires représentatifs, est voué à l’échec, soit en étant récupéré par une partie de l’oligarchie combattue qui, alors, conquiert l’hégémonie, soit en disparaissant tout simplement parce que l’oligarchie dominante dispose, elle, de sa propre organisation et de ses propres mandataires représentatifs.
Alors, pourquoi et en quoi le mouvement populaire algérien actuel ferait exception ?
En effet, au huitième mois du soulèvement, pas d’auto-organisation autre que celle des manifestations hebdomadaires et pas de mandataires représentatifs ? L’auteur de ces lignes pose cette question depuis le début de l’intifadha, revenant à plusieurs reprises sur ce problème(1). Une minorité d’autres Algériens évoquent également la nécessité d’une auto-organisation complémentaire du mouvement social, sous forme de comités populaires autonomes, produisant des mandataires représentatifs. Mais encore rien ! Aussi, les circonstances exigent de revenir sur ce problème.
Rappelons et éclaircissons davantage. D’une part, le mouvement populaire démontre une remarquable organisation et un admirable comportement tactique lors de ses manifestations hebdomadaires, tant générales qu’estudiantines. Cela prouve la présence d’un encadrement très compétent, quelle que soit sa nature : propre au mouvement populaire ou composé de manipulateurs, internes ou étrangers ou encore un mélange des deux types d’agents. De là, la question fondamentale : quelle est l’identité des membres de cet encadrement ? Qui représentent-ils réellement ?
Manipulations ?
Certains pensent aux manipulateurs des agences étrangères états-uniennes, spécialistes des «révolutions colorées». Certes, des aspects du mouvement populaire permettent cette hypothèse : pacifisme et sourire, nettoyage des rues, etc. Cependant, il est incontestable que le peuple des manifestants exprime, au-delà de toute hypothétique manipulation, des exigences légitimes. Toutefois, elles se cantonnent essentiellement à des négations («yetnahaw gaâ !», «qu’ils dégagent tous !»), pour proposer de temps à autre des «personnalités» non compromises avec le système social rejeté. Or, jamais, nulle part, des «personnalités», aussi honnêtes et compétentes soient-elles, n’ont permis la réalisation des objectifs les plus essentiels d’un mouvement populaire. Pas même Lénine, ni Mao Tsé Toung, ni Ho Chi Minh, ni Fidel Castro. Pas même Gandhi, ni Nelson Mandela ! Les preuves sont là : une oligarchie ancienne fut remplacée par une oligarchie inédite, d’une certaine manière plus cruelle envers le peuple que la précédente, avec le prétexte de savoir mieux que le peuple en quoi consiste son «bonheur».
D’autres pensent à des manipulations intérieures du mouvement populaire, venant du «clan» oligarchique algérien vaincu par celui actuellement vainqueur. Hypothèse également à considérer, tout en sachant que l’intifadha (soulèvement) populaire a ses raisons propres et légitimes d’exister.
Occultation
Bien entendu, seul un ignorant ou un naïf peut s’étonner de constater que les «personnalités» politiques algériennes de l’opposition n’évoquent jamais la nécessité de l’auto-organisation de comités populaires autogérés, produisant leurs mandataires représentatifs, afin de concrétiser les objectifs légitimes du mouvement populaire. Un exemple. Saïd Sadi, vieux routier de l’opposition, souligne, dans une très récente déclaration : «Il reste à répondre à la déjà vieille question de savoir par quelle stratégie la révolution peut faire concrétiser au mieux et au plus vite son objectif de refondation nationale». Et Saïd Sadi envisage : «Des actions diversifiées et pacifiques sont à même d’augmenter la pression sur le pouvoir afin d’écourter ces périodes grises propices aux provocations.» (2). N’est-ce pas vague, trop vague, donc sans consistance pratique ? Sacrés donneurs de leçons et «sauveurs du peuple» ! Il leur est impossible de s’intéresser et de comprendre que le salut réel du peuple ne peut être que dans sa propre auto-organisation autonome, autogérée, disposant de ses propres mandataires représentatifs ; que donc les Saïd Sadi peuvent tout au plus être invités à donner des avis, mais jamais se voir confier la gestion de la société, afin d’éviter de voir s’établir une nouvelle oligarchie dite «libérale», «moderniste», «laïque» (et qu’on ajoute les étiquettes les plus luisantes), mais néanmoins oligarchie.
L’histoire ne cesse de le démontrer : les peuples doivent se méfier plus de leurs auto-proclamés «amis» que de leurs déclarés ennemis. Evidemment, les «sauveurs de peuple» traitent ces observations avec condescendance quand pas mépris, en les stigmatisant comme «anarchie», «illusions dangereuses», «propos irresponsables», etc.
L’aspect décisif
Quels que soient les agents qui animent le mouvement populaire, ils semblent s’en tenir aux manifestations hebdomadaires, sans consolider ce mouvement par ce qui lui est indispensable : une auto-organisation horizontale capillaire dans tous les quartiers des villes et villages, sous forme de comités populaires autogérés, choisissant leurs propres représentants sous mandat impératif.
Pourquoi ce manque ? Il est vrai que des manipulateurs du mouvement populaire, étrangers ou internes, n’ont absolument aucun intérêt à voir le mouvement populaire se doter d’une auto-organisation de base, qui l’anime dans la quotidienneté, qui le structure en tant que contre-pouvoir institutionnel réel, fort, capable d’affronter le pouvoir étatique de manière victorieuse. De là, le terrible et légitime soupçon que le mouvement populaire est, malgré lui, manipulé. Par exemple : le mouvement populaire rejette la tenue d’élections organisées par les autorités étatiques. Soit ! Cependant, ces dernières font tout pour réaliser des élections, à la manière des anciennes, en changeant seulement les apparences. Preuve en est la déclaration la plus récente de Mouloud Hamrouche, refusant d’y participer (3).
Alors, pour le mouvement populaire, pourquoi se contenter de refuser les élections proposées par l’adversaire sans, toutefois, organiser, à sa manière et selon ses possibilités, sa propre et autonome campagne d’élection populaire ? Parce que le mouvement n’en a pas les capacités ? Alors, il est dangereusement faible et court le risque d’être vaincu. Parce que les animateurs – les authentiques, les honnêtes et non les manipulateurs – n’en sont pas convaincus ? Pour quels motifs ? Comment et pourquoi donc des animateurs d’un mouvement populaire, ayant fourni toutes les preuves de sa maturité tactique durant huit mois de manifestations populaires, ne produisent-ils pas leur auto-organisation horizontale, la plus large et la plus insérée dans la population ? N’est-ce pas montrer une remarquable capacité tactique mais une absence de capacité stratégique ?
En effet, les manifestations hebdomadaires constituent des batailles, mais pas la guerre. Celle-ci consiste, pour le mouvement populaire, à se concrétiser de manière institutionnelle, pour sortir vainqueur, autrement dit à remplacer un système social prédateur oligarchique par un système social au bénéfice du peuple et de sa nation. Dès lors, pourquoi n’existe-t-il pas des comités citoyens autogérés dans les quartiers populaires des villes, dans les villages et partout où vivent des collectivités locales ? Sans ces structures organisationnelles, comment un mouvement populaire, quelle que soit la puissance et les performances de ses démonstrations dans les rues et sur les places publiques, peut-il être autre chose qu’une masse de manœuvre utilisée par la composante hégémonique de l’oligarchie dominante, au service de ses intérêts exclusifs ? En effet, qu’a donc obtenu le mouvement populaire jusqu’à présent sinon la victoire d’une partie de l’oligarchie dominante sur une autre partie, la victorieuse pratiquant la même politique autoritaire que la vaincue, en ce qui concerne les droits citoyens légitimes ?
Encore une fois, la déclaration de Mouloud Hamrouche le prouve, au point de reconnaître : «Je vous le dis sincèrement : même si j’étais élu Président dans le cadre du processus actuel, je ne pourrais rien faire.» Il va jusqu’à avouer : «Il y a des choses que je ne peux pas dire». Est-ce là des signes d’un changement positif dans le système de gouvernance actuel, par rapport à celui de Bouteflika ?
N’est-il pas pertinent de conclure en paraphrasant une fameuse expression «intifadha populaire algérienne, où est ta victoire ?», autrement dit, la concrétisation de ton propre objectif, à savoir l’établissement d’un système social authentiquement par et pour le peuple ? Autre manière concrète et pratique de poser la question : intifadha populaire, quelle est ta stratégie ?
K. N.
(1) Voir http://kadour-naimi.over-blog.com/
(2) Voir https://www.lematindalgerie.com/said-sadi-lappel-de-novembre
(3) Voir https://www.algeriepatriotique.com/2019/10/05/mouloud-hamrouche-a-ses-partisans-il-y-a-des-choses-que-je-ne-peux-pas-dire/
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