Dahmoune le brekho, les tongues de Gaïd-Salah et le livre émietté
Par Youcef Benzatat – Un jour du mois d’août 1985, je me trouvais dans la cuvette de Blida où l’air était irrespirable à cause de la chaleur, tassé dans une immense salle de taule, sans climatisation, ni fenêtres, en compagnie de près de 400 élèves officiers de réserve venus des quatre coins de l’Algérie pour accomplir l’instruction militaire à l’Ecole de formation des officiers de réserve (EFOR) de Blida.
Officiellement, la raison de notre présence dans cette fournaise était un cours de combat dans le cadre du programme de notre instruction militaire. Le capitaine qui officiait cet enseignement avait été surnommé par les élèves de l’école «capitaine Brekho». Renseignement pris, j’apprenais que le mot «brekho» était une appropriation du mot français «bourricot» dans la langue vivante des Algériens, la derja. A peine quelques minutes passées depuis le début du cours, pas seulement je comprenais pourquoi le capitaine était surnommé de la sorte, mais je constatais à mes dépens l’ampleur de son arrogance, de sa vanité et l’exhibition d’une virilité outrancière, véhiculée dans un langage odieux, machiste, misogyne et dépourvu de toute censure morale. L’inconscient à vif, laissant croire que ses mécanismes du processus de refoulement ont été totalement inhibés.
Le cours sur l’art du combat se transforma progressivement en une démonstration d’autoglorification par le récit de scènes de combat imaginaires pendant la Guerre de libération nationale, dont l’incohérence du récit les rendait en toute évidence invraisemblables. Il soliloqua dans son délire durant longtemps sans se préoccuper de l’attention des élèves. Je sortis à ce moment de ma poche le roman de Mika Waltari, Sinouhé l’Egyptien, et me mis à lire. Au bout d’un moment passé à lire, j’étais absorbé profondément par la lecture au point de ne plus faire attention au capitaine et ses paroles se sont progressivement évanouies dans un brouhaha lointain. C’est alors que je voyais une main m’arracher brutalement le livre et la voix du capitaine de m’ordonner de me lever. Je me suis exécuté dans la précipitation sans sourciller, confus, mais sans éprouver aucune gêne apparente. Toute la classe s’est retournée vers la scène et attendait comme moi ce que le capitaine allait faire dans pareil cas. Il se mit alors au bout de quelques instants à déchirer lentement le livre en mille morceaux et me tendit au final un tas de bouts de papiers d’un geste indécis et sans aucune animosité.
Une immense frustration se laissait percevoir sur l’expression de son visage, traduisant un profond sentiment de complexe d’infériorité, dû certainement à son manque de culture et l’état d’ignorance dans lequel il végétait, accentué par la présence de près de 400 personnes de niveau universitaire qui se trouvaient tout autour de lui. Après quoi, il se ressaisit, retourna à son estrade et se mit à lancer des piques dans toutes les directions de la salle : «Vous savez pourquoi il lit des livres en français ? C’est pour draguer les filles ! De toute façon, ceux qui lisent des romans, ils sont efféminés, ils sont incapables de prendre des filles» !
Le directeur de l’EFOR était à ce moment le commandant Gaïd-Salah, l’actuel chef d’état-major de l’ANP et le parrain de la junte, qui ne reconnaît aujourd’hui au peuple aucune virilité suffisante pour pouvoir s’opposer aux convoitises néocoloniales et aucune maturité politique pour lui restituer sa souveraineté. A aucun moment, pendant les six mois d’instruction passés dans cette école, le commandant ne s’est adressé à ses élèves. On voyait de temps à autre sa silhouette lointaine déambuler dans les allées de l’école, habillé en treillis militaire, des tongues aux pieds, à la manière du promeneur solitaire Jean-Jacques Rousseau, non pas pour méditer sur sa société, mais certainement sur ses affaires et ses promotions dans la hiérarchie auxquelles il est parvenu aujourd’hui.
Le capitaine Brekho devait partager ses vues sur les élèves de l’école avec son commandant, telles qu’il les avait prononcées après l’incident du lecteur du roman démasqué à chaque occasion d’une partie de dominos dans un coin du mess des officiers. Il en est certainement aussi de même de tous les officiers Brekho du commandement de la hiérarchie de l’institution, comme le seraient leurs serviteurs affectés à la gestion de l’Etat et de ses institutions. On vient d’en avoir la confirmation de la bouche même du ministre de l’Intérieur, Salah-Eddine Dahmoune, qui a traité les Algériens avec les mêmes propos que le capitaine, pour lui avoir désobéi de ne pas aller voter le 12 décembre de cette année. En conclusion, le ministre n’a fait que dire tout haut ce que ses parrains pensent tout bas.
Heureusement que les officiers de l’armée qui veillent sur nos frontières ne sont pas tous des Brekho.
Y. B.
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