L’élite dans le miroir du Hirak
Par Youcef Benzatat – «Je ressusciterai tant que tu n’auras pas appris à vivre sans maître. Je mourrai le jour où tu passeras de l’humiliation de servir à la grâce d’exister.»(*)
Le professeur Chems-Eddine Chitour, s’exprimant sur les ondes d’un média public, a déclamé en son âme et conscience que la feuille de route imposée par l’état-major, «c’est la voie possible». La réponse de mon ami Kader Harfouche, scientifique et chercheur de renommée internationale, militant sur les premières lignes du Hirak, fut sans concessions : «C’est la course à la brosse, ça se bouscule devant le portillon. Autant le peuple du Hirak est noble et fier, autant ces larves sont viles et veules. La Révolution triomphera. Il se revendiquera d’elle et plus que tous, c’est l’essence même de l’opportunisme.»
Plus loin, notre professeur enchaîne que le président de la République, Abdelmadjid Tebboune, «doit surtout parler vrai». Une amie militante de premier plan au sein du Hirak, convaincue de la justesse et de la légitimité de son combat, réplique, indignée : «Le Président qui doit parler vrai doit être lui-même un Président vrai, élu par le peuple. Or, il est lui-même une fausse vérité et un vrai mensonge.»
La soumission chez ces «viles et veules» prend aujourd’hui une figure d’anamnèse pour supporter son caractère humiliant, en psalmodiant des litanies à en procurer jouissance et jubilation pour leurs maîtres, à même de leur permettre de savourer ces moments de toute puissance sadique, en échange de l’approbation de leur allégeance.
Se sachant enchaîné dans les reflets du prisme du Hirak, le professeur n’hésitera pas à s’aventurer à vouloir laver sa mauvaise conscience en tirant une salve traitresse contre ses compatriotes exilés volontaires à l’étranger, pour continuer leur combat contre la dictature, afin d’échapper au sort réservé aux hommes et femmes libres qui sont en train de payer leur combat politique dans les geôles de l’imposture. Ainsi, il les qualifia sur ces mêmes ondes de «donneurs de leçons inopportuns, qui vivent à l’étranger et qui se permettent de juger et de donner leurs points de vue sur la situation politique de leur pays», en les défiant à venir en Algérie «vivre à la même fréquence des Algériens» au lieu de «mettre de l’huile sur le feu». Qui mieux placé que mon ami le Pr Nadji Khaoua, exerçant à l’université d’Annaba, pour mieux comprendre la douleur morale qui range la mauvaise conscience de cette élite de service. Pour qui «le système politique mis en place entre 1957 et 1962 n’a cessé de se renforcer au fil des décennies à l’aide de cette catégorie de serviteurs zélés […] Il trouvera toujours des serviteurs zélés qui le maintiendront. Aujourd’hui, sous prétexte de libéralisme économique, ce système offre la meilleure garantie aux puissances extérieures (la France, l’UE, les Etats-Unis, la Russie, la Chine, etc.) pour leur partage du marché civil et militaire en Algérie. Ils l’aideront par leur silence et par leur volonté commune de maintenir l’Algérie comme marché pour leurs exportations. Dans ces conditions, le Hirak n’a aucun espoir à court et moyen termes de réussir à enclencher la construction d’un Etat moderne gouverné par des lois et non des personnes.»
Ce pessimisme de notre ami de l’université d’Annaba nous renseigne sur les capacités de nuisance de ces serviteurs zélés et leur rôle dans la régression qui affecte notre société et qui l’empêche de devenir une nation moderne, développée, libre et prospère. Car ce genre de parasites agit au cœur même des institutions et particulièrement à l’université. Ses convictions ne sont pas déduites d’un vécu aux portes des fréquences de l’opportunisme, mais bien de celles dans lesquelles bat le cœur de notre nation et celui de son devenir. Notre cher professeur d’Annaba subit, en vérité, des représailles de bas étage, non pas seulement en rapport avec son activité de citoyen au sein du Hirak, mais cela dure depuis des années. Ce sont des représailles ordonnées par une seule personne. Cette persécution dure à ce jour malgré ses protestations écrites au rectorat et au ministère de tutelle. La personne en question occupe le poste de responsabilité à la tête de la faculté concernée depuis douze ans, en plus d’être le responsable d’une discipline scientifique à Annaba depuis 40 ans au moins, en passant du poste d’adjoint au chef de département en 1980 sans interruption jusqu’à sa nomination en tant que doyen depuis 2007.
Tous les cadres de l’université, tous les recteurs successifs se sont tus devant cette forfaiture. Bien entendu, le seul à avoir dénoncé cela est le Pr Nadji Khaoua, apparemment rayonnant sur une autre fréquence que celle à laquelle est branché le professeur Chems-Eddine Chitour, pour subir de telles représailles. Cela ne l’empêche pas, pour autant, de participer à des rencontres scientifiques internationales avec ses seuls moyens financiers.
Certainement, ceux qui se sont exilés sous d’autres fréquences, intérieur ou extérieur de la terre patrie, par amour de leur peuple pour le servir, sont tout le contraire de ce que voudrait nous faire croire le professeur Chems-Eddine Chitour et ne voudraient en aucun cas se mêler à ces hordes de mercenaires au service de ce système castrateur de l’émergence d’une nation algérienne à la dimension de son histoire et de la valeur patriotique des hommes et des femmes qui lui ont permis de ressusciter des geôles de l’histoire.
Ceux qui voudraient faire croire que le Hirak est fini, voudraient faire croire que l’espoir qu’il avait fait naître a déjà été atteint. Ils sont, en vérité, mus par la cupidité et n’ont nul égard pour le politique, pour la quintessence de la loi et pour tout sens de l’Etat et de sa souveraineté. Ayant renoncé à la politique, ils se sont ligués avec le système totalitaire pour le servir en asservissant la société et l’Etat, en ayant fait le choix de l’unique et singulière loi de la soumission au lieu de l’anéantissement. Point d’honneur pour ces élites. Elles sont profondément avilies. Plutôt la soumission que l’anéantissement, comme si leur devise était devenue de concert : à quoi sert l’honneur dans l’anéantissement ?
Leurs maîtres ne se sont pas contentés de les dépouiller de leur honneur et de leur dignité dans leur soumission, ils ont été jusqu’à l’achèvement de l’anéantissement des fondements mêmes de l’Etat, pour que la société ne puisse prendre forme et constituer une éventuelle menace pour leur pérennité. A la place, ils ont disposé des coquilles vides, tels des mangeoires pour bêtes de somme, qu’ils engraissaient pour les servir. Où nos élites ne se contentaient de venir que pour s’y abreuver, donnant d’eux-mêmes une image de vomi au peuple qui, lui, pour préserver son humanité, préféra à la soumission l’immolation, la noyade dans les mers ou, pour les plus déterminés parmi eux, l’affrontement de la barbarie de la répression les mains nues. Point d’Etat pour ce système despotique. Les décisions se prennent dans l’ombre, à l’abri des regards. Les coquilles vides données en pâture à l’élite, dans un leurre d’institutions de l’Etat et qui ne leur servent que de mangeoires, font l’objet cycliquement de surenchères pour aiguiser les appétits et renforcer la soumission. Est élu celui qui manifeste le plus d’ardeur dans sa volonté de se soumettre et de glorifier son maître.
Le Hirak, c’est la conscience du peuple. C’est le cri de son manque. Il ne peut cautionner vos kermesses électorales de dupes ! Il réalisera son Etat sur vos esprits calcinés par la lâcheté et le mensonge, à mains nues. Il restituera le débat civilisé à nos Assemblées. Il rendra son droit à la justice. Il fera jaillir le savoir dans les écoles, la santé dans les hôpitaux, les fleurs dans les jardins publics et restituera la poésie à ses libraires. Votre république ne pouvait posséder de qualités pour le représenter. Ses fondations ne reposent sur aucun fondement de notre lignée. L’Algérie est une terre d’hommes libres. Qui ne peut s’accommoder avec la soumission et la servitude.
Y. B.
(*) Mohamed Benchicou, Le dernier soir du dictateur, théâtre, sur une idée de Sid-Ahmed Agoumi, éditions Riveneuve, 2011.
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