Hirak cherche élite
Par Pr Mohamed Bouchakour – L’organisation du Hirak fait débat. Deux avis se font face dans ses rangs. Le premier défend l’idée qu’il ne faut lui donner aucune organisation au risque de voir émerger une «aristocratie hirakienne» que le pouvoir n’aura aucune difficulté à récupérer, comme l’a montré l’expérience des «âarouch». Et si ces délégués sont tant soit peu irréductibles, maintes expériences antérieures ont montré que le pouvoir trouvera toujours un moyen de les mater.
L’autre camp considère que le Hirak doit, au contraire, se structurer afin de garantir sa consolidation, sa longévité et son efficacité dans une lutte qui risque de s’avérer longue et dure. A défaut, il s’expose à toutes les manipulations possibles qui peuvent provenir du pouvoir et/ou d’ailleurs, ou tout simplement il risque de s’essouffler et de s’éteindre.
Les deux positions se défendent et le fait qu’elles se neutralisent prouve bien qu’elles sont enfermées dans un débat stérile ou, du moins, dans un débat dont les termes sont mal posés.
A vrai dire, un troisième avis a cours qu’il faut mentionner ici. Il transparaît surtout dans le discours du pouvoir et de ses relais, et constitue donc une variable de poids qu’il serait imprudent d’ignorer. Il affirme que le Hirak est bel et bien organisé car un Mouvement populaire aussi large, aussi durable, aussi précis, constant et synchronisé dans ses mots d’ordre, aussi discipliné autour de sa ligne unitaire et pacifiste, ne saurait relever de la génération spontanée. Il y aurait donc forcément «une main» qui tire les ficelles à travers des réseaux souterrains, et complote contre la stabilité, voire l’unité du pays. Cette vision sous-tend la notion d’«accompagnement» et d’«encadrement» du Hirak qui veut que tout leader (réel ou supposé) de l’opposition, tout animateur ou activiste issu de la société civile, bref, toute tête qui dépasse, doit être mis hors d’état de nuire et poursuivi pour incitation à la déstabilisation du pays, atteinte à l’unité nationale, et autres griefs de ce genre. Ceci, pour préserver une espèce de Hirak… pépère, compatible avec la stabilité et l’unité bien comprises du pays. Plus clairement, toute élite qui tenterait de faire jonction avec le Hirak, ou qui risquerait d’émerger de ses rangs, doit être neutralisée. Si le Hirak doit se donner une élite, c’est au pouvoir de la lui choisir.
Le cadre du débat étant ainsi posé, la question de l’organisation du Hirak se pose en ces termes : qui osera, et saura, assumer les rôles que le Hirak attend de l’élite qui lui fait défaut ? Et ces rôles sont sensibles et complexes : celui de porte-parole d’une plateforme politique à élaborer et qui soit fidèle à sa cause, et celui de pourvoyeur d’une vision stratégique, d’orientations pratiques, d’idées novatrices, de solutions, tout ceci en dehors de toute structuration organique.
Le fait que dans les rangs du Hirak des voix s’élèvent pour clamer que ce dernier ne veut avoir ni de représentants, ni d’organisation, ne doit pas entrer en ligne de compte. Une telle objection est en contradiction avec elle-même. Si personne ne peut s’autoriser à parler au nom du Hirak, ces objecteurs ne parleraient donc que pour eux et probablement aussi au nom du pouvoir dans la mesure où celui-ci a tout intérêt à gérer un mouvement livré à lui-même, tout en semant le doute dans ses rangs sur sa supposée manipulation par des acteurs maléfiques occultes. Il reste que les forces acquises à la cause du Hirak sont libres de se positionner sous l’étendard de ce mouvement et d’œuvrer à ce que les franges les plus larges de ce dernier s’y reconnaissent pleinement. Ces forces n’ont même pas besoin de se présenter comme porte-parole ou représentantes de qui que ce soit. Il leur suffit de coller à l’idéal du 22 Février et d’y rester fidèle. Pour cela, elles doivent s’efforcer d’abord elles-mêmes de s’organiser pour.
D’où peut venir concrètement l’élite du Hirak ?
Les forces les plus indiquées pour favoriser l’émergence d’une élite du Hirak sont en très grande partie contenues dans le Front de l’Alternative Démocratique. Bien que pluri-partisane, cette initiative recouvre un socle doctrinal qui se recoupe plus que tout autre avec les mots d’ordre et revendications qui jaillissent de manière assourdissante de la rue algérienne les vendredis et les mardis. Les membres de ce Front ont réussi l’immense exploit de se regrouper, en dépassant les considérations de leadership et leurs anciennes querelles non soldées. Mais ce résultat n’apporte rien à la cause du Hirak. Ils ne se sont pas insuffisamment ouverts sur la société civile, en particulier «les précurseurs du Hirak». On entend par là des personnalités et catégories sociales qui se sont courageusement dressées devant le régime d’Abdelaziz Bouteflika, et/ou qui ont le plus pâti de ses dérives, de ses abus de pouvoir ou de sa faillite. Sont notamment visés ici :
- Le Camra (Collectif autonome des médecins résidents algériens de l’année 2017)
- Les jeunes harraga rescapés et les familles qui ont perdu leurs enfants en mer
- Le comité anti-gaz de schiste d’In Salah
- Les comités de chômeurs d’Ouargla, de Tiaret et d’ailleurs.
- Les mouvements Barakat 2014 et Mouwatana 2018
- Les représentants des retraités de l’armée
- Des personnalités nationales emblématiques telles que Benyoucef Mellouk et d’autres de la même trempe.
Tout ce beau monde a sa place au premier plan des luttes en cours et non pas simplement en tant que marcheurs du vendredi.
L’élite force de proposition pour une sortie de crise ?
Le Front de l’alternative démocratique a bien produit une feuille de route pour une transition pacifique et démocratique. Mais elle reste sur la posture caduque d’une force de proposition qui s’adresse à un pouvoir qui n’en a cure, ce dernier ayant sa propre feuille de route. Le Hirak non plus n’y a pas montré d’intérêt, sa préoccupation étant maintenant ailleurs. Sa priorité est à présent de résister à la politique des passages en force. Il en a subi trois depuis la rentrée sociale : le panel de Karim Younes, l’autorité présidée par Mohamed Charfi et le scrutin présidentiel du 12 décembre. Et il s’apprête à subir prochainement celui de la réforme constitutionnelle. Tout ceci dans un contexte de manœuvres sur tous les fronts : provocations à la violence, tentatives de division, mise en branle de la propagande officielle, harcèlements policier et judiciaire, etc.
Sans une élite à la hauteur, le Hirak ne résistera pas longtemps… Si cette prédiction de mauvais augure se concrétise, le peuple aura fait «sa part». Quid de l’élite qui s’en réclame ? On ne pourra certainement pas en dire autant. Ce jugement ne concerne pas les nombreuses personnalités du monde politique, universitaire, médiatique, associatif, et de la société civile, dont les apports ont été jusque-là très précieux. Il vise l’élite comme entité sociale capable de mettre sa matière grise collective au service du Hirak et de peser de tout son poids afin d’infléchir le cours des choses dans le sens d’une rupture d’avec l’ancien régime et l’avènement d’une nouvelle Algérie.
Le Front de l’alternative démocratique prévoit d’organiser les Assises nationales de la démocratie le 25 janvier prochain. Ce rendez-vous est l’occasion d’amorcer une reprise de l’initiative et de se donner maintenant sa propre feuille de route, celle qu’attend de lui le Hirak.
La feuille de route attendue par le Hirak de son élite
Le Hirak est déjà national, uni et pacifique. Point n’est besoin de revenir là-dessus. Ce qui lui manque, c’est en priorité de :
1- Se recentrer et se fédérer autour de sa vision, celle d’une Algérie nouvelle qui soit en rupture avec le régime politique postcolonial et qui parachève la libération nationale par la libération sociale et la consécration d’une Algérie libre et démocratique. Cette vision doit être transcrite dans une plateforme politique du 22 février 2019 qu’il incombe à l’élite de produire et de promouvoir.
2- Disposer des clés, des argumentaires et des éléments d’analyse qui lui permettent de comprendre avec justesse les faits et les évènements qui alimentent l’actualité, de se prémunir contre les discours idéologiques trompeurs et défaitistes, contre les manipulations internes et externes, et de mener, à la base, son propre travail de consolidation et d’élargissement de ses rangs.
3- Pouvoir porter sa voix haut et fort pour sortir du black-out médiatique qu’il subit, et faire connaître au grand jour sa cause, ainsi que les actions qu’il entreprend, les atteintes dont il est l’objet, les questions et débats qui le traversent, etc. Le Hirak est un mouvement social puissant dont les ressorts remontent très loin. Unique dans les annales, son histoire est en train de s’écrire au présent et ne peut se dérouler à huis clos.
C’est seulement dans le cadre d’une telle feuille de route que l’on peut envisager l’auto-organisation du Hirak à la base. En l’absence d’une telle démarche, les appels à l’auto-organisation ne peuvent avoir d’effets et resteront une manière de se défausser sur un Hirak orphelin.
M. B.
Coordinateur provisoire du collectif Nare
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