Mouvement populaire : entre récupération et structuration
Par Kaddour Naïmi – C’est une loi empiriquement observable depuis toujours et partout : tout mouvement populaire court le risque certain d’être manipulé et récupéré par des éléments organisés, qui s’autoproclament, haut et fort, comme étant les seuls, les meilleurs, les authentiques représentants du mouvement populaire en question.
Citons des cas historiques significatifs.
Le mouvement populaire de 1789 en France, comme celui de 1917 en Russie furent une surprise totale pour les élites plus ou moins organisées de leur époque. Ni un Robespierre, ni Lénine, ni Trotski, malgré tout leur engagement social et toutes leurs connaissances théoriques, ne s’attendaient au surgissement du mouvement populaire. Cependant, les Jacobins s’organisèrent très vite pour s’imposer dans la direction du mouvement populaire. Quant aux Bolcheviques, ils étaient organisés depuis près longtemps pour prendre la direction du mouvement populaire. Les uns et les autres réussirent à faire entrer leurs militants dans le mouvement, à le noyauter, à le manipuler jusqu’à en obtenir la direction.
Robespierre et ses partisans proclamaient en paroles leur adhésion complète à la révolution. Mais, constatant l’aspect auto-organisationnel qui commençait à se concrétiser, avec la contribution des hébertistes, babouvistes et «enragés», Robespierre et ses partisans dont s’organisèrent dans le Club des Jacobins, puis employèrent un langage tel qu’ils semblaient suivre le peuple dans ses revendications. En réalité, ce fut là une tactique qui leur permit de prendre la direction du mouvement populaire. Une fois au pouvoir, sous divers prétextes, ils instaurèrent la Terreur et la concrétisèrent avec la guillotine. Ils exécutèrent moins de nobles contre-révolutionnaires que de révolutionnaires qui avaient le seul tort de vouloir un gouvernement réel du peuple par le peuple.
Considérons les Bolcheviques. Voyant le surgissement des Soviets (comités, assemblées) d’ouvriers, de soldats et de paysans, surgissement spontané à la seule initiative de ces derniers, Lénine écrivit à la hâte et diffusa son ouvrage L’Etat et la Révolution, et lança le fameux slogan «Tout le pouvoir aux Soviets». L’ouvrage et ce slogan donnèrent l’illusion aux partisans réels des Soviets que les Bolcheviks les suivaient. Oui, ils les «suivaient», mais pour prendre le contrôle du mouvement soviétique. Et ils réussirent. Quand, trois ans plus tard, les partisans sincères des Soviets finirent par s’apercevoir que les Bolcheviks s’érigeaient, en fait, en une caste inédite de dominateurs au détriment du peuple, et se révoltèrent, notamment à Kronstadt et en Ukraine, l’armée «Rouge», commandée par Trotski, les massacra avec une cruauté semblable à celle de l’oligarchie tsariste.
Un sage observateur de la société avait noté, en substance : des faits historiques surgissent parfois en tragédie pour être imités sous forme de farce. Le scénario évoqué plus haut, tragique, se répète, actuellement sous forme de farce. Voici le cas. Ceux qui, depuis la naissance du Mouvement populaire algérien, déclarent qu’il n’a pas «vocation à s’auto-organiser», mais seulement à marcher pour éliminer la caste au pouvoir, que doit-on conclure quand on voit ces personnages à la rencontre de Paris, en compagnie de Larbi Zitout, représentant de l’organisation Rachad (1) ? Qu’en réalité, les arguments évoqués par ces personnages pour nier au Mouvement populaire de s’auto-organiser (arrestation de leaders, infiltration du Mouvement populaire, divisions idéologiques en son sein) (2), étaient, en réalité, uniquement présentés pour masquer le véritable but : empêcher le Mouvement populaire de s’auto-organiser afin de le manipuler par Rachad. A Paris, tous ces personnages se sont autoproclamés comme les meilleurs, les seuls représentants du Mouvement populaire. En réalité, c’est l’organisation islamiste Rachad, représentée par Labri Zitout, qui domine ce rassemblement. Elle a pris la précaution tactique de se renforcer par les habituels «idiots utiles» (pas tellement idiots, car ils y trouvent leur compte… en banque, et une promesse de poste institutionnel, lui aussi fournisseur de compte en banque !) incarnés par des personnages du genre intellectuel universitaire, en paroles laïcs et démocrates.
Le point commun à tous ces activistes : le Mouvement populaire n’a pas à s’auto-organiser, mais seulement à continuer à marcher afin de faire tomber le régime, car c’est à nous, «diplomates», «intellectuels universitaires», à savoir ce qu’il faut faire par la suite. C’est-à-dire, comme les Jacobins, comme les Bolcheviques, prendre le pouvoir et imposer la domination, bien entendu au nom du peuple.
En passant, une constatation. Le drame de l’Algérie fut l’existence d’une «armée des frontières». Commodément installée hors du pays, bien financée et bien dotée en «cadres» dirigeants, elle a pu, à l’indépendance, opérer son coup d’Etat militaire et usurper le pouvoir, en promettant le bonheur au peuple algérien, avec les conséquences constatées. Voici, aujourd’hui, une organisation, elle aussi installée hors du pays, elle aussi bien financée, elle aussi disposant de «cadres» dirigeants, elle aussi promettant le bonheur au peuple algérien, qui manœuvre pour conquérir le pouvoir en Algérie : l’organisation Rachad. On lit, déjà, sur des réseaux sociaux, comment est appelé son représentant le plus en vue : «âssad» (lion), lequel a toujours en bouche «bî idhni Allah !» (avec la permission de Dieu). Bonjour, l’adoration servile et sanctifiée du «zaïm» (chef) ! Notez, toutefois, la casquette qu’il arborait à la rencontre de Paris : elle portait «NY» ! Est-ce judicieux, pour un «sauveur» du peuple algérien, contre tout impérialisme, y compris culturel et publicitaire ?
Réveil ?
Cependant, des activistes du Mouvement populaire algérien appellent et agissent actuellement pour débattre entre eux et se coordonner, sans prétendre ni représenter le Mouvement populaire, ni le structurer. Il s’agit du PAD (Pacte pour l’alternative démocratique», et de certains acteurs et collectifs du Mouvement populaire, provenant de l’ensemble du territoire national, ainsi que de la diaspora. Ces derniers déclarent, dans la presse, vouloir «coordonner entre les différents acteurs du Hirak en vue de contribuer à concrétiser les exigences du Hirak».
Condamner ce genre d’initiative, sans arguments convaincants, relève de l’un de ces deux cas. 1) Soit la stupidité, car toute suggestion au Mouvement populaire pour s’auto-organiser de manière autonome est la bienvenue, autrement il court à l’échec. 2) Soit la récupération. Par exemple, l’un des universitaires qui a attaqué le PAD était, par la suite, présent avec l’organisation Rachad lors de la rencontre de Paris, évoquée ci-dessus. Ainsi, l’on comprend que ce personnage s’est attaqué au PAD pour, en réalité, le neutraliser au profit de Rachad, dans le but de prendre le contrôle du Mouvement populaire. Ce fait ne rend-il pas évident la manipulation de cet intellectuel, se proclamant laïc, qui affirme que l’islamisme politique est désormais mort ? Comment expliquer, dès lors, la présence de ce même personnage à Paris, avec l’organisation Rachad ?
Encore une fois, à l’occasion du Mouvement populaire algérien, on assiste à la lutte entre une organisation islamiste bien structurée (et bien financée par des puissances étrangères) (3) et des organisations démocrates, nettement moins bien structurées et moins dotées financièrement. Voici la différence : Rachad, dont les représentants les plus actifs sont des ex-membres du FIS, se présentent comme partisans de la démocratie, alors que leur association fait partie d’une organisation mondiale, les Frères musulmans, qui pratique l’entrisme dans les institutions pour conquérir le pouvoir étatique, puis établir une conception sociale totalitaire (4).
Quoiqu’il en soit, voici le plus important. Soit le Mouvement populaire se dote de sa propre structure, le transformant en agent social opératoire, soit il est récupéré au profit d’une organisation-caste (future oligarchie dominante), soit il dépérit et disparaît. Et le temps est à l’urgence, parce qu’une année de marches hebdomadaires est passée, sans rien donner de consistant en termes de changement social, conformes aux revendications du Mouvement, et parce que la rencontre de Paris et l’apparition de Rachad au grand jour démontrent que la course pour la récupération du Mouvement populaire est devenue impérative.
Par conséquent, il est d’une extrême urgence d’examiner le plus attentivement toute proposition, tout programme de n’importe quelle association afin d’établir clairement si cette proposition ou ce programme vise, sans aucune ambiguïté, – il faut le souligner -, à permettre au peuple de se doter des institutions convenables. Elles le sont si elles concrétisent réellement le principe : par et pour le peuple, à travers ses représentants démocratiquement élus, et respectant scrupuleusement leur mandat. Partout et toujours dans le monde, un peuple peut vivre dignement à la seule condition de conquérir une conscience telle qu’il se dote d’institutions où ses représentants non pas se servent de lui pour se servir (en caste privilégiée), mais trouvent leur intérêt uniquement à le servir, et, par conséquent, à se servir comme simples citoyens, identiques aux autres.
K. N.
(1) «Les porte-parole autoproclamés du Hirak étalent les vérités de La Palice à Paris», https://www.algeriepatriotique.com/2020/02/16/les-porte-parole-autoproclames-du-hirak-etalent-leurs-lapalissades-a-paris/
(2) L’auteur de ces lignes en a montré l’inconsistance dans diverses contributions publiées dans ce même journal.
(3) Voir «Alliance entre Rachad et MAK : menace sur l’intégrité nationale», http://kadour-naimi.over-blog.com/2020/01/alliance-entre-rachad-et-mak-menace-sur-l-integrite-nationale.html
(4) Idem.
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