Joyeux anniversaire, Hirak de nos rêves !
Par Ali Akika – «Et par le pouvoir d’un mot, je suis né pour te connaître, te nommer, Liberté.» (Paul Eluard) A l’approche de l’anniversaire de l’inattendu et bienvenu Hirak, des écrits se font écho pour cerner le devenir de ce singulier Mouvement populaire. Les questions soulevées par ces contributions abordent la nécessité ou non d’une structuration, d’élire des représentants, etc. Si ces problèmes n’ont pas trouvé de réponses et qu’ils sont toujours d’actualité pour certains, force est de déduire que la réalité du pays est complexe, d’une part, et que les opinions et schémas «théoriques» n’ont pas de prise sur la complexité de cette réalité.
Par réalité, j’entends aussi bien l’histoire que le présent car ces deux paramètres ont accouché de rapports de force qui s’imposent aux deux principaux acteurs de la scène politique. Cette complexité et la nature du Mouvement populaire méritent qu’on arme le Hirak intellectuellement pour que l’utopie devienne réalité. Le pays a tellement souffert des vents brûlants du paysage politique, a été si longtemps livré à des nuits sans étoiles, que le silence apparent de la société a fait croire à l’imbécilité conservatrice qu’elle pouvait dormir sur ses deux oreilles. Les timorés ont cru que la crise allait se résoudre en appliquant les recettes d’une Constitution faite sur mesure, et néanmoins jamais appliquée.
Nos timorés «sauveurs» avaient élaboré des plans, un timing, une feuille de route et un «panel» a été chargé de concrétiser cette stratégie de dimanche, à la manière des peintres amateurs qui s’adonnent à ce passe-temps pour s’occuper le jour du repos hebdomadaire. C’est ce qui explique le handicap des timorés à saisir la fureur du volcan qui a jailli des profondeurs de la société et qui, imperturbable, marche tous les vendredis. Pour nos timorés, le pays traverse une simple crise qui se déroulerait dans un pays baignant dans une mer azurée et calme et dont la société était gavée des bienfaits de la «modernité».
Cette paresse intellectuelle à vouloir concilier l’eau et le feu par soumission à la «philosophie» du juste milieu n’est autre que la maladie appelée déni de la réalité. Car «mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde» (Albert Camus), c’est insulter le Mouvement populaire qui a étonné plus d’un. Il faut dire que les vents du désert cités plus haut ont annihilé toute possibilité de construire un arsenal de concepts et notions opératoires où l’on peut puiser des outils qui nous disent des choses sur notre pays. Le manque d’un appareil conceptuel explique la difficulté de saisir la nature et la complexité du Hirak, son architecture sociale, son originalité et son potentiel. Et cette difficulté a laissé la place à des «analystes» qui pataugent dans les marécages d’idées moisies qui font entrer la réalité dans le mot valise de clan.
Les petits pièges à éviter
Le péché mignon de beaucoup d’analystes, c’est d’user et d’abuser de comparaisons avec des mouvements historiques de type révolutionnaire. Etudier des expériences historiques est utile et même nécessaire. Utile si l’étude de ces expériences nous fait comprendre les facteurs clés qui ont joué un rôle dans les réussites ou les échecs de certains mouvements à caractère révolutionnaire. Nécessaire pour identifier les facteurs dans notre pays qui font avancer le mouvement en lui évitant le maximum d’obstacles.
Pour atteindre cet objectif, il est nécessaire de «convoquer» l’histoire de notre société, voyager dans les méandres de son paysage politique, social et idéologique. Les fractures ontologiques ou simplement historiques qui ont fait passer l’humanité d’un monde à un autre ou d’une société à une autre sont à la fois nombreuses et complexes.
L’Algérie d’aujourd’hui voit chaque vendredi son peuple exposer aux yeux du monde les fractures qui l’empêchent de passer à une autre société. Un peuple conjugue ses revendications à la fois au passé, au présent et au futur. C’est un chant à la gloire d’une histoire avec ses tragédies et une infinie reconnaissance aux enfants d’hier qui ont libéré le pays des chaînes de la domination coloniale et à ceux qui se sont emparés aujourd’hui de l’étendard du rêve de libérer le peuple de l’hydre de la hogra.
Qu’en est-il donc de ce peuple depuis l’indépendance qui est pour quelque chose dans la construction d’une conscience historique qui a surpris et débordé le pouvoir un certain 22 février 2019 ? Il a eu ses représentants qui ont inscrit dans les tables de l’histoire la primauté du politique sur le militaire dans un congrès qui s’est tenu dans la majesté de la vallée de la Soummam. Ce peuple n’a pas la mémoire qui flanche, il fait de la primauté du politique la pierre angulaire de la conquête de sa souveraineté, souveraineté qui concourt à colmater la béance des fractures de l’histoire.
Un peuple sans esprit revanchard veut remettre les pendules à l’heure pour libérer d’un tiroir cadenassé la Constituante «oubliée» à l’indépendance du pays.
Un peuple qui ne cessa de s’exprimer par des émeutes qui ont culminé un certain octobre 1988. Emeutes qui ont fait éclater les contradictions d’un pouvoir qui lâcha du lest pour préserver l’essentiel de ses privilèges. Un peuple qui paya cher sa résistance à une terreur des ténèbres, une terreur qui favorisa l’accès au pouvoir d’un pharaon qui fixait son nombril au lieu de libérer le regard du peuple en direction de l’horizon de son avenir.
Un peuple qui opéra un miracle en se soulevant comme un seul homme/femme, le même jour et dans le pays alors que tout a été fait pour le dévitaliser de son énergie, pour geler son intelligence collective et décapiter ses rêves. Est-ce que ces luttes titanesques ont été capitalisées par une production intellectuelle qui aurait pu atténuer ou chasser les noires idées de charlatans, de préjugés infantilisants qui se nourrissent de la «pureté» de sang, de régionalisme/tribalisme et même des «saintes familles» descendant des chorafa (la tribu du Prophète). Ce sont ces valeurs archaïques qui servent encore de refuge aux fatalistes et aux imbéciles qui psalmodient que la justice et l’égalité ne peuvent exister sous prétexte que les cinq doigts de la main ne se ressemblent pas. Ces valeurs ont constitué l’alimentation en fourrage des discours idéologiques. Ces âneries ont persisté en dépit des changements titanesques dans le monde. Ces idioties ont bénéficié du «mariage» du libéralisme économique débridé de chez nous et de l’intégrisme avec sa morale bigote. Cette alliance a enfermé la société, et le Hirak a eu au moins le mérite de faire tomber les cases dans lesquelles on a maintenu tout un peuple divisé en Arabe, Kabyle, Chaoui, Targui, etc. Hélas, ces idées rances ont produit leurs effets sur la société et sur la production «intellectuelle» de médias et autres sectes qui ont pollué les esprits. Hélas, comme me disait une amie, l’intégrisme a perdu militairement mais a gagné idéologiquement au regard de la pesanteur sociale actuelle qui étouffe jeunes et moins jeunes.
Pour terminer, je voudrais prendre deux exemples dans l’histoire récente du pays. Le premier se rattache aux émeutes du 5 Octobre 88 qui ont accouché de la légalisation des partis politiques et du libéralisme économique. A cette date, le FLN perd son statut de parti unique, et le «socialisme spécifique» laisse la place au libéralisme. Le FLN perd son hégémonie au profit de l’Etat, notion mystique chez Boumediene en bon militaire qu’il était. Le libéralisme prit le dessus à la suite des échecs du «socialisme», et la puissance du capitalisme d’Etat engendra une classe sociale dite réformatrice qui entoura un Chadli qui était loin d’être un doctrinaire de la trempe de Boumediene. Pour compléter ce tableau, n’oublions pas les influences des facteurs et contraintes de la scène internationale. C’était l’époque du triomphe du libéralisme «sauvage» avec Thatcher et Reagan et la pérestroïka de Gorbatchev qui annonçait l’implosion de l’URSS. Ce type de fracture ne peut donc s’expliquer avec les luttes de petits clans dont la composante se recrutait dans toutes les régions, «ethnies» et le lien entre eux était tissé en monnaie sonnante et trébuchante.
Le deuxième exemple concerne deux personnages dont le limogeage à l’époque n’est pas sans lien avec la situation actuelle. Le premier personnage est Mohamed Mediene, chef du DRS mis à la retraite le 13 septembre 2015. Toufik était à l’origine des «malheurs» du ministre de l’Energie, donc patron de la Sonatrach, Chakib Khalil et «ami» du président Bouteflika. Touché à pareil personnage patron de société pourvoyeuse de la rente n’allait pas rester sans réponse.
Le second est l’actuel président de la République qui fut limogé par Bouteflika après deux mois et demi à la tête du gouvernement. Premier ministre en 2017 et actuel Président du pays, son limogeage par Bouteflika a été acté car il eut l’audace de demander le remboursement des créances de l’Etat à des messieurs dont beaucoup se retrouvent aujourd’hui à El-Harrach. Là aussi, les petits liens claniques s’évaporent vite sous la pression du chaudron alimenté par des milliards de dollars.
Ces deux exemples montrent que l’Algérie des tribus et clans, c’est de l’histoire ancienne. Celle d’aujourd’hui, les clans se transforment en meutes qui chassent ensemble, attirées par l’argent qui n’a pas d’odeur mais d’autres ressorts. Il est donc temps de rassembler tous les soubresauts vécus par le pays, en faire une lecture avec un regard neuf, loin de la sociologie ou psychologie de prix-unique. Les bouleversements de toutes natures ont changé le paysage du pays. Des récits de fiction (littéraire et cinématographique), et des essais politiques et historiques ont travaillé et cerné des séquences de ces bouleversements. Par la faute du désert culturel, ils ont été «enterrés» et n’ont pas touché en profondeur la société. Le meilleur coup de main que l’on peut faire au Hirak, c’est de lui souhaiter un bon anniversaire en créant, en produisant, en diffusant des idées et des opinions qui coupent le cordon ombilical avec le vieux monde qui s’entête à polluer la vie d’un peuple.
A. A.
Réalisateur du film Hirak, lumière sur Algér(ie) la Blanche.
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