Ces «démocrates» qui s’affichent avec le FIS veulent-ils instaurer la charia ?
Par Kaddour Naïmi – En Algérie, l’islamisme politique a sévi. Il a coûté dix années de tragédie et de nombreuses pertes en vies humaines. A l’occasion de l’actuel Mouvement populaire algérien, le débat revient. Oui ou non, l’islamisme politique en Algérie ? Dans cette première contribution, la situation algérienne est examinée ; dans une seconde, complémentaire, sera exposée la problématique générale dans les pays à majorité musulmane.
Des balbutiements occultes à l’affirmation publique
Au cours de l’actuel Mouvement populaire, l’islamisme politique a, au début, commencé très timidement à se manifester par quelques slogans, comme «Allah akbar !» (Dieu est grand !). Ensuite, l’exigence d’unité du mouvement l’a fait pratiquement disparaître. Il est revenu notamment avec la mort de l’ex-président égyptien Mohamed Morsi, un représentant important de l’organisation mondiale des Frères musulmans, notamment par l’hommage qui lui avait été rendu par des manifestants. Enfin, avec le temps, constatant que le Mouvement populaire ne s’auto-organisait pas pour disposer de sa structure autonome le dotant de ses authentiques représentants, l’islamisme politique s’est de plus en plus manifesté, notamment à travers l’organisation islamiste Rachad, et son représentant le plus actif sur les réseaux sociaux, Mohamed Larbi Zitout. Avec le point d’orgue que fut la rencontre de Paris où, avec stupéfaction, on a constaté la présence d’un personnage se définissant comme intellectuel universitaire démocrate : Lahouari Addi.
En outre, tout au long du Mouvement populaire, on constate l’action de la chaîne de télévision Al-Magharibia. Le propriétaire est l’un des fils d’Abassi Madani, ex-dirigeant du FIS, mais on ignore la provenance du financement de cette télévision. Ce qu’on voit, toutefois, ce sont des débats où participent des personnalités qui se définissent comme démocrates.
L’ultime fait à relever est la rencontre de quatre personnalités chez Ali Belhadj : Samir Benlarbi, Mustapha Bouchachi et Lakhdar Bouragâa. La photo de cette rencontre a suscité deux très vives réactions opposées. Les uns ont exprimé des interrogations perplexes, se résumant ainsi : comment des démocrates confirmés comme Bouchachi et Bouragâa ont-ils pu rendre visite à un ex-instigateur de l’assassinat des démocrates algériens, notamment intellectuels, journalistes, étudiants ? D’autres ont approuvé cette rencontre, avec deux types d’arguments. Les uns arguent que le passé est désormais à oublier pour ne considérer que le présent sous forme d’unité des Algériens contre le régime à éliminer ; les autres vont plus loin, en épousant la thèse des islamistes du FIS et de Rachad, sans oublier certains «intellectuels démocrates» qui affirment sans preuves convaincantes que les massacres de civils durant la décennie noire sont à imputer à l’armée. Pourtant, il suffit d’aller voir des vidéos sur internet pour constater que l’un des dirigeants de l’ex-FIS, Mourad Dhina, lui aussi membre de Rachad, justifiait ouvertement l’assassinat des journalistes.
Principe et réalité
Voici la position défendue par un courant de l’islamisme politique, avec le soutien de personnalités se déclarant démocrates : au nom des droits de l’Homme et de la démocratie, le courant de l’islamiste politique a droit de cité en Algérie et, donc, à la compétition électorale.
Essayons d’examiner ce principe, non pas en étant motivé par la passion partisane idéologique, donc par des intérêts individuels de caste, mais uniquement par la raison. Par principe, un vrai démocrate n’exclut l’expression d’aucune opinion, d’aucune forme d’association, dans la participation à la gestion d’une nation. Toutefois, ce principe est sujet à une condition fondamentale et non discutable : que cette opinion, que cette association n’emploient pas, de manière ouverte ou occulte, le fonctionnement démocratique pour parvenir au pouvoir étatique afin d’éliminer le fonctionnement démocratique d’une manière «soft» ou violente, pour établir une théocratie, laquelle ne peut être, par nature, qu’une dictature.
Il s’ensuit cette conséquence : les représentants d’un islamisme politique qui nieraient la valeur de la démocratie, pour évoquer la seule «volonté divine» comme référence, cet islamisme-là est-il admissible dans un système démocratique ? Non, car il instaurerait une dictature. Elle serait même pire que celle de militaires laïcs. En effet, ces derniers tireraient leur légitimité uniquement de leur prétention à être les «meilleurs» représentants de la nation, en s’appuyant, naturellement, sur la force armée. Tandis que les partisans d’un islamisme politique, prétendant représenter la volonté divine, tireraient leur légitimité d’une notion supérieure à celle laïque des militaires, la volonté divine. Cependant, islamistes et militaires imposeraient leur conception à partir de la violence armée.
Dès lors, dénoncer l’illégitimité d’une dictature militaire, c’est remettre en question uniquement une volonté d’êtres humains. Par contre, dans le cas d’une dictature religieuse, ce serait remettre en question la volonté de Dieu. On comprend, alors, où se trouve la dictature la plus totalitaire et, donc, la difficulté de la contester par un peuple dominé. En effet, comment faire raisonner un être humain qui s’autoproclame dépositaire de la volonté divine ?
Voilà donc le motif pour lequel un islamisme politique qui a comme référence la volonté divine et la prétention unilatérale de la représenter est incompatible avec un système démocratique, non acceptable dans le cadre d’un fonctionnement démocratique. Dans ce cas-là, ce ne sont pas les démocrates qui excluent l’islamisme politique de la règle démocratique, mais c’est lui-même qui s’en exclut. Dès lors, quel droit aurait-il d’agir dans un système démocratique, sinon pour le détruire ? Et, dans ce cas, est-il démocratique de le laisser faire ?
Considérons des exemples concrets. En Algérie, dans les années 1990, le FIS déclarait publiquement, par la voix de l’un de ses deux co-fondateurs, Ali Benhadj, que la démocratie est «kofr» (blasphème), qu’en cas de victoire électorale, le FIS éliminerait la démocratie pour établir la «charia», autrement dit, le système théocratique, donc dictatorial, dont, évidemment Ali Benhadj et ses partisans s’autoproclament les représentants indiscutables et infaillibles. On sait ce que cela signifie pour les citoyens qui seraient en désaccord : l’Afghanistan des Taliban a donné l’exemple. En Algérie, la décennie noire vit l’assassinat de journalistes, d’intellectuels, d’enseignants, d’étudiants, d’artistes parce que démocrates.
Un cas plus grave encore : en Iran, des démocrates ont soutenu l’imam Khomeiny dans sa conquête du pouvoir étatique. Une fois celui-ci et ses partisans parvenus, ils firent assassiner tous les démocrates qui avaient eu l’illusion de croire que l’idéologie de Khomeiny leur aurait permis d’exister encore dans un système théocratique.
Se pose alors une autre question : un islamisme politique démocratique est-il concevable ?
Commençons par examiner une autre religion. En Italie, notamment, un parti politique s’inspirant de la religion a existé et dirigé le pays pendant une période. Toutefois, ce parti avait pris le soin de désigner son nom de manière claire : Parti démocrate-chrétien. Et, de fait, son action a respecté le système démocratique (1).
Dans les pays musulmans, jusqu’à présent, aucun parti d’idéologie islamiste n’a considéré opportun de se nommer en prenant la précaution d’ajouter le terme «démocrate». Cela aurait donné, au moins, une garantie formelle d’acceptation du système démocratique.
Arrivons à la question : peut-il exister un islamisme politique se concevant dans le système démocratique ?
La démocratie, répétons-le, signifie considérer la volonté du peuple comme valeur suprême dans le choix d’un système social. Or, une idéologie se réclamant de l’islam considère la volonté de Dieu comme valeur suprême. Dès lors, comment cet islamisme politique peut-il considérer la volonté du peuple supérieure à celle de Dieu ? Là est la réponse qu’un islamisme politique doit donner, de manière claire et sans aucune ambiguïté, pour démontrer et convaincre qu’il peut fonctionner dans un système démocratique. En Algérie, les partis politiques d’obédience islamiste et l’association Rachad, également islamiste, incluent-ils dans leur programme les éléments fournissant la conviction que la volonté du peuple est prioritaire par rapport à la volonté divine ? N’est-ce pas là l’unique manière d’accepter la règle démocratique ?
En Algérie, toutes les personnalités, politiques ou intellectuelles, qui affirment le droit à l’existence de l’islamisme politique, davantage encore, qui fréquentent et se font prendre en photo en compagnie des représentants de l’islamisme politique, ont-elles reçu la garantie claire et sans ambiguïté, et d’abord à travers les programmes, que les représentants de cet islamisme politique considèrent la volonté du peuple prioritaire par rapport à celle de Dieu ? Autrement, de quelle garantie disposent ces personnalités démocrates pour accorder à cet islamisme politique le droit à l’existence, en ayant en vue le principe démocratique et celui des droits humains ? En considérant les faits historiques, quelle garantie ces personnalités démocrates ont-elles pour penser que, dans le cas où cet islamisme politique parviendrait au pouvoir étatique dans le cadre d’élections démocratiques, il n’agirait pas comme les Taliban en Afghanistan, comme Khomeiny en Iran et comme Ali Benhadj, co-fondateur du FIS, voulait publiquement dans ses déclarations publiques dans les années 1990 ?
Tant qu’à ces questions les personnalités se déclarant démocrates ne donnent pas des réponses claires et sans équivoque, n’est-on pas en droit de rester vigilants et de contester à ces démocrates la qualité qu’ils prétendent avoir ?
Voici une autre preuve de la nécessité de cette vigilance. En Egypte, Mohamed Morsi est, certes, parvenu au pouvoir par des élections régulières. Cependant, une fois au pouvoir, ses actes révélèrent clairement son programme : islamiser la société de manière à favoriser l’établissement d’une théocratie, donc une dictature. L’explication de ce comportement est claire : Mohamed Morsi était un éminent représentant de l’organisation des Frères musulmans. La connaissance des écrits et programmes de cette organisation montrent clairement leur stratégie : pratiquer l’entrisme dans les institutions étatiques, en profitant du principe démocratique, dans le but de conquérir le pouvoir étatique pour établir une théocratie.
Deux exemples. En Egypte, ce processus a été stoppé par l’armée. Les pro-Morsi déclarent que le coup d’Etat fut une action unilatérale des militaires. C’est occulter les manifestations monstres populaires qui, durant le règne de Morsi, dénonçaient déjà ses actions visant à transformer l’Egypte en un Etat théocratique. Le second exemple est en cours actuellement en Tunisie, sous forme de pénétration de l’islamisme politique dans le Parlement, par l’intermédiaire d’élections démocratiques régulières.
Problème fondamental
Certes, le peuple algérien a besoin de l’union la plus large de toutes les bonnes volontés, quelles que soient leurs idéologies, pour construire un système social libre, égalitaire et solidaire. Mais la condition n’est-elle pas que la volonté du peuple soit la volonté suprême ? Comment y parvenir si l’on ne sépare pas le domaine politico-social de celui de la conviction religieuse individuelle ? Comme individu, on a le droit légitime de considérer la suprématie de la volonté divine et d’y conformer le comportement personnel. Mais, dans le domaine politico-social, la suprématie de la volonté doit appartenir au peuple ; autrement, on n’est plus dans une démocratie mais dans une dictature théocratique.
En Algérie, il faut que des personnes comme Lahouari Addi, s’ils sont réellement des démocrates, cessent de répéter l’accusation de Larbi Zitout et de Rachad selon laquelle toute critique de l’islamisme politique émanerait d’«agents du DRS» et cessent d’accuser l’armée des crimes de la décennie noire et de disculper les islamistes en affirmant qu’ils étaient infiltrés par le DRS. En effet, en quoi une infiltration par l’adversaire élimine-t-elle la responsabilité des infiltrés ? Et, par exemple, en quoi les déclarations d’un Mourad Dhina ou d’un Ali Benhadj, clairement anti-démocratiques, s’expliqueraient par l’infiltration du DRS ? Si ces mêmes politiciens ou intellectuels démocrates ont le droit (et le devoir) d’émettre des critiques sur le comportement de l’armée durant la décennie noire, n’ont-ils pas, aussi, le devoir éthique d’être objectifs en évoquant le comportement des islamistes dans la tragédie ? Autrement, n’est-on pas dans la vile propagande partisane d’imposteurs manipulateurs qui prétendent combattre une dictature militaire mais qui, en réalité, défendent une dictature théocratique ?
Ces personnes doivent avouer publiquement soit qu’ils ignorent, soit qu’ils occultent ce que d’aucuns peuvent constater facilement sur des documents et des vidéos sur internet – dans le premier cas, ils n’ont aucune crédibilité en tant qu’intellectuels universitaires ou politiciens démocrates, dans le second, ils ne seraient gure plus que des imposteurs manipulateurs – : Larbi Zitout et son organisation Rachad font partie de Mou’tamar Al-Oumma, le Congrès de la communauté, sous-entendu islamique. Cette organisation fait partie des Frères Musulmans. Le président de Turquie Recep Tayyip Erdogan en est membre. Ce dernier soutient militairement les organisations terroristes qui opèrent en Syrie et dont certains, vaincues par l’armée syrienne, ont été déplacées à bord d’avions appartenant à l’armée turque, en Libye, menaçant ainsi l’Algérie ouvertement en s’adressant à leurs partisans dans le pays – les vidéos sur internet font foi).
Ces démocrates, politiciens ou intellectuels universitaires qui fréquentent Larbi Zitout, qui se présentent avec lui à la rencontre de Paris, qui osent faire avec lui le signe de la victoire, qui se prennent en photo chez Ali Belhadj, n’ont-ils pas le devoir de démontrer au peuple, qu’ils déclarent défendre, que l’organisation des Frères musulmans, dans ses écrits et ses programmes, vise dans tous les pays à majorité musulmane la conquête du pouvoir étatique par l’entrisme dans les institutions étatiques, sous prétexte de combattre la dictature militaire, mais, en réalité, afin d’établir la charia, autrement dit la dictature théocratique ? Si telle est la réalité, quel est leur but en s’alliant avec des personnalités de ce même islamisme politique liberticide ? Le principe démocratique ne les oblige-t-il pas à dire au peuple la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ?
Le problème fondamental n’est pas d’être pour ou contre l’islamisme politique, mais que ce dernier fournisse les preuves concrètes et convaincantes qu’il n’utilisera pas la démocratie pour l’éliminer. La seule manière de convaincre n’est-elle pas dans le fait que le programme et les déclarations publiques de l’islamisme politique doivent affirmer, clairement et sans équivoque, la priorité de la volonté du peuple sur toute autre volonté, quelle qu’elle soit ?
La question s’adresse, d’abord, aux représentants de ce courant politique, s’ils veulent avoir le droit d’exister dans un cadre démocratique. La question s’adresse, ensuite, aux démocrates – s’ils le sont réellement – qui les légitime en leur donnant une crédibilité démocratique. Ces démocrates n’ont-ils pas le devoir de fournir au peuple, dont ils se réclament les défenseurs, une garantie convaincante, à savoir que leur soutien aux représentants de l’islamisme politique n’est pas un opportunisme illusoire dans lequel ils entraînent le peuple dans une future dictature théocratique ?
K. N.
(1) Nous n’entrerons pas dans les détails, notamment certains liens avec la mafia locale, durant les compétitions électorales.
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