Il y a 27 ans, Tahar Djaout était assassiné par les hordes islamistes
Par Azar N-ath Quodia – Le 26 mai 1993, un attentat terroriste meurtrier cible un monument de la littérature algérienne. 27 ans déjà ! Et la mémoire est rangée dans les alcôves de l’oubli à la merci des bluffs des médias. Face à cette ignominie, un peuple en hémorragie d’esclave qui s’accroche par la queue et les ongles à l’ascenseur de l’abîme !
C’est Tahar Djaout, fils d’Ath Chafaa, du grenier culturel d’Azeffoun, que cache ce monument qui s’est éteint à Alger le 2 juin 1993. Mais après sa mort, c’est la grimpée maritime d’Oulkhou qui couve prodigieusement en son sein sa sépulture, elle l’emporte en gloire, et depuis l’homme est jugé en étoile à l’aune de la sagesse collective.
A l’évocation du poète et de son art transparait à nos yeux une voix singulière, comme une marche d’aventure semée d’embûches, car elle est d’un accès difficile aux lecteurs et locuteurs de modestes compréhensibilités, sans quoi l’effet de la compréhension de son univers poétique risque d’être égaré ou inverse à celui recherché. On remarquera certainement que le choix de son verbe est étroitement lié à sa condition et à son milieu de paysan, ses vers ont une grande liberté de ton, ce qui se traduit par une affirmation et une rectitude de son oeuvre poétique. Cette voix est celle d’une étoile qui illumine une muse dans une affligeante tragédie.
Cette voix qui s’est élevée un jour comme un soleil aux fleurs de coraux, écho de la montagne sans doute, faite pour retentir dans l’espace africain… Elle a tout nommé, tout chanté, d’une musique douce et méditerranéenne… Tahar est un bruit sourd, fracas d’un pot de terre qui, soudain, se brise dans l’obscurantisme, retournant en poussière d’intelligence, en argile douce, paillée à nos tuiles amazighes… Il lui faut des avalanches de tambours grondants, des cymbales retentissantes sur les montagnes torrides, mettant seyant la terre des ancêtres. Cette voix est aussi le pas d’une femme africaine, à l’unisson vrai, elle est celle d’un monde réduit au silence…
Tahar est aujourd’hui rétabli dans sa gloire tellurique, cosmique, au verbe volatile. Djaout est l’orchestre d’une terre où la musique ne sera jamais tue…
Aujourd’hui, sur le chemin qui monte aux Ath Chafaa se dresse une tombe gardienne où le lierre tortueux danse comme la chevelure des mânes ancêtres. Le paysage autour contemple la beauté de son œuvre immortelle, étalée aux différents horizons du monde, elle nourrira toutes les générations futures. Et par-dessus sa sépulture, des pétales du bougainvillier qui fleurissent ; fécondent, répandant tout autour en rameaux heureux par égard à sa sagesse et sa douceur comme la grâce des grands figuiers. Laissant les choucas, ennemis de la vie, qui ont régné sur son printemps dans l’ignominie et le croassement, dans la bile éternelle des enfers…
Tahar Djaout était de «ceux qui défient l’injonction, s’agrippent aux mots incontrôlés». Il l’aura payé chèrement de sa vie. Il est parti bien trop tôt, bien trop vite pour qu’on puisse profiter au maximum de sa bénédiction. De son érudition et sa disparition, nous nous rappelons les longs sacrifices de nos ancêtres et l’évidence de ce que nous sommes réellement dans l’éphémère ici-bas.
Tahar Djaout est aussi un poète hanté, il est l’œil posé sur son monde des hommes, l’homme au cri strident et à la question permanente. Il est allé par son âme et son œuvre au secours des familles de martyrs, il a redonné espoir aux chercheurs d’os, il a rendu hommage aux hommes libres, à la famille qui avance, aux exclus de la vie, aux aliénés, aux méprisés, aux bafoués, aux travailleurs quand il écrivait :
«Epargne le soleil torride
Au travailleur vaillant
Qui trime loin de moi»
Peut-on faire une aussi plus belle entrée dans le monde de la littérature qu’en écrivant pour ceux qui sont sacrifiés dans la reconquête de la mère patrie ? Cet axe tracé de la mémoire et d’inspiration a donné à son œuvre une griffe patrimoniale à portée nationale et universelle. Tahar Djaout n’était pas des versificateurs lyriques penchés sur eux-mêmes, Tahar, lui, il a vibré pour l’homme accablé par le destin injuste, en étant le moteur pour une société de lumière, auprès des hommes libres. Il nous a appris à ne jamais céder aux caprices du temps passé, et ce quelle que soit sa nostalgie, demain soit un autre jour de résistance qui se lèvera avec son soleil ! Voilà ce que veut dire pour lui rester éternel ; rester debout à jamais, il n’y a pas de mystère.
Dans sa poésie, il faut creuser jusqu’aux noyaux des mots en combustion pour extraire un feu inextinguible… Tahar était un révolté, il ne cherchait pas à plaire, il ne cherchait pas à vendre, il cherchait seulement et simplement à dire… Il était un oiseau à la plume intègre, il était un soleil qui incendie les neiges. Ironie du sort, il s’est déjà demandé dans quel sommeil il va dormir ! Il aimait l’air pur de sa Kabylie maritime, il aimait la verdure et l’allongement de la forêt d’Akfadou au piton enneigé de Tamgout, il aimait l’eau cristalline de Yakouren, il aimait son pays, l’Algérie, le continent inondé de soleil. Ne fut-il pas lui-même l’enfant limpide de cette Algérie assassinée ?
En effet, le prodigieux d’Oulkhou s’exerçait à la création littéraire étant encore sur les bancs du lycée à Alger, il a publié toute une panoplie d’œuvres flamboyantes dont Solstice barbelé (Naaman, 1975), L’Arche à vau-l’eau (Saint-Germain-des-Prés, 1978).
Et c’est qu’à partir de 1981 que le poète s’aventure dans le roman et qui trouve beaucoup plus aisé à l’écriture que la contorsion et l’acrobatique de la poésie. Il nous laisse une œuvre remarquable de lucidité et de sensibilité : L’Exproprié (Sned, 1981) ; L’Oiseau minéral (L’Orycte, 1982) ; Les Rets de l’oiseleur (Enal, 1984) ; Les Chercheurs d’os (Le Seuil, 1984).
A la fin de l’année 1985, il venait de terminer un manuscrit, longtemps hésitait concernant le titre, et qui par la suite l’intitulera : L’Invention du désert (1987). D’autres œuvres toutes bonifiées suivront avec le temps : Les Vigiles (1991) ainsi que le dernier publié à tire posthume : L’Eté de la raison (1999).
Dans ses romans, Tahar Djaout, un écrivain fougueux par son talent et son art incontestables, s’est attelé à démanteler les postures et les attitudes d’un monde en décadence, qu’il tente de retracer dans son combat, en éternel résistant. Dans ses vers libres et sa littérature licencieuse, il nous décrit un monde de rêve, fait d’égalité et de fraternité, de paix et de générosité, il est donc pour aujourd’hui un rêve immanquablement inachevé !
Parfois, quand on s’attelle, on essaie de remonter le temps d’un pas en arrière. Le monde est autre ; différent, beaucoup de choses nous échappent, il s’en est trop passé d’événements, de choses presque impossibles, à pénétrer afin de comprendre, un temps plus serein que le nôtre, peut-être parce qu’il était là, présent en éclaireur du terroir, veilleur à la transmission et vigile de la mémoire !
Depuis ce temps, l’école n’a pas pu mieux jouer son rôle, le rêve d’une école où on apprend aux enfants comment penser, et non pas quoi penser n’est toujours pas une priorité. Serait-il juste d’attendre d’une génération qu’on a privé d’une vraie instruction des vertus de citoyenneté modèle, quand bien même les instigateurs n’ont jamais eue. Il s’agit là de l’école, sciemment déviée dans sa trajectoire naturelle qui est celle de l’éducation, du savoir et la connaissance. Pourquoi il est indispensable de revenir à la force de sa poésie pour puiser de l’aide afin de supporter l’héritage exécrable d’aujourd’hui ?
La parole dérange toujours, l’information est toujours muselée, et qui ne le sait pas, quand on opprime l’expression et on bâillonne la parole, on étouffe la presse et l’écrivain, on libère alors, consciemment ou inconsciemment, une grande violence dans la société ! Quand on refuse l’émerveillement et la gratitude devant la vie, la justice et l’équité, il faut s’attendre alors à l’exercice de la force, un monde de violence incompréhensible, Djaout pour son époque interrogeait jusqu’aux frontières du doute, il disait :
Parmi les milliards de mains
Ma main
Qui es-tu ma main ?
Donnes-tu ?
Sais-tu saisir une autre main ?
Apportes-tu toujours la bougie ?
Au seuil de l’infini, il nous conseille la réflexion :
J’attends la vague immense
Qui m’ouvrira les yeux !
Bien sûr, le temps de la violence bête est révolu, la vertu est dans l’action intelligente, et c’est ainsi que la force de cette poésie nous aide à surmonter le doute et à supporter l’insupportable.
Dans une publication du journal Jeune Afrique, un des journalistes le présentait comme un «écrivain kabyle», sans réelle explicitation de cette réduction ! Elle reste peut-être vraie, peut-être, quand on est dans l’impossibilité à rétablir son origine dans sa place d’origine qui lui revient de fait naturel, c’est-à-dire de défendre davantage ce en quoi le cœur palpite en premier lieu. Mais rien ne le renferme dans la matrice des traditions ; au contraire, rien, ni personne ne peut l’ôter à sa poésie humaniste à portée universelle. Il a compris la dangerosité du repliement dans le tribalisme, mais seulement quand ce dernier le coupe de l’élan d’ouverture vers l’autre, et donc vers le monde moderne qui s’annonce aujourd’hui. Djaout est, certes, d’un attachement viscéral à son canton, il ne demeure pas moins qu’il est authentique par ce qu’il revendique haut et fort ses racines amazighs africaines :
«Africanité ma peau», telle est sa devise en exergue dans le titre d’un de ses poèmes. Sa kabylité et son africanité sont donc nettement transcendées dans sa poésie.
A Tahar Djaout.
Oh jardinier des mots
Toi qui as trouvé où planter nos rêves sauvages !
Oh poète ingénu
Toi qui as soutenu le berger qui pleure ses brebis égarées
Toi qui as abordé les sourires d’enfants et imprégné leurs innocences
Toi le sage qui a tendu la main aux ténèbres.
Que la terre t’accueille comme le bourgeon d’un figuier
Et que la lumière te soit témoin
Nos maux et nos mots accablent le tumulte pour graver le silence.
Oui, ton silence entre les pierres que je respecte tant pour l’ébruiter,
Et toi qui es allergique au silence !
L’homme n’a pas compris ta bonté,
Seule la terre s’est abreuvée de ton amour !
Tu es nu au péché comme le sont les enfants, tout comme elle est la muse ; plus frêle que leurs peaux.
Oh que le ciel est fade sans ta présence
Si la mort est une fin
Tes mots sont une renaissance.
Dors bien mon poète, dors
Dors, près du figuier des ancêtres
Dors comme d’un sommeil du juste
D’autres parmi tes enfants si nombreux prendront le flambeau de la relève…
A. N.-Q.
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