Il est minuit dans le siècle de l’obscurantisme
Par Mesloub Khider – Prisonnier de la pensée religieuse pour qui Dieu a déjà scellé le destin de l’Homme et de l’univers depuis la naissance du globe, le croyant fanatique ne peut concevoir la remise en cause de ce scénario de vie dans lequel il joue le rôle de simple spectateur, sans éprouver la crainte de heurter son créateur. Le croyant fanatique, pétri de cette pensée religieuse ou raison paramagique, comme le désigne le célèbre psychiatre algérien Khaled Benmiloud dans son livre La Raison paramagique : sous-développement et mentalités, persuadé de la prégnance de la divinité derrière tout acte, s’interdit d’envisager la possibilité d’une volonté humaine libre capable de dessiner le sort de l’humanité avec sa seule raison et, surtout, son productif labeur.
Maintenu encore au stade de la raison prélogique, le croyant fanatique ne conçoit pas la société comme le produit de rapports sociaux évolutifs élaborés historiquement par la seule volonté de l’homme, inséré au sein d’un mode de production en constantes transformations, mais comme le fruit de la main invisible de Dieu. Le fatalisme règne en maître absolu et le maître absolu règne sur ses fidèles pétris de fanatisme. De là s’explique la résignation manifestée devant les phénomènes perçus comme imparables et fatidiques. Aucune main humaine ne peut, et ne doit, modifier le cours de l’histoire tracée d’avance par la Providence. Il s’ensuit une absence totale d’une quelconque velléité de changement de la vie de sa trajectoire prédestinée. Cela se traduit corrélativement par une soumission au cours du destin que rien ne doit troubler, ni bouleverser, ni révolutionner.
Pour le croyant fanatique, le doute n’est pas permis – pour ne pas dire – n’est absolument pas intégré dans le mode de cognition et d’appréhension de son existence. Rien ne doit remettre en cause le Livre sacré sur lequel sont gravés les fondements et les fondamentaux de la vie du croyant fanatique – et de l’univers.
Toute réflexion empreinte de scepticisme et d’incrédulité est perçue avec méfiance, défiance, malveillance. La tranquillité de la communauté ne doit pas être rompue par l’infiltration d’un axiome doctrinal iconoclaste ou d’un élément comportemental novateur, susceptibles de perturber l’ordonnancement rituel du quotidien. Dans l’optique du croyant fanatique aveuglé par l’observance obsessionnelle de principes millénaires intangibles, l’innovation est tenue en suspicion, la modernisation en répulsion, la sécularisation en exécration.
Qui plus est, les phénomènes naturels et humains étant prédéfinis dans leur éclosion et leur finitude par une puissance divine, toute curiosité humaine pour tenter de les analyser et les expliquer scientifiquement est vaine. Du berceau au tombeau, la vie du croyant fanatique se réduit ainsi à une existence ascétique (assistée) dans la perspective d’une récompense matérialisée paradisiaquement par une destinée céleste, éternelle, exaltante. De là s’explique la perpétuation d’observances et de rites millénaires admis comme éternellement valides pour toutes les époques et sous tous les cieux.
Dépositaire de cette immuable tradition, le croyant fanatique ne peut concevoir la remise en cause de ces observances et rites religieux sans éprouver la crainte de commettre un sacrilège. Toute transformation sociétale, tout bouleversement social constituent une hérésie. Y compris la tentative de tout renversement de la hiérarchie et de l’autorité de la société. Pour le croyant fanatique, l’inégalité sociale est une donnée naturelle instaurée par Dieu. La pauvreté est une condition normative, constitutive de la vie en société légitimement divisée en classes. La richesse est un don de Dieu qu’aucune volonté humaine ne doit subvertir, ni abolir. La pauvreté, une épreuve imposée par Dieu à la majorité de l’humanité croyante pour affermir sa résistance au sacrifice, tester son dévouement au respect de l’ordre (divin) établi, consolider son sens de fraternité entre tous les membres de la communauté par-delà les divisions sociales et l’oppression subie.
Ne pas oublier également de souligner que la religion revêt une dimension identitaire objectivée par la représentation du monde divisé en deux catégories humaines : «nous» (la race des purs et fidèles croyants, détenteurs de la vérité) face à «eux» (l’engeance mécréante, immergée dans la fausseté). En vrai, derrière la vitrine officielle réfléchissant une rhétorique religieuse pacifique universaliste se dissimulent les bas-fonds d’une société où le langage belliqueux particulariste le dispute au vil tempérament potentiellement assassin.
Au demeurant, captif de cette pensée magique dominée par l’irrationalité, le croyant vit sous l’emprise de la peur. Peur omniprésente de ne pas être à la hauteur des exigences doctrinales de son créateur, des impératifs moraux de sa religion. Peur du changement. Peur de la nouveauté. Hanté par la peur de ne pas complaire à Dieu, il scrute et surveille constamment toutes ses attitudes et paroles. Il vit avec un gendarme moral religieux greffé dans son cerveau, constamment tourmenté par la phobie de la commission d’un péché. Aussi, pour augmenter ses chances de récompenses dans l’au-delà, s’érige-t-il en juge moral ici-bas. Avec un zèle exalté et fanatique, il s’improvise même procureur théologique de Dieu sur terre aux fins de traquer les comportements des autres coreligionnaires ou non, pour pourchasser et dénoncer tout manquement à «ses» principes dogmatiques, pour châtier toute déviation doctrinale et comportementale.
Il est minuit dans le siècle assombri par l’obscurantisme. Le ciel ténébreux veille tyranniquement sur le sommeil de l’esprit des croyants fanatiques, nullement désireux de se réveiller de leur hibernation intellectuelle et de leur léthargie culturelle. Ainsi, réglé comme une montre par son maître horloger qui a bloqué l’heure sur minuit, le croyant fanatique s’interdit de manœuvrer les aiguilles pour régler sa montre afin de (la) remonter vers notre temps. Il demeure enfermé dans une période reculée, plongée dans l’obscurité. Il est toujours minuit dans le siècle. L’aube ne se lève jamais. Il est toujours minuit dans le ciel. Le crépuscule règne sans scrupule. Il a le soutien de la voûte céleste. Et l’assentiment de la foule religieuse terrestre. La nuit religieuse ne voit jamais le jour. Elle a élu domicile dans l’obscurité, loin de la clarté de la conscience, de la lumière de l’intelligence, de l’éclairage de la connaissance.
Comme dans l’allégorie de la Caverne de Platon, mais de manière inversée, le croyant fanatique vit enchaîné et immobilisé dans une obscure caverne existentielle parmi d’autres zombis de son acabit, devenus l’ombre d’eux-mêmes. Pourtant, il veut nous persuader que son théâtre d’ombres insensées où la vie de marionnette est réduite à une représentation scénarisée, dictée par des metteurs en scène qui tirent les ficelles derrière les tyranniques coulisses du pouvoir terrestre, drapé dans une sanctification céleste, est la réelle et merveilleuse existence. Cette divine existence qu’il nous convie, nous également, à adopter, à partager, à propager, à prolonger.
Grâce à la révolution industrielle et la naissance de la société de consommation, aujourd’hui qu’il a découvert l’existence d’un autre univers sorti depuis longtemps de sa caverne, menant une vie avec des horloges réglées sur notre temps moderne, notre croyant fanatique a daigné s’extraire de sa caverne peuplée d’ombres, mais uniquement pour profiter des bienfaits matériels produits par cet univers moderne occidental sécularisé, mécréant. Cependant, il refuse toujours viscéralement de réparer son horloge, encore moins la reléguer au musée de l’histoire. Il persiste à continuer de régler son quotidien sur l’horloge confectionnée il y a des siècles, même si elle ne donne plus l’heure, depuis. Désynchronisé, il oscille entre la temporalité figée et surannée de ses croyances fanatiques et la réalité contemporaine fondée sur l’accélération du temps et la précipitation perpétuelle des phénomènes socio-économiques et politiques. Il ne faut pas s’étonner qu’il soit constamment pris de tournis civilisationnels, d’étourdissements réflexifs, victime de déphasage culturel, de désorientation sociétale, de confusion mentale. De là s’explique sa morbide haine de la société moderne, ses ressentiments, son aigreur, son agressivité.
Ces dernières décennies, le dieu-capital, nouveau maître absolu sur terre, a déréglé les mécanismes sociaux de toutes les sociétés archaïques encore culturellement fixées sur l’ancien temps religieux, dérégulé les rouages de leur horloge périmée, restructuré les mécanismes de leur économie, remodelé leur mode de pensée figée pour le moderniser, certes, timidement mais sûrement.
«Chaque heure nous meurtrit, la dernière nous tue.» Chaque avancée économique bouleverse la société. L’ultime révolution sociale émancipatrice anéantira les derniers vestiges des sociétés archaïques au temps réglé sur une horloge civilisationnelle obsolète.
M. K.
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