Ali Shariati et Frantz Fanon : quête croisée pour la modernité

Iran Shariati-
Le sociologue iranien assassiné en Angleterre, Ali Shariati. D. R.

Par Khaled Boulaziz – «Ceux qui rendent une révolution pacifique impossible rendront une révolution violente inévitable.» (John F. Kennedy, homme d’Etat américain). Le 23 novembre 1933 naquit en Iran Ali Shariati. Sociologue, philosophe et penseur hors pair, il est largement reconnu comme le principal idéologue de la Révolution iranienne.

Au cours d’une vie qui fut brève, (1) il esquissa des conceptions nouvelles et radicales dans une approche moderne aux problèmes des sociétés islamiques en s’attaquant aux principaux terreaux du mal : l’injustice sociale et l’aliénation culturelle.

Injustice sociale et aliénation culturelle qu’il considère, à juste titre, comme les entraves à l’émancipation de la pensée islamique et son valoir comme une alternative viable de modèle sociétaire.

Ces mêmes convictions fourbues au contact des dirigeants FLN durant la Révolution algérienne au cours de son séjour en France où il côtoya Frantz Fanon avec lequel il eut plusieurs correspondances et traduit en iranien Les Damnés de la Terre et An Cinq de la Révolution algérienne.

Dans sa construction d’une pensée libératrice, Ali Shariati dégage une vision encore plus mobilisatrice pour toute une génération révolutionnaire : celle de l’homme nouveau. Un homme qui est «son propre fondement et chez qui la densité de l’histoire ne détermine aucun des actes et qui s’introduit dans le cycle de sa liberté – Recommencer une histoire de l’homme.»

C’est cette ambition de Fanon que Shariati intégra : «Ne perdons pas de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds. (…) Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf», non pas pour «le désir de rattraper l’Europe», mais pour que «l’humanité avance d’un cran», et pour «la porter à un niveau différent de celui où l’Europe l’a manifestée» (Les Damnés de la Terre, Conclusion).

Etudiant les conséquences humaines de l’oppression coloniale, Fanon théorise «l’aliénation psychotique» comme la principale conséquence de l’entreprise de dépersonnalisation du colonialisme et dénonce le processus de «lactification» de l’homme colonisé et de «l’assimilation» de l’intellectuel de tiers-monde. D’autre part, selon Fanon, «la désaliénation» ne peut être possible que par un rejet de ce même processus et «la prise de conscience abrupte des réalités économiques et sociales».

L’homme nouveau accède de ce fait à l’universel, à partir de sa différence, non pas par un emprunt pur et simple du verbe, mais par l’invention, à partir de son histoire, de sa culture, de sa langue, de son propre message. Séparant ainsi de son origine, sans jamais la renier. C’est là justement, selon Fanon, la vocation de l’intellectuel du tiers-monde. Sa modernité est constituée donc, non pas envers et contre sa tradition mais à partir de celle-ci. Toutefois, cette entreprise d’émancipation ne trouve jamais chez Fanon la structure d’une dogmatique. Car l’homme nouveau s’interroge, avant tout, jusqu’à sa «dernière prière» : «Oh mon corps ! Fait que je reste jusqu’à la fin de mes jours un homme qui s’interroge !»

Fortement influencé par son message libérateur, aussi bien que par le personnage de Fanon, Ali Shariati, jeune intellectuel iranien, introduit ses idées en Iran et conceptualisa une idée de la libération essentiellement endogène.

Reconnaissant, avec Fanon, la spécificité du tiers-monde et le fait que dans ces sociétés l’infrastructure est le colonialisme ou le capitalisme importé et non pas le mode de production interne, l’importance du rôle des intellectuels dans les pays du tiers-monde et l’assimilation et l’aliénation comme les principales conséquences de l’oppression coloniale, le dynamisme de leur relation repose toutefois sur une différence : la place accordée au rôle social de la religion. Conscient du fait que dans les sociétés de type médiéval et oriental, la religion est à la fois mode exclusif de vision du monde, principe organisateur de la vie sociale, fondement de la légitimité du pouvoir et que toute opposition de classe ou de nature politique s’exprime dans un langage religieux et se vit sous forme d’une guerre de religion, Shariati propose aux intellectuels, croyants ou athées, l’appréhension du religieux, en l’occurrence l’islam, comme phénomène social.

A l’instar de Weber, il prête beaucoup d’attention à la structure interne du champ religieux, tant sur le plan théorique – représentation du monde et ses conséquences et sa logique idéologique – qu’à son évolution historique et aux réalités sociales auxquelles il renvoie. Loin de vouloir proposer une vision exclusive de la religion, il y trouve un «opium» à la fois toxique et guérisseur, cause autonome pouvant jouer un rôle mystificateur ou conscientisateur, selon ses périodes historiques de réification et d’institutionnalisation statique ou bien de renouveau dynamique.

Par conséquent, selon Shariati, dans les sociétés religieuses, et plus précisément musulmanes, aucun changement social et politique ne peut être institutionnalisé que par une déconstruction préalable et une reconstruction de la religion elle-même.

Libérer la religion de sa prison d’obscurantisme et de la réaction, voilà la tâche qui incombe, selon Shariati, à l’intellectuel des sociétés musulmanes, entraînant leur libération, privilégiant, de ce fait, la libération intellectuelle et culturelle, reconnue comme la garantie de toute entreprise d’émancipation. C’est le principal sujet des correspondances de Fanon-Shariati. Ainsi, tout en attestant la pertinence d’une lutte anticoloniale, la réforme religieuse, comme dans le modèle européen, devient le postulat du projet social et politique de Shariati.

Cependant Fanon et Shariati se rencontrent et s’accompagnent, dans leur volonté commune d’inaugurer une nouvelle voie, d’inventer un nouveau modèle, chacun à partir des données de sa culture, pour accéder à l’universalité qui les réunit.

Dans l’une d’elles et sous le titre «Où se situe le principal point de divergence ? La place et le rôle de la religion», Fanon écrit à Shariati : «Je pense que ranimer l’esprit sectaire et religieux entraverait davantage cette unification nécessaire – déjà difficile à atteindre – et éloigne cette nation encore inexistante et qui, au mieux, est une nation en devenir, de son avenir idéal, pour la rapprocher de son passé ! […] Cependant, ton interprétation de la renaissance de l’esprit religieux et tes efforts pour mobiliser cette grande puissance – qui à l’heure actuelle est en proie aux conflits internes ou atteinte de paralysie – dans un but d’émancipation d’une grande partie de l’humanité menacée par l’aliénation et la dépersonnalisation et dont le retour à l’islam apparaît comme un repli sur soi sera le chemin que tu as pris […]. Quant à moi, bien que ma voie se sépare, voir s’oppose à la tienne – je suis persuadé que nos chemins se croiseront finalement vers cette destination où l’homme vit bien.»

Ali Shariati élabora : «Le principal travail d’un intellectuel, dans ce monde et à cette époque, est une lutte libératrice intellectuelle et culturelle pour la sauvegarde de la liberté de l’homme de la boue arrogante du capitalisme et de l’exploitation de classe, pour la sauvegarde de la justice sociale des serres brutales de la dictature absolue marxiste et pour la sauvegarde de Dieu du cimetière sombre et mortifié du cléricalisme ! Et le vrai intellectuel engagé ne réalisera cette grande mission prophétique, ni avec des fusils et des bombes, ni avec les meetings et les tapages de la politique politicienne, ni avec les révolutions et les changements de régimes et de têtes […] mais en un mot avec la communication et son arme sera le verbe

K. B.

1- Ali Shariati fut assassiné par les Services secrets du Shah en Angleterre le 18 juin 1977. Il avait 44 ans.

Commentaires

    Anonyme
    30 octobre 2020 - 9 h 26 min

    J’ai regardé, hier soir trois fois et ce pour la énième fois l’affaire des bleus ce n’étaient les interventions terribles du capitaine Légers ou le secrétaire du « grand Colonel » qui m’ont marqué mais celle de ce jeune étudiant à l’époque qui avait un seul objectif dans la vie se battre pour libérer son peuple de l’emprise colonialiste : il s’est retrouvé malgré toute sa volonté harki après 15 jours de tortures barbares sans interruption avec une issue sans aucun doute fatale et sans gloire. C’était ça aussi et surtout !!! la révolution du FLN vous aurez remarqué que je n’ai pas dit algérienne mais du FLN.

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