Retour sur le débat autour de Yennayer
Contribution de Mourad Benachenhou – Yennayer est une fête populaire célébrée dans tout le Maghreb et dont l’origine n’a catégoriquement rien à voir avec les traditions et les pratiques religieuses introduites par l’islam depuis le VIIIe siècle. Pourquoi a-t-elle résisté au passage du temps comme aux changements culturels qu’a subis la région à travers les siècles passés ? C’est là une question intéressante à laquelle, sans aucun doute, les sociologues doivent avoir des réponses. Ici, l’objectif est seulement de se demander si on peut lier cette fête à un évènement historique précis. Quatre témoins précieux : Al-Maqrizi, Al-Anbari, Bel et Destaing nous ont laissé des descriptions précises des célébrations qui caractérisaient cette fête dans le passé.
Ainsi, Alfred Bel, directeur de la Médersa de Tlemcen, et auteur du premier guide illustré de l’ancienne capitale du Maghreb central, a donné des détails intéressants sur la façon dont les Tlemcéniens la célébraient au début du XXe siècle. Voici ce qu’il apprend au lecteur dans une longue étude sur les mœurs et coutumes de la population musulmane de Tlemcen, étude publiée dans un numéro de la Revue des études économiques et sociales (1908, p. 211).
«L’en-naïr tombe à Tlemcen le 12 janvier (1er janvier de l’année julienne). Deux nafqa ont lieu à l’en-naïr. Pour l’un des deux nafqas, on ne doit manger que des fruits, du pain, des œufs durs ; c’est la nafqet el-kermous, «nefqa des figues».
A ces détails, Destaing, auteur d’un lexique sur le dialecte berbère des Beni Snous, tribu berbérophone de la région de Tlemcen, ajoute, en marge de la traduction en français d’un document berbère écrit en caractères arabes, et publié dans la Revue africaine, («Fêtes et coutumes saisonnières chez Ies Beni Snous», Revue africaine, L, 1906, 244-260, 363-385′. XIII, 1900, 200-12, 308-34) et qui donne des détails sur la célébration de Yennayer dans la région des Beni Snous, que la durée des célébrations de cette fête à Tlemcen était de trois jours, chacun donnant lieu à des activités différentes.
Dans les deux écrits cités plus haut, accompagnés d’une bibliographie abondante et faisant même référence aux études du sociologue français Emile Doutté, les deux érudits français, qui avaient une connaissance approfondie tant de l’arabe que de la langue berbère, ont souligné l’origine lointaine de cette fête, qui, selon eux, n’était pas spécifique au Maghreb et était même célébrée… en Egypte. Destaing cite même deux auteurs arabes égyptiens : Al Maqrizi et El Anbari, qui témoignent de l’existence de cette pratique et la lient à l’imitation par les musulmans des célébrations des «Gens du livre», selon les termes de ces auteurs.
En-naïr, Yennayer et Januarius
Il ne fait pas de doute que l’étymologie des termes En-naïr et Yannayer provient du mot latin Januarius, qui, lui-même, est dérivé du nom du dieu romain Janus.
Ce Janus, auquel était dédié, à Rome, un temple, composé uniquement d’un portique équipé d’une porte à deux battants, était, selon un spécialiste de la mythologie antique, Ely Talfourd, «le dieu romain de la lumière et du commencement». Voici ce qu’il écrit sur ce dieu, «dieu du ciel et du soleil, comme Jana était la déesse de la lune» : «Le mois qui, après le jour le plus court, annonce de nouveau le retour de la lumière, était appelé en son honneur Januarius, et il porte son nom à ce jour. Afin, donc, que le début de la nouvelle année fût de bonne augure pour les jours à venir, les gens étaient désireux de se donner du bon temps, à travers toutes sortes de petits présents et d’actes de bonté –un usage qui a survécu jusqu’à notre période.
Parce qu’avec l’apparition de la lumière une nouvelle période commence, Janus fut graduellement traité comme le dieu du commencement.» (Dans : Olypmos : Histoires des dieux de la Grèce et de Rome, pp. 286-286). A à noter que le «j» se prononçait «y» chez les Romains, d’où Yennayer.
Ramsès III et les Amazighs
On a tenté de lier cette fête à un évènement qui serait survenu en 950 avant J.-C. et qui aurait vu la confrontation entre les Amazighs et les Egyptiens, conduits par Ramsès III, pharaon à l’époque.
Cette confrontation, qui aurait tourné à l’avantage de nos ancêtres amazighs, n’est mentionnée dans aucun des écrits surabondants que les pharaons ont laissé de leurs faits et gestes, écrits sur du papyrus ou sur les colonnes et les murs des temples ou sur des monuments commémoratifs dédiés à un évènement particulièrement important.
De plus, Ramsès III, appartenant à la XXe dynastie, selon Menatho, l’historien égyptien du IIIe siècle avant J.-C., était, à la date où ces évènements auraient eu lieu, mort, d’ailleurs assassiné à coup de dague – suivant l’autopsie faite sur sa momie – dans un coup d’Etat de palais, organisé par Tiye, une de ses trois épouses, depuis au moins deux siècles, car il aurait régné, selon différentes sources historiques, de 1087 à 1056 avant J.-C.
Les batailles menées entre les Amazighs et les troupes de ce pharaon ont, suivant un document écrit sur papyrus datant de la période, tourné en faveur des Egyptiens, qui ont capturé le chef amazigh de l’époque et ont forcé une partie de son peuple à s’installer sur le territoire égyptien.
Voici ce que rapporte un papyrus de l’époque sur cette bataille : «Quant à ceux qui ont atteint ma frontière, leur semence n’est plus et leur âme et leur cœur ont été effacés pour l’éternité.»
Ce papyrus, écrit en caractères hiéroglyphiques, se trouverait dans un musée de Turin, en Italie. L’histoire rapporte que Ramsès III, appelé «le dernier grand pharaon», construisit une muraille de 16 mètres de hauteur pour protéger l’Egypte contre les invasions amazighes.
Shishenk, Amazigh fondateur de la XXIIe dynastie
C’est un fait historique maintenant avéré qu’effectivement la XXIIe dynastie fut fondée par Shishenk (ou Shoshenq ou Chachnaq), un général de lointaine origine amazighe, qui profita du fait qu’il était le chef de l’armée égyptienne pour organiser un coup d’Etat contre le pharaon de l’époque et s’installer à sa place, confortant sa légitimité par son mariage avec la fille du pharaon qu’il avait renversé.
Ce général, bien qu’amazigh d’origine, appartenait à un groupe de mercenaires qui composaient une partie des forces militaires égyptiennes. Ces mercenaires, qui étaient cantonnés en Egypte depuis plus de cent ans, avaient, semble-t-il, totalement perdu leur culture et leur langue originale et adopté les mœurs, coutumes, traditions et la religion égyptiennes. Le père de ce général, lui-même, avait tenu à être enterré suivant les rites égyptiens.
Ce fondateur de la XXIIe dynastie, qui a gouverné l’Egypte de 945 à 712 avant J.-C., un Meshwash – sans doute déformation du terme Amazigh – a, entre autres, eu son nom rapporté par la Bible, qui lui impute la prise et le pillage de Jérusalem durant son règne (vers 943-922).
Donc, il n’y a aucune trace de cette bataille dans les abondantes annales égyptiennes, mais effectivement Chachnaq, et quelle que soit l’orthographe de son nom en caractères latins, a bien existé.
Il est à souligner que les Amazighs ont, à plusieurs reprises, joué un rôle central dans l’histoire de l’Egypte pharaonique, bien avant 950 avant J.-C., et également bien après, comme le rappelle avec moult détails Nessmenser (cf sa page http://www.temehu.com/Temehu.htm).
Il ne s’agit nullement donc ici de réduire le rôle de nos ancêtres amazighs dans l’histoire de l’Antiquité, et plus particulièrement dans l’histoire de la grande puissance de l’époque, mais seulement de la recadrer dans ses dimensions historiques, telles que rapportées par les écrits datant de l’époque, et parfois recoupés par les récits de la Bible, dont certains sont historiquement avérés, et d’autres les fruits d’une imagination sans frein destinée à donner créance et justification au génocide pour des motifs religieux.
En conclusion
Le Yennayer ou En-naïr est une fête populaire qui est célébrée dans tout le Maghreb, et jusqu’à l’Egypte. Différents érudits, tant Arabes qu’Européens, attestent de la célébration de cette fête.
Elle a sans aucun doute une origine romaine et constitue la simple continuation des célébrations que les Romains faisaient en l’honneur du dieu Janus, dieu de la lumière et du commencement, auquel le premier mois de l’année était consacré.
Il n’y a aucun fondement historique – tirant sa source d’écrits ou de monuments datant de 950 avant J.-C., et laissés par les Egyptiens ou d’autres peuples – à un événement marquant ayant donné lieu à des festivités particulières et donnant une date de départ d’une ère remémorée par un calendrier spécifique.
En fait, si l’on en croit les archives datant de Ramsès III, mort au moins deux siècles avant la défaite qu’il aurait subie des mains des Amazighs, il y avait une fête spéciale ordonnée par ce pharaon pour célébrer sa victoire sur les Amazighs.
Cependant, il faut rappeler qu’une dynastie – la XXIIe dynastie d’origine amazighe – a été fondée par le chef de l’armée égyptienne et beau-fils du pharaon qu’il a renversé pour prendre sa place.
Cependant, ce général, connu par un nom donné sous différentes orthographes, (Shishenk, Shoshenq ou Chachnaq) tirait son origine d’un groupe de mercenaires d’origine amazighe lointaine, qui étaient installés en Egypte depuis au moins un siècle, et avaient adopté les mœurs, coutumes, langue et religion égyptiennes ; même son père était général de l’armée pharaonique.
Le nom de ce pharaon, dont la famille a régné sur l’Egypte de 945 à 712 avant J.-C. est lié, dans la Bible, à la prise et au pillage de Jérusalem.
Y a-t-il des archives écrites ou des traces laissées par l’histoire du passé qui permettraient de mettre en doute tout ce que les savants de toutes disciplines –orientalistes, égyptologues, historiens, etc. – ont dit et écrits sur les évènements qui se sont passés en Egypte au cours de la XXe comme de la XXIIe dynasties qui pourraient donner créance à la tentative toute récente de réinterpréter Yennayer ? On ne peut qu’en douter très fortement, toutes les langues écrites de la période ayant été découvertes et déchiffrées dans les langues modernes connues, depuis plus d’un siècle.
Donc, donner comme origine à Yennayer la célébration d’une victoire militaire ou le début d’une ère n’a pas – et a peu de chance – de recevoir – dans le futur – la confirmation d’un fondement historique authentiquement et scientifiquement établi.
A souligner qu’en égyptien ancien le mois de janvier s’appelle «Thot».
On doit donc se contenter de la banale explication de la continuation de cette fête par le fait que, bien que d’origine païenne, elle a été intégrée dans la tradition des peuples de notre région, du Maroc à l’Egypte.
M. B.
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