De la répression militarisée à la militarisation de l’Etat (I)
Par Khider Mesloub – «Les officiants de l’appareil répressif ont toujours eu le sens de l’ordre avant celui de la légalité, le sens de l’Etat avant le souci du citoyen.» (Philippe Boucher.) Depuis quelques années, à la faveur de l’entrée du capitalisme dans sa phase de crise économique et sociale systémique, subséquemment accompagnée de soulèvements populaires déferlant partout dans le monde (momentanément interrompus durant l’épidémie du Covid-19), l’unique réponse apportée par les gouvernants aux manifestants revendiquant leur droit de vivre dignement est la répression.
Sans conteste, dans tous les pays en proie aux révoltes sociales, l’Etat ne cesse de muscler son bras armé, affirmer sa puissance, affermir son autorité, manifester sa force écrasante, dresser des remparts de plexiglas pour défendre l’ordre établi. Aux multiples revendications socioéconomiques ou politiques des manifestants, les gouvernants répondent, avec toujours plus de férocité, par la répression. Quand la répression policière ne suffit pas à tempérer les ardeurs revendicatives des populations en lutte, l’Etat déploie l’armée pour procéder à la pacification du pays, parfois par l’usage de balles réelles contre les civils, comme au Soudan où, en 2019, plus de 130 personnes furent tuées par la junte militaire lors la répression du mouvement de contestation, sans oublier d’autres pays, notamment le Chili et l’Irak (près de 300 personnes furent massacrées et plus de 12 000 blessées en l’espace de quelques jours).
A notre époque, les répressions policières prennent des formes brutales. Qui plus est, les forces de l’ordre usent de moyens coercitifs et répressifs hautement sophistiqués. En effet, la police s’appuie sur un armement toujours plus impressionnant et technologique pour défendre l’ordre établi. Outre l’exhibition effrayante d’un redoutable équipement répressif à la technologie militaire meurtrière effroyablement développée (Robocop), l’Etat n’hésite pas à déployer des milliers de policiers lors d’une simple manifestation pacifique. Manière épouvantable d’intimider et de terroriser les manifestants. La militarisation des fonctions policières, autrement dit l’application des techniques d’entraînement et d’intervention répressive militarisées, induit inéluctablement une logique de violence. Il existe une corrélation entre l’introduction de la force paramilitaire comme technique de maintien de l’ordre, notamment par l’adoption d’équipements militaires (casques, boucliers, genouillères, armes létales, etc.) et l’augmentation du degré de violence employée dans les opérations de maintien de l’ordre. Les forces de police militarisées, matérialisées par leur déploiement inégalé de techniques et d’équipements militaires, induisent une véritable logique de guerre.
En France, ces dernières années, jamais depuis la Commune de Paris de 1871 (la semaine sanglante : ce massacre fit 30 000 morts, fusillés sans jugement du 22 au 29 mai 1871, 46 000 prisonniers, des milliers de proscrits et de déportés) et la guerre de Libération de l’Algérie (où la barbarie des forces de l’ordre françaises s’était déchaînée quotidiennement contre le peuple algérien durant sept ans, même en pleine capitale de la «démocratie» où sévissaient les ratonnades contre les résidents algériens, dont la plus célèbre fut perpétrée lors de la manifestation pacifique d’Octobre 1961 à Paris, réprimée dans le sang par le régime républicain et laïc gaulliste, faisant près de 300 morts), on avait assisté à un tel déchaînement de violence étatique contre la population civile. Le point d’orgue de cette dynamique répressive fut atteint lors du mouvement des Gilets jaunes.
Avec les manifestations des Gilets jaunes, les violences policières furent effroyablement sanglantes, à tel enseigne que l’ONU s’alarma et dut intervenir pour sermonner la France. Dans son rapport, Michelle Bachelet, haut commissaire aux droits de l’Homme, rappela à l’ordre les autorités françaises et réclama l’ouverture d’une enquête approfondie sur les violences policières recensées lors des manifestations des Gilets jaunes.
A chacune des manifestations organisées par les Gilets jaunes les samedis, on dénombrait des dizaines de blessés graves causés par la répression policière (au total, on déplora plus de 4 000 blessés). Des centaines de manifestants furent éborgnés ou estropiés par les tirs des flash-ball et de grenades de désencerclement. Plus d’une dizaine de personnes furent tuées.
Contre les manifestants, la police utilisait régulièrement des armes de guerre. A chaque manifestation des Gilets jaunes, les forces répressives vidaient leurs réserves de gaz lacrymogène et de grenades, preuve de l’acharnement de ces forces de l’ordre à charger et à mater violemment les manifestants. En outre, les charges sans sommation, les tirs de balles en caoutchouc et de grenades se multiplièrent notablement.
Une chose est sûre : cette barbarie policière n’est nullement contingente mais structurelle, systémique. Elle reflète la banalisation des répressions policières, sources d’accroissement des tensions entre les «citoyens» excédés et l’Etat discrédité. Comme l’avait écrit Lénine : «l’Etat, c’est l’organisation de la violence destinée à mater une certaine classe», en l’espèce le prolétariat. Particulièrement vrai en période de crise économique et sociale où l’Etat dévoile sa hideuse figure répressive. A cet égard, il est utile de relever que, pour les Etats, en particulier les puissances impérialistes, la gestion du maintien de l’ordre à l’intérieur de leur espace public, avec comme dessein l’opération de contention des foules et de neutralisation d’éléments turbulents des classes populaires, s’inscrit dans le même esprit que leurs interventions militaires à l’extérieur des frontières. C’est la même logique dominatrice et répressive qui est à l’œuvre.
En effet, les gouvernants ont objectivé le concept de guerre permanente et globale à l’intérieur et à l’extérieur des frontières. Pour les puissants pétris de cynisme, lancer des LBD ou des grenades de désencerclement contre les manifestants et lâcher des bombes contre les populations en Syrie ou en Afghanistan, avec tous les dommages collatéraux inhérents à ce genre d’interventions militaires, relèvent de la même logique de gouvernance despotique. En particulier, en période de crise économique et sociale, propice aux turbulences sociales, où l’amenuisement de l’Etat providentiel s’accompagne d’un durcissement autoritaire du pouvoir. Désormais, les frontières entre gestion policière et militaire du maintien de l’ordre ont éclaté. La distinction entre militaires et policiers s’estompe. Ces deux corps constitués armés remplissent les mêmes missions guerrières de combat indifféremment contre l’ennemi extérieur et intérieur. La distinction entre police et armée tend à s’amenuiser, surtout à notre époque où les frontières entre l’ennemi intérieur et extérieur se volatilisent.
Pour l’Etat impérialiste français, les interventions militaires à l’extérieur, notamment en Afrique, constituent un terrain inégalé d’expérimentation. Car ces interventions jouissent de conditions d’entraînement et d’aguerrissement sans égal dans l’Hexagone. A cet égard, l’opération Sentinelle offre une préfiguration grandeur nature de la mission de l’armée dans le maintien de l’ordre en France. Au reste, depuis le Conseil de défense du 29 avril 2015 tenu sous la présidence de François Hollande, l’armée a étendu ses fonctions d’opérations directes de maintien de l’ordre à l’Hexagone.
En cas de tensions sociales graves, l’armée, armature de l’Etat, chargée non seulement de la défense contre les ennemis extérieurs, peut assurer le maintien de l’ordre contre les menaces provenant de l’intérieur du pays. Comme l’histoire nous l’a démontré, le recours à l’armée deviendrait inévitable dès lors que les tensions sociales s’exacerberaient. Force est de constater que ces dernières années les budgets militaires et sécuritaires ont progressé plus significativement que les budgets à finalité sociale. L’investissement est observable dans l’augmentation des effectifs policiers et l’accroissement des équipements sécuritaires.
Comme on l’avait relevé lors du mouvement des Gilets jaunes, victime d’une impitoyable répression policière. En effet, au cours de ces opérations de répression contre les Gilets jaunes, outre l’usage inattendu de blindés militaires pour réprimer les manifestants, le gouvernement Macron appela en renfort l’armée pour suppléer les forces policières dans le maintien de l’ordre. A cet égard, le 8 décembre 2018, à Paris, la répression fut exceptionnellement violente. Selon le journal Le Monde daté du 7 décembre 2019, lors de cette manifestation, le commandement des CRS s’adressait à ses troupes en ces termes : «Si vous vous demandez pourquoi vous êtes entrés dans la police, c’est pour un jour comme celui-ci ! Vous pouvez y aller franchement, allez-y franchement, n’hésitez pas à percuter ceux qui sont à votre contact, à proximité… Ça fera réfléchir les suivants.»
Cette sinistre philippique fait écho à celle de l’écrivain Edmond de Goncourt proférée lors de l’écrasement des Communards : «Les saignées comme celle-ci, en tuant la partie bataillante d’une population, ajournent d’une conscription la nouvelle révolution. C’est vingt ans de repos que l’ancienne société a devant elle.» On pourrait ajouter : les confinements pénitentiaires meurtriers actuels et la militarisation de la société sur fond de restrictions des libertés individuelles et collectives, décrétés par les machiavéliques gouvernants contre les populations délibérément infantilisées et criminalisées, ont pour dessein de vacciner ces populations de leurs ataviques prédispositions subversives virales, pour des décennies, notamment par la terreur inoculée dans le corps social ordinairement rebelle. Mais leur tentative d’éradication du virus de la révolte est vaine. Aucune politique vaccinale bourgeoise ou action répressive ne peut enrayer le gène de la subversion ancré dans le corps social du prolétariat instinctivement séditieux, ontologiquement révolutionnaire.
De manière générale, ces récentes années, lors des manifestations, les forces de l’ordre utilisent fréquemment des LBD (les lanceurs de balle de défense), véritables armes de guerre. En France «démocratique», cette arme létale de maintien de l’ordre fut adoptée par la police en 1995 pour éviter les traditionnelles interactions physiques, symbolisés par les confrontations (le corps à corps) entre forces de l’ordre et manifestants, aux fins d’épargner les policiers des risques de blessures graves ou létales liés aux opérations de neutralisation directes.
C’est d’ailleurs l’argument avancé par l’Etat pour légitimer la généralisation de cette arme (létale), permettant aux policiers d’attaquer les manifestants à distance, au moyen de ces lanceurs de «balles sublétales» et des «grenades de désencerclement», sans encourir aucun risque au cours de leurs opérations répressives.
Le LBD, ressemblant à un fusil, possède la précision d’une arme de guerre. L’usage de cette arme peut présenter à courte distance des effets traumatiques pouvant entraîner des lésions graves irréversibles, voire létales.
A l’origine, le LBD était initialement employé par les policiers de la BAC (Brigade anticriminalité) patrouillant dans les quartiers populaires de banlieue, ces cités-dortoirs où sont parquées les classes populaires assimilées aux classes dangereuses. Après expérimentation sur les populations paupérisées souvent issues de l’immigration, l’usage de cette arme de guerre fut généralisé, banalisé, «démocratisé», puisque cette arme fut ensuite massivement utilisée lors des répressions policières contre les manifestants pour pacifier leurs ardeurs revendicatives, leur apprendre la docilité, l’obéissance, la soumission.
Désormais, aussi bien dans les manifestations que dans les quartiers populaires, la police n’hésite plus à utiliser cette arme de guerre contre la foule dans ses opérations de contention ou de neutralisation. Car les LBD ont pour caractéristique d’induire une véritable logique de guerre. Cet arsenal a pour vocation de mutiler et de terroriser la population turbulente ou révoltée.
Ces dernières décennies, les répressions policières se sont étendues des marges de la société turbulente et insurgée à la population civile pacifique. Particulièrement vrai lors des mobilisations populaires revendicatives, toujours en pleine expansion du fait de l’accentuation de la crise économique. Cependant, même en temps ordinaire, les exactions et brutalités policières sont devenues fréquentes, notamment lors des récurrentes interpellations musclées, illustrées par les techniques de neutralisation militaires extrêmement violentes, symbolisée par la technique dite de la clé d’étranglement respiratoire ou sanguin et le plaquage ventral, employés ordinairement par les policiers et les gendarmes.
Ces techniques d’arrestation sont régulièrement responsables de centaines de «bavures policières», ces crimes institutionnalisés couverts par la Police des polices (institution policière opaque en charge de la protection de leurs frères d’arme, les voyous policiers) et la justice, cette autre institution de classe au service des classes possédantes. A cet égard, pour garantir une totale impunité policière, en France, le gouvernement Macron a présenté récemment un projet de loi dite «sécurité globale» visant à interdire la diffusion d’images de policiers dans l’exercice de leurs «pacifiques fonctions de maintien de l’ordre», assurée, comme tout le monde le sait, dans le respect des citoyens et des manifestants. Au vrai, cette loi «sécurité globale» vise à couvrir les violences et bavures policières par l’interdiction aux journalistes comme à tout «citoyen» de filmer les visages des policiers tabasseurs. Selon ce texte de loi machiavélique, ces films et ces photos pourraient mettre en danger les policiers accomplissant humainement leur «devoir» de répression. Et tout contrevenant sera condamné à 45 000 euros et un an de prison. Si elle venait à être votée, cette loi serait un véritable blanc-seing accordé aux policiers, leur permettant ainsi de réprimer en toute invisibilité et impunité.
Aussi assistons-nous à la banalisation de la répression, à la généralisation des violences policières. Ces exactions et brutalités policières ne sont en rien une exception. Les contrôles et interpellations de la police «démocratique», notamment contre les jeunes ou les immigrés, s’effectuent quotidiennement avec des méthodes vexatoires et avilissantes, dans le mépris de la loi et de la personne, accompagnées fréquemment d’insultes racistes et de propos humiliants.
M. K.
(Suivra)
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