De la répression militarisée à la militarisation de l’Etat (II)
Par Mesloub Khider – Certes, initialement, les répressions policières violentes s’étaient exercées, en guise d’expérimentation et d’entraînement, uniquement contre les marges de la société, les couches pauvres des cités populaires, notamment contre les jeunes livrés à eux-mêmes, sans emploi, ni perspective d’insertion professionnelle. Mais, avec l’aggravation de la crise économique et sociale sur fond de précarisation et de paupérisation des classes moyennes désormais en pleine prolétarisation, accompagnée de révoltes sociales récurrentes, ces répressions se sont étendues de plus en plus à l’ensemble de la population laborieuse, fréquemment mobilisée pour protester contre la dégradation de ses conditions sociales.
Ainsi, après avoir sévi longtemps contre les manifestations politiques et les quartiers populaires en ébullition, les répressions policières se sont généralisées à toute la «société civile» mobilisée dans les mouvements sociaux. Elles s’abattent désormais sans distinction sur tous les rassemblements et manifestations, quel que soit le but des revendications.
L’objectif est d’éviter l’occupation de la rue par le «peuple» opprimé et du prolétariat en lutte. D’empêcher la transformation de la rue en espace public de liberté.
En tout état de cause, l’espace public ne doit jamais devenir un lieu d’expression de liberté, exercée par des collectifs autonomes, notamment lors du déclenchement de luttes sociales ou de manifestations politiques. Car tout espace public de liberté est propice au développement de la solidarité entre manifestants, à l’éclosion du débat politique entre égaux, à l’épanouissement de la fraternité au sein du mouvement. Toute occupation de l’espace public favorise l’émergence de la vraie démocratie directe et horizontale, et corrélativement l’éclosion d’un contre-pouvoir susceptible d’ébranler le pouvoir dominant.
De là s’explique la propension instinctivement atavique et animale des pouvoirs à déloger violemment, au moyen de leurs mercenaires policiers, toute occupation de l’espace public, toute manifestation organisée dans une agglomération. L’Etat des riches a pour mission d’empêcher la constitution pérenne de rassemblements, d’attroupements, de regroupements, propices à la fermentation politique subversive et à la création de collectifs autonomes alternatifs, émancipateurs, librement organisés, par voie de conséquence propices à la naissance d’une force collective populaire capable de disputer le pouvoir aux institutions dirigeantes dominantes. Autrement dit, la rue peut devenir un contre-pouvoir susceptible de se muer en un unique pouvoir du «peuple» opprimé et du prolétariat, sous l’effet conjugué de sa force et de sa pérennité.
Aussi, pour obvier ces scénarios subversifs, afin de mieux tenir en laisse les protestataires, certes, l’Etat bourgeois tolère-t-il l’organisation d’une éphémère manifestation sur un parcours balisé sur fond de doléances banalisées mais, une fois épuisé le temps imparti de la sage procession revendicative inoffensive, chaque manifestant est-il tenu de regagner son domicile pour éviter tout rassemblement prolongé susceptible de remettre en cause l’ordre établi. A cet égard, comme on l’observe dans de nombreux pays, notamment au Venezuela, au Chili, en Egypte, outre la répression policière, l’Etat mobilise l’armée pour écraser dans le sang toutes les manifestations sociales considérées comme subversives.
Ainsi va la société sécuritaire capitaliste, fondée sur une insécurité sociale et économique généralisée : incapable de nourrir sa population paupérisée, l’Etat des riches est réduit à la nourrir de terreur et de matraques, de restrictions de ses libertés et de répressions généralisées. Partout, dans nombre de pays, la «pacification» des mouvements sociaux s’opère désormais par la répression policière, voire l’écrasement militaire.
Or, toute politique répressive des gouvernants contribue à la radicalisation de la colère du prolétariat, à l’affermissement de sa résistance, au renforcement de sa détermination à poursuivre son combat contre la dégradation de ses conditions sociales, de vie et de travail, en dépit des répressions. En effet, les répressions policières ne peuvent qu’enhardir la colère populaire. Qui plus est, les manifestants, victimes de violences policières, inclinent inévitablement vers une radicalisation militante, du fait de la prise de conscience de la véritable nature de l’Etat : être au service de la classe dominante et gouverner par la coercition, la répression et l’incarcération. En outre, l’opposition du peuple opprimé et du prolétariat aux violences policières favorise assurément la fédération de leurs forces, l’organisation de leur résistance, et contribue également à la convergence de leur lutte.
Ironie de l’histoire, un coup de matraque ou une bombe lacrymogène aiguise plus aisément la conscience politique du prolétariat que des années de militantisme professé par des partis politiques assermentés. La répression policière accélère plus hâtivement l’émergence de la conscience de classe que des années de campagnes électorales (de fait, par l’atomisation de leurs fonctions politiques incarnées par les anonymes isoloirs, les campagnes-mascarades électorales produisent l’effet inverse : elles contribuent à l’atrophie de la conscience de classe, à la fragmentation du corps social salarié en monades citoyennes, au dévoiement de la lutte collective).
Une chose est sûre : les répressions gouvernementales permettent de comprendre la fonction réelle de la police et de l’armée dans une société de classe. La police n’a qu’une seule mission régalienne, comme disent les politiciens bourgeois : et ce n’est certainement pas de faire la circulation, ni de lutter contre la délinquance (par ailleurs produite par la société de classe car la misère engendre immanquablement la criminalité). La principale fonction de la police est de mater les révoltes pour maintenir l’ordre établi, autrement dit assurer la protection des classes possédantes.
En effet, parce que la société capitaliste est fondée sur l’exploitation et l’oppression de la majorité de la population laborieuse, le maintien de l’ordre bourgeois exige-t-il une répression systématique de toutes les personnes qui contestent cette exploitation et oppression, de tout mouvement social qui représente une «menace» pour l’ordre établi.
Le renforcement de l’usage de la force contre les opprimés est un aveu de faiblesse des classes possédantes, incapables de perpétuer le règne de leur domination sans répression systématique. Avec l’approfondissement de la crise économique et sociale accompagnée de son lot de chômage et de misère, les gouvernants n’ignorent pas que les prolétaires ne demeurent jamais inactifs. Leur imminente riposte sera à la hauteur de leur détresse sociale : radicale. Dans un récent article publié par l’hebdomadaire Challenges, ce média rapporte la terreur qu’inspire au gouvernement Macron la crise multidimensionnelle actuelle : «L’Exécutif est tétanisé par le risque d’explosion sociale», écrit Challenges. De là s’explique le durcissement autoritaire du pouvoir, le récent «tournant répressif» du gouvernement Macron.
Au reste, le pouvoir a profité de la pandémie du Covid-19 pour accentuer son volet répressif dans les quartiers, les espaces publics, les transports, les manifestations. A cet égard, il est important de rappeler qu’entre 2015 et 2021, la population française a été soumise au régime de l’Etat d’urgence plus de la moitié de ces six années. Preuve de la militarisation de la société, illustrée avec la gestion sécuritaire de la crise sanitaire : dès l’apparition de la pandémie, Macron a érigé le Conseil de défense (où siègent des généraux) en organe de direction politique de la gestion de la crise, transformant le Conseil des ministres en simple «chambre d’enregistrement». Avec la loi «sécurité globale», les institutions étatiques disposent désormais d’instruments technologiques sophistiqués pour intensifier le contrôle de la population.
Cette loi «sécurité globale» va permettre la généralisation de technologies de surveillance, notamment par la densification du quadrillage des populations grâce à la mobilisation de drones, l’usage massif de caméras et de technologies de reconnaissance faciale. Symptomatique de la tournure despotique du régime français, même l’ONU, ordinairement chargée à se prononcer sur les violations des droits humains dans les pays dictatoriaux, a déclaré que la loi globale est «incompatible avec le droit international des droits de l’Homme».
Les mois de confinement ont constitué un prélude à la militarisation de la société française (mondiale). En effet, les périodes de confinement totalitaire ont été accompagnées d’un durcissement autoritaire du comportement de la police. Ces multiples confinements pénitentiaires dessinent les prémisses de la future société spartiate, fondée sur le triptyque «boulot, métro/auto, dodo», sur fond de limitation stricte des droits de circulation, de manifestation et de réunion des personnes. Dans le cadre de la reconfiguration économique en cours, opérée en vue de l’instauration du nouvel ordre mondial numérisé et financiarisé, ce sont tous les secteurs de la restauration et de la brasserie, des loisirs et de la culture qui sont visés par la destruction programmée : les théâtres, les cinémas, les salles de sport, les stations de ski et bien sûr les restaurants et cafés, sans oublier les secteurs des voyages et de l’événementiel, les commerces de proximité.
En fait, le grand capital vise à retrouver la structure de consommation des années 1950-60, avec moins de sorties, moins de voyages, moins de restaurants, d’activités culturelles ; pour les classes populaires paupérisées impécunieuses, l’utilisation du vélo plutôt que la voiture, réparation plutôt que l’achat neuf. Dans son entreprise de reconfiguration despotique du monde, de régénération économique portée par la solvabilité d’une infime minorité extraordinairement argentée, après avoir sacrifié les parasitaires classes moyennes et les classes commerçantes, artisanales et auto-entrepreneuriales, le capital projette d’orienter la consommation vers les besoins essentiels primaires matérialisés par les produits manufacturés sources de plus-value. Il cherche à capter l’essentiel de la modique masse salariale désormais parcimonieusement distribuée aux survivants du naufrage économique, dépensée exclusivement dans l’achat de produits issus de l’économie réelle ; autrement dit, des entreprises où est extraite la plus-value qui assure la valorisation du capital, son accumulation.
Adieu aux dépenses superficielles d’agrément (loisirs, vacances, sorties, etc.). Bienvenue à la vie spartiate post-covidale. Ce déclin de la consommation superflue entraînera corollairement, dans le cadre de la reproduction de la force de travail, une baisse des salaires, justifiée au nom de la diminution des besoins sociaux réduits à peau de chagrin.
Actuellement, nous assistons aux prémices de la restauration de l’ancien mode de vie privilégié réservé exclusivement à l’élite avant l’institutionnalisation des congés payés et la démocratisation de la consommation. Assurément, c’est tout le standard de vie confortable répandu au cours de ces soixante dernières années qui va devenir inaccessible à nombre de travailleurs paupérisés et des classes moyennes, commerçantes et artisanales déclassées et prolétarisées. De même, les modes de consommation vont être bouleversés. Cette transition vers le nouvel ordre mondial financiarisé ne va pas s’effectuer dans la douceur mais la douleur.
Et toutes ces lois liberticides ont pour dessein de terroriser et réprimer toutes les personnes, victimes de la crise, tentées par la contestation. Ces lois liberticides ont surtout pour vocation de déblayer le terrain en vue de la future imminente société concentrationnaire high-tech. Dans le cadre de l’Etat d’urgence sanitaire et la proposition de loi sécurité globale, la dérive autoritaire du gouvernement Macron devient flagrante. Le gouvernement français ne dissimule plus ses projets liberticides : trois décrets ont été publiés en décembre 2020 permettant le fichage des personnes en raison de leurs «opinions politiques, des convictions philosophiques, religieuses ou une appartenance syndicale», décrets entérinés par le Conseil d’Etat le 4 janvier 2021.
Ainsi, la police et la gendarmerie pourront ficher les opinions politiques, les convictions philosophiques, religieuses, l’appartenance syndicale et données de santé au nom de la «sûreté de l’Etat». Le spectre de Big Brother est ressuscité, symbole de l’Etat totalitaire et du contrôle drastique des libertés et de la vie privée, dont la devise est «Big Brother is watching you» («Big Brother vous regarde»).
La crise sanitaire, tout comme le confinement, constitue, plus qu’un révélateur, un aggravateur des clivages sociaux. Et la loi sur le séparatisme, intervenue dans une période de crise économique et sociale grave, n’est pas innocente : elle permet de diviser le front des exploités, de jeter à la vindicte populeuse raciste les «citoyens» d’origine étrangère, les populations de confession musulmane.
Force est de constater que la militarisation de l’Etat et de la société bourgeoise sénile est due à la crainte réelle d’une explosion sociale, non aux menaces (fantasmagoriques) terroristes (par ailleurs politiquement instrumentalisées par le pouvoir). Actuellement, en France (mais également dans la majorité des pays), la militarisation de la société se manifeste par l’armement des polices municipales (véritables milices), la multiplication des caméras de vidéos surveillance dans les lieux publics, la modernisation de tout l’arsenal répressif : armes, blindés, renseignements. En l’espèce, pour la bourgeoisie française (mondiale) décadente, dans un contexte de tensions sociales accrues, il s’agit de l’adaptation de son appareil répressif aux futures luttes sociales. En effet, avec l’aggravation de la crise économique, l’augmentation exponentielle de la misère et du chômage, le prolétariat et ses jeunes générations sacrifiées n’auront pas d’autre choix que de s’engager dans la lutte pour défendre leurs conditions de vie. Immanquablement, ces prolétaires se heurteront, lors des futures manifestations et protestations, aux forces de l’ordre de l’Etat.
Après la phase de militarisation de la répression exécutée avec des instruments de neutralisation technologiques rudimentaires, nous entrons désormais dans la phase de la répression militaire opérée avec des moyens matériels et humains exceptionnellement sophistiqués et meurtriers : la guerre de classes livrée par les gouvernants contre l’ensemble du peuple opprimé et le prolétariat mondial paupérisé.
M. K.
(Suite et fin)
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