Télétravail : entre régression sociale et agression salariale
Contributon de Mesloub Khider – «La vieillesse est un naufrage.» La dégénérescence du capitalisme s’identifie avec le naufrage de son système de santé, illustré par son incapacité à protéger la population d’un banal virus grippal. La pandémie du Covid-19 instrumentalisée vient à point nommé nous le rappeler.
En fin de vie, avant de tirer sa révérence, en vertu des lois régressives, victime d’un processus neurodégénératif, la personne âgée est aux prises avec son enfance qui lui retombe dessus. Telle est la situation actuelle du capitalisme sénile retombé en enfance, matérialisée par le retour du travail à domicile, dénommé avec une tonalité futuriste «télétravail», vanté comme la panacée de l’économie en pleine mutation technologique.
Ainsi évolue le capitalisme de nos jours : il avance à reculons, en entraînant l’humanité dans sa régression, à l’ère de l’économie préindustrielle, au temps des maîtres artisans, des compagnons et apprentis. Sous prétexte de numérisation de l’économie, le capital introduit de nouvelles formes organisationnelles de travail, érige le domicile en atelier de production, comme au temps de l’enfance du capitalisme encore dans ses langes productifs.
A la faveur de l’épidémie du Covid-19 politiquement instrumentalisée, ce sont les rapports sociaux de production qui sont sur le point d’être redéfinis, les statuts de travail et les conditions d’études redessinées, à l’usine comme au bureau avec la généralisation du télétravail, en salle de classe scolaire comme à l’université avec l’instauration de l’enseignement-apprentissage en distenciel, dans le commerce comme dans les services avec le développement de la vente à distance.
Nous entrons dans l’ère du confinement du travail, désormais assigné à résidence. En effet, la généralisation du travail à domicile se développe dans tous les pays capitalistes en proie à une crise économique systémique.
Cette production domestique en voie de généralisation, notamment dans les secteurs tertiaire et administratif, est sur le point de modifier le rapport au travail. La remise du domicile au cœur de l’activité productive est symptomatique d’une crise du capital, en quête de solutions pour assurer sa survie. D’aucuns parlent de «quatrième révolution industrielle». Avec les prodigieux progrès technologiques, notamment l’imprimante 3D, certains futurologues prédisent la diffusion généralisée de ces imprimantes dans les foyers. La maison, comme à l’aube du capitalisme, redeviendrait ainsi un micro-atelier de production où œuvrerait toute une famille, à l’instar des anciennes corporations constituées de compagnons et d’apprentis.
Comme à l’aube de son existence, le capitalisme, aujourd’hui au crépuscule de sa vie, replongerait-il en enfance par la réinstauration du travail à distance ? Il ne faut pas oublier qu’avant sa phase industrielle le capitalisme était confiné à une production domiciliaire.
Longtemps, dans toute l’Europe, entre le XVIIe et le XVIIIe siècles, la production s’effectuait à domicile, notamment pour les activités du tissage et de la filature. En effet, le travail était essentiellement distribué entre les résidences d’un même village. A cette époque protocapitaliste, l’Europe reposait sur une économie de subsistance, autrement dit une économie où le producteur consommait directement sa propre production. Avec le développement du capitalisme, les paysans allaient être progressivement transformés en ouvriers, ou plutôt en paysans-ouvriers car le travail agricole demeurait encore hégémonique. Et le travail salarié à domicile était encore fragmentaire, ponctuel. Durant deux siècles, ce système de travail à domicile était la norme dominante de production, tout comme le salaire à la pièce était la forme prépondérante du salariat émergent. Lors des saisons de réduction de l’activité agricole, le travail était distribué entre les maisons d’un même village. Ensuite, les productions étaient récupérées par les capitalistes marchands contre rétribution.
Par la suite, avec la révolution industrielle, les ouvriers sont directement réunis et concentrés dans les nouvelles usines, vastes ateliers mécanisés. Avec les usines se généralisent la concentration massive des moyens de production (énergies, matières premières, machineries) et des ouvriers dans des unités de production spécialisées. Parallèlement s’amorcent la déqualification du travail, la segmentation des compétences, le travail parcellisé, à la chaîne et, surtout, s’accroissent les cadences, la surveillance et le contrôle des travailleurs.
Ce modèle de production se développe tout au long du XIXe siècle. Au XXe siècle, il devient la norme dominante d’organisation du travail salarié.
Depuis lors, toute la société capitaliste s’est structurée autour de la centralité du travail salarié. En effet, avec le développement du système capitaliste, le travail est devenu une catégorie générale d’unification de toutes les activités du fait de la généralisation des échanges marchands, de la transformation de toute chose en marchandise. Ainsi, en instituant le travail comme catégorie unifiée et objet d’échange économique, le travail est devenu la catégorie centrale. Il est devenu le cœur de la vie, le centre des occupations sociales, l’instance de production et de reproduction, la structure de socialisation car le travail est au centre de l’identité des personnes qui se définissent par leur travail. Sans travail, sans activité professionnelle, du jour au lendemain, tout travailleur perd son identité sociale tant la catégorie travail est centrale dans l’existence. Même pourvu d’indemnités de chômage confortables, nombre de chômeurs se sentent inutiles, sombrent dans la dépression, parfois se suicident.
Cependant, depuis le début du XXIe, avec l’accentuation de la crise économique, matérialisée par la baisse tendancielle du taux de profit et la contraction des marchés, on assiste à l’émergence d’une économie numérique, celle de la dématérialisation, accompagnée par la déconstruction du modèle salarial classique. Cette mutation, liée à la numérisation de la production-consommation, tend à bouleverser les statuts du travail, les anciennes formes d’organisation sociale et salariale.
Ainsi, dans sa phase actuelle régressive, le capitalisme sénile, pour tenter de se refaire une jeunesse, dans sa quête effrénée de réduction des coûts de production, renoue-t-il avec ses méthodes originelles primitives : transformer le domicile en unité de production. Par l’essor des technologies numériques, prépare-t-il la transition vers une économie dématérialisée, une production à distance. Favorisée par la dématérialisation, la production semble désormais, comme à l’époque des ateliers-maisons du capitalisme primitif, s’accomplir à distance, entre le patron, donneur d’ordre et le travailleur, l’opérateur exécutant.
C’est le retour à la production domestique, sur fond de la domestication des salariés réduits à trimer, dans la solitude sociale, dans leur niche domiciliaire. Désormais, sous prétexte de lutte contre la pandémie du Covid-19, le capital, à travers les gouvernements, impose la généralisation du télétravail, du moins dans les secteurs du tertiaire, de la commercialisation, des communications, des services et de l’administration.
A cet effet, pour pérenniser ces mutations économiques et sociologiques, les Etats s’attellent, avec l’aval des centrales syndicales, dans un climat de terreur sanitaire et de sidération psychologique, délibérément entretenu, pour démolir le moral des travailleurs, au démantèlement des classiques législations du travail et, parallèlement, à l’instauration de nouvelles réglementations salariales relatives au télétravail, en phase de généralisation dans l’ensemble des activités économiques numérisées.
Au cours des respectifs premiers confinements décrétés dans de nombreux pays, des millions de travailleurs ont dû, de manière impromptue et précipitée, basculer dans le télétravail. En France, plus de 8 millions de salariés, soit 30% de la population active, ont été mis au travail à distance. Tout semble indiquer, à observer les mesures draconiennes imposées par le gouvernement Macron, que le télétravail est appelé à devenir la nouvelle norme dans le monde du travail. Ne serait-ce que pour les économies appréciables qu’il permet en matière de locaux, d’équipements, etc. Pour convaincre les salariés réfractaires des bienfaits du travail à domicile, les patrons présentent le télétravail comme synonyme d’une plus grande «liberté» avec des horaires flexibles, des économies de temps en transport, en habillement, en frais de garde, etc.
De même, dans le prolongement du modèle d’organisation de la production dite des plateformes amorcé ces dernières années, dans lequel le néolibéralisme, dans sa forme débridée du culte de l’entreprise, s’applique à transformer chaque travailleur en «entrepreneur de soi-même», le télétravail tend-il également, sous couvert de modernisation de la production et du salariat, à répandre cette culture de l’autonomie du salarié œuvrant librement à domicile (l’autoentrepreneur qui s’exploite lui-même pour le bénéfice du capital).
Assisterions-nous au déclassement du salariat par le retour au capitalisme marchand préindustriel ? A observer la remise sur le devant de la scène du primitif modèle organisationnel du travail, appliqué au cours de la phase émergente du capitalisme, on serait tenté de le croire. Mais il convient de nuancer la réponse, car nous savons que l’histoire ne se répète jamais deux fois. Quand bien même se répéterait-elle, «la première fois l’Histoire se répète comme tragédie, la seconde fois comme farce».
Après la longue période du capitalisme commercial, suivi du capitalisme industriel, marqué par la concentration des moyens de production (y compris des travailleurs salariés) au sein d’immenses unités de production dans lesquelles sont planifiées et gérées la force de travail et l’organisation de la production suivant des techniques scientifiques, la grande entreprise multinationale, cette institution sociale du capital, vivrait-elle ses dernières heures comme le soutiennent certains laudateurs ? A observer la généralisation du télétravail à domicile, on pourrait le croire. Pourtant, il n’en n’est rien. En revanche, une chose est sûre : de nos jours, à l’heure du travail numérique, on assiste à de nouvelles formes d’exploitation.
Aussi est-il de la plus haute importance de s’interroger sur les réels mobiles des décisions entrepreneuriales et gouvernementales de généraliser le télétravail, dans cette période marquée par une crise économique profonde sur fond de crise sanitaire, instrumentalisée et dramatisée pour terroriser le prolétariat en vue de l’effroyablement l’assujettir.
Le télétravail constitue une attaque en règle du patronat contre les salariés.
La problématique est simple : le télétravail signifie la réduction des dépenses en capital constant (immeuble, bureaux, salles, internet, ordinateurs, appareils de communication, équipements de reprographie, papeterie, secrétariat, entretien-conciergerie, etc.) et la réduction des dépenses de service destinées aux travailleurs (transport, tickets repas, assurance au travail, etc.).
Pire, le salaire à l’acte (à la pièce, disait-on, à l’époque des «manufactures») et les emplois en CDD fleurissent sous la formule des factices contrats d’«autoentrepreneurs». La grande entreprise mondiale engage en CDD des travailleurs autonomes, soi-disant «indépendants», sur des emplois précaires. Le reste du temps, l’éphémère et précaire «associé» est au chômage forcé. Aussi l’employeur fait-il l’économie des charges sociales et ne cotise-t-il pas au régime de retraite de ces «associés» précarisés, atomisés (occasionnels ou réguliers).
Tout ceci pour le grand bénéfice de l’entreprise et de ses actionnaires. Cette forme d’organisation du travail flexible permet également d’élargir les heures supplémentaires de travail non payé (capital variable diminué et plus-value augmentée). Oubliées les journées de 7 heures de travail et bienvenue aux journées extensibles de 10 à 12 heures de travail à domicile, opérées avec les moyens de communication numériques asservissants. Pour maintenir la productivité en télétravail, certaines entreprises utilisent des technologies de surveillance qui permettent de pister leurs employés, notamment par le biais du partage d’écran obligatoire, de la surveillance des pages web visitées et des clics par minute et même de l’activation des webcams tout au long de la journée. Cette surveillance intensive des employés s’intègre dans la politique de surveillance de la population instaurée par les Etats du grand capital mondialisé.
Le capital a trouvé le procédé de soumettre le salarié au diktat de la machine de production qui devient aussi son cerbère omnipotent, omniprésent. Le paradis de l’entreprise à flux tendu en concurrence permanente avec les entreprises à flux constant.
Sans compter que cet éclatement des unités de production et de la force de travail entraîne l’isolement des travailleurs. Chaque précaire «associé» se retrouve seul à négocier le prix de vente de sa force de travail en concurrence avec tous les autres «partenaires» éphémères du patronat unifié, comme à l’époque de l’émergence du capitalisme.
Voilà le soi-disant «Nouvel ordre mondial» que prépare le grand capital, amorcé par le prétendu «Grand Reset». En effet, le nouvel ordre, en gestation, sera un mort-né car il sera étouffé dans l’immonde ventre stérile de la société capitaliste par une succession interminable de krachs boursiers, de périodes d’hyperinflation, de cascades de faillites d’entreprises et de dévaluation des monnaies, d’explosion du chômage et de détresse sociale, sur fond d’insurrections populaires permanentes et, probablement, d’une ultime émancipatrice révolution.
En vérité, le grand capital mondial (2 500 milliardaires environ) et ses larbins politiciens installés au pouvoir, enchaînés qu’ils sont au mode de production capitaliste moribond dont ils appliquent scrupuleusement les lois incontournables, sont incapables de créer un nouvel ordre mondial (un nouveau mode de production social), car le capitalisme est dans sa phase de dégénérescence avancée, maintenu en survie à l’aide de sondes bancaires, autrement dit sous perfusion de crédits.
La chimère du télétravail est manifestement aisée à démasquer. Face à la baisse tendancielle du taux de profit général moyen, les différents trusts capitalistes mondiaux sont contraints de réduire leurs coûts de production. D’abord, ce fut par la délocalisation de leurs unités de production vers les pays à bas coût de main-d’œuvre. Aujourd’hui, avec la hausse des salaires dans les pays émergents, le grand capital et ses laquais gouvernementaux s’orientent vers le télétravail afin de produire davantage de plus-value à moindre coût, en transférant une partie des frais de production et des charges sociales sur le baudet salarial, cette bête de somme appelée désormais «associé», enchaîné à sa propre aliénation. A la faveur des successifs confinements, l’Etat a imposé le télétravail. Après presqu’une année d’expérimentation, de nombreuses entreprises ont profité de l’opportunité pour procéder à la résiliation de leurs baux ou à la réduction de leur surface louée. Par ces mesures, elles réalisent ainsi de substantielles économies, car les locaux représentent le deuxième poste de dépenses après les salaires.
Sans conteste, le télétravail tendrait à se pérenniser, du fait de la fermeture des locaux ou de la réduction des surfaces louées, désormais incapables d’accueillir tous les salariés en même temps.
Actuellement, la petite bourgeoisie d’affaires, les classes moyennes des services et du tertiaire sont principalement ciblés par les attaques patronales et gouvernementales. Immanquablement, ces violentes mesures antisociales destructrices entraîneront leur précarisation, paupérisation et, à terme, leur définitive prolétarisation.
M. K.
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