Interview – Jacob Cohen : «L’Algérie a remis le Maroc à sa vraie place !»
L’écrivain franco-marocain Jacob Cohen se dit convaincu que «la normalisation israélo-marocaine est incontestablement tournée contre l’Algérie». Pour lui, «fort du soutien des Israéliens avec la bénédiction des Américains, soutien couvrant le renseignement, l’armement, l’infiltration, la déstabilisation, le Maroc pensait remporter la bataille du leadership dans la région et asseoir définitivement sa mainmise sur le Sahara Occidental». La rupture des relations avec le régime de Rabat est aussi un avertissement à la France, assure l’auteur de L’Espionne et le Journaliste. Interview.
Algeriepatriotique : Comment avez-vous perçu la décision d’Alger de rompre ses relations diplomatiques avec le régime de Rabat ?
Jacob Cohen : Il semble que l’Algérie ait voulu sortir de cet enfermement dans lequel la monarchie marocaine a voulu la placer, enfermement géostratégique dans la mesure où l’alliance avec le régime sioniste comprenait un volet sécuritaire. Même si les clauses les plus sensibles restent secrètes, il ne serait pas exagéré de dire que ce volet est dirigé contre le voisin algérien pour l’affaiblir sur le plan intérieur et réduire son influence dans toute la région. Cet enfermement avait ceci de machiavélique dans la mesure où le monarque lançait en même temps une offre de dialogue dans un des discours les plus solennels. Il était évident – sauf pour les plus naïfs – que cette offre n’était qu’une manœuvre pour placer l’Algérie dans une position délicate et faire oublier la complaisance du roi vis-à-vis de l’allié sioniste. Alger a pris les devants en mettant le Maroc devant ses responsabilités et en rompant cette spirale de faux-semblants.
A votre avis, le Makhzen s’attendait-il à une réponse d’une telle ampleur d’Alger ?
Je ne crois pas que le Makhzen s’attendait à cette réponse cinglante. Il devait encore se féliciter de ce beau coup diplomatique et escompter les retombées sur la scène internationale, notamment africaine et arabe. Après tout, presque cinq décennies de tensions diverses n’avaient pas ébranlé les relations diplomatiques, certes, formelles mais qui sauvegardaient les apparences et n’hypothéquaient pas l’avenir. Je pense même que le monarque aurait hésité à faire son «offre de paix» s’il s’était douté de la réaction algérienne.
Suite à la rupture des relations, l’Algérie a décidé de ne pas renouveler le contrat de gaz avec le Maroc. Pourtant, les autorités marocaines ont cru jusqu’à la dernière minute qu’une telle option ne pouvait être envisagée par la partie algérienne. Comment expliquez-vous ce raisonnement ?
L’Algérie semble avoir pris la décision de tirer toutes les conséquences de la «normalisation» – on devrait plutôt parler d’un retournement d’alliance – entre le Maroc et Israël. A la différence de tous les traités de paix ou de l’établissement des relations diplomatiques opérés par d’autres pays arabes et qui ne nuisent pas à des pays arabes frères, la normalisation israélo-marocaine est incontestablement tournée contre l’Algérie. Fort du soutien des Israéliens avec la bénédiction des Américains, soutien couvrant le renseignement, l’armement, l’infiltration, la déstabilisation, le Maroc pensait remporter la bataille du leadership dans la région et asseoir définitivement sa mainmise sur le Sahara Occidental. En cela, le régime chérifien est entré dans la catégorie d’ennemi et l’Algérie en tire les conséquences.
Quelles seront les conséquences, selon vous, de cette rupture des relations pour le Maroc ?
Le Maroc ne pourra plus jouer sur tous les tableaux. Il y a désormais un camp, certes, minoritaire dans le monde arabe et qui refuse de se compromettre avec le régime sioniste tant que la Palestine vit sous occupation et ne voit pas d’issue à son drame, mais à qui l’histoire rendra raison. Cette rupture marque la fin des ambiguïtés. La présidence du comité Al-Qods par le Maroc devient presque risible. Les déclarations en faveur d’un Etat palestinien et l’octroi de quelques millions par les officiels marocains sonnent creux. Même au niveau de l’Union africaine, on sait désormais qu’il y a un groupe dont le Maroc est un des principaux animateurs et dont l’objectif est de faciliter la pénétration sioniste. En décidant pour la rupture, l’Algérie remet le Maroc à sa vraie place, celle de l’alliance avec l’axe américano-sioniste pour le meilleur ou pour le pire. Une autre conséquence pour le Maroc qui a internationalisé le conflit avec son voisin serait une plus grande implication de la Chine et de la Russie aux côtés de l’Algérie.
Le Premier ministre marocain s’est démarqué du représentant du Maroc à l’ONU. Comment expliquez-vous cette dualité dans le discours officiel marocain ? Désaccords ou répartition de rôles ?
La politique étrangère au Maroc relevant exclusivement du domaine royal et aucun homme politique marocain n’osant égratigner ce privilège, et à moins d’un faux-pas peu probable à ce niveau-là, il est clair que la dualité à laquelle vous faites allusion relève d’une répartition des rôles. Une pratique assez habituelle en diplomatie.
Le roi Mohammed VI a adressé un message lénifiant à son homologue algérien dans un premier discours, puis un second, menaçant, à quelques jours d’intervalle. Comment peut-on expliquer cette attitude antinomique du roi du Maroc à l’égard de l’Algérie ?
Cela montre d’abord, comme il a été répondu à la première question, que l’offre de dialogue n’était qu’une manœuvre pour mettre l’Algérie dans l’embarras et la faire apparaître comme le voisin agressif qui refuse la main tendue. Ensuite, on revient à la réalité du terrain, celle du conflit aux racines profondes entre deux régimes que tout oppose, aggravé par le différend autour du Sahara Occidental dont on ne voit pas l’issue. Et, donc, l’expression d’une volonté marocaine de défendre ses intérêts quel qu’en soit le prix.
Les médias mainstream français se sont tous alignés du côté du Maroc dans ce conflit qui oppose les deux pays maghrébins voisins. Pourquoi, selon vous ?
Le Maroc a toujours bénéficié en France d’un traitement de faveur, presque de toutes les tendances politiques et médiatiques, même de gauche. Cela remonte au règne de Hassan II apprécié pour sa culture et son éloquence françaises et dont la généreuse hospitalité envers ses invités journalistes et politiques français, notamment à la Mamounia de Marrakech, était proverbiale. Sa complaisance, pour utiliser un euphémisme, envers le régime sioniste et en particulier pour ses services secrets, a commencé dès le début de son règne en 1961, ce qui ne pouvait que combler le puissant lobby judéo-sioniste. La diplomatie marocaine, depuis l’indépendance en 1956, ne s’est jamais départie d’un alignement fidèle au camp occidental. Le Maroc est une terre de villégiature bénie pour les touristes et d’accueil pour le capitalisme international. Alors que l’Algérie, disons que celle-ci ne fait pas beaucoup pour se faire apprécier.
La France officielle, elle, semble jouer la carte de l’apaisement en privilégiant le dialogue et en faisant preuve d’une certaine neutralité – en apparence, du moins. Quelle est la position réelle de l’Elysée et du Quai d’Orsay dans cette affaire, d’après vous ?
La France ne pouvait faire autrement que d’appeler au dialogue en faisant preuve de neutralité. Tous les pays qui se sont exprimés à ce sujet ont adopté la même attitude. C’est l’usage diplomatique. Mais la France est du côté marocain, incontestablement, et il ne lui aurait pas déplu que le Maroc prît l’ascendant dans cette affaire et donnât une leçon à son voisin. Mais cela ne se dit pas, du moins officiellement, et on le laisse dire par des médias complaisants. Contrairement au Maroc qui ne donne à l’ancien colonisateur aucun grand motif de fâcherie, l’Algérie donne du fil à retordre, et on rejoue régulièrement à «je t’aime moi non plus».
Cette rupture des relations décidée par l’Algérie pourrait-elle avoir un impact sur la France ?
La France pourrait voir cette rupture comme un avertissement sérieux à ses positions dans la région et calmer les ardeurs du Maroc qui ne se sent plus [vulnérable] depuis son alliance avec Israël. La France n’a aucun intérêt à un embrasement – trop d’intérêts économiques et géostratégiques avec l’Algérie – et la partie sur laquelle elle peut exercer une influence est justement le Maroc. Peut-être même elle fera plus attention à l’avenir de ne plus fermer les yeux sur l’impasse du Sahara Occidental. La décision algérienne lui aura montré, en tout cas, que le temps des manœuvres stériles est révolu.
Quelle pourrait être la réaction du Maroc et de ses alliés, notamment Israël, face à cette fermeté de l’Algérie ? Une provocation qui aurait pour conséquence une escalade est-elle possible ?
Je ne crois pas à une escalade. Le régime chérifien n’en a ni les moyens ni la volonté. Il n’obtiendra aucun appui de la part de son meilleur allié, la France. Les autres puissances européennes pourraient même s’y opposer fermement. L’Espagne et l’Allemagne n’ont pas gardé un bon souvenir des bisbilles diplomatiques déclenchées par le Maroc. Reste le régime sioniste qui rêve in fine d’exploser la stabilité de tout le Maghreb, Maroc y compris. Ce dernier tombera-t-il dans le piège ? Une provocation n’est pas à exclure. Le Mossad est passé maître dans l’art de mener des actions sous faux drapeau. Le drame de la normalisation israélo-marocaine est d’avoir introduit le loup dans la bergerie, c’est-à-dire l’ennemi le plus irréductible de toute la nation arabe.
Propos recueillis par Mohamed El-Ghazi et Kamel M.
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