Ce qu’il faut retenir des vingt années de règne sans partage de Bouteflika
Par Abdelkader S. – Le deuxième mandat était déjà le mandat de trop. Le général Mohamed Lamari, légaliste jusqu’à la moelle, avait compris que la succession de l’ancien ministre des Affaires étrangères de Houari Boumediene à lui-même allait causer des dégâts. Il n’avait pas tort. Il démissionnera dès après la réélection de celui qui ne quittera le pouvoir que quinze longues années plus tard, chassé par son successeur à la tête de l’armée, le général bourru Ahmed Gaïd-Salah, bien que des proches de l’enfant de Tolga lui aient conseillé de ne pas jeter l’éponge car cela allait mettre l’ANP entre de mauvaises mains.
Quand, cinq ans auparavant, les tenants du pouvoir avaient fait appel à Abdelaziz Bouteflika, malgré son escapade de 1994, des voix s’étaient déjà élevées pour tenter d’éviter que ce choix mal-à-propos fût maintenu. Mais la décision était irrévocable et personne n’allait pouvoir arrêter la machine du système qui avait déjà été mise en marche. Bouteflika sera «élu» à la majorité après que ses rivaux du même gabarit se furent tous retirés, dans l’hypothétique espoir de discréditer une présidentielle dont le résultat était tranché d’avance. L’homme qui se targuait d’être un centimètre plus grand que Napoléon Bonaparte était venu avec son triptyque – réconciliation nationale, retour de l’Algérie dans le concert des nations et relance économique – qui aurait pavé la voie à une véritable sortie de crise s’il s’en était tenu à un seul mandat et se serait retiré dès 2004. Il aurait quitté le pouvoir par la grande porte et aurait eu droit à des éloges dignes de celui dont il fut le plus proche collaborateur durant les années glorieuses.
Mais Abdelaziz Bouteflika était assoiffé de pouvoir et mû par un esprit de vengeance tenace. Il en voulait à mort à ceux qui l’avaient privé de la succession à l’homme au cigare. Son retour au pouvoir ne devait pas, à ses yeux, être inscrit dans une durée limitée. S’il avait accepté de revenir au palais d’El-Mouradia, c’était pour n’en sortir que les pieds devant. Il était à deux doigts de réussir son coup n’eût été son corps qui aura flanché une première fois en 2005, soit au lendemain de sa victoire humiliante face à son ancien directeur de campagne, Ali Benflis, utilisé comme lièvre pour donner de la consistance au mandat qui allait suivre, «remporté haut la main» face à une «grosse pointure» battue à plate couture, mais qui aura réussi à glaner «cinq millions» de voix. Puis, le coup de grâce en 2013, qui l’enfermera dans un cadre et transférera les pleins pouvoirs anticonstitutionnels à son frère cadet.
Le premier dérapage sérieux commence avec son ami d’enfance, l’intelligent mais vorace Chakib Khelil. L’argent du pétrole commençait à fuir des barils que l’Algérie produisait et dont une partie s’évaporait dans le complexe circuit commercial mis en place par l’ancien ministre de l’Energie et président-directeur général de Sonatrach. Non content de ce que cette expérience de double casquette ait ouvert la voie à une corruption généralisée sans précédent dans l’histoire de l’Algérie, Bouteflika commettra la même grave erreur en confiant à son chef d’état-major la fonction politique de ministre de la Défense nationale. Deux erreurs fatales qui lui vaudront sa mort dans le quasi-anonymat après avoir inscrit son nom en lettres d’or sous l’ère Boumediene. Dès lors, rapine et abus de pouvoir seront les deux maîtres mots de ses quatre mandats aux conséquences désastreuses.
Machiavélique, suspicieux, suffisant, sans doute hanté par le complexe du nabot, Bouteflika n’a jamais écouté personne d’autre que son propre ego. Ses conseillers, nombreux et efficaces – Larbi Belkheir, Abdelatif Rahal, Mohamed Touati, Mohamed Benamar Zerhouni, Rachid Aïssat, etc. – faisaient de la figuration. Leur avis comptait pour rien devant la «gigantesque» culture générale de «Monsieur je-sais-tout» qui ira jusqu’à donner un cours de géophysique à un sismologue du Bureau central sismologique français de Strasbourg, qui lui expliquait les causes du séisme dévastateur de Boumerdès, en mai 2003. Le narcissique Bouteflika n’avait de leçon à recevoir de personne, si bien qu’il conduira le pays dans le mur par ses choix incongrus, tant ceux des stratégies que des hommes.
C’est ainsi qu’il confiera des projets herculéens à des amateurs doublés de fanfarons, à l’image de l’autoroute Est-Ouest, un fiasco retentissant qui engloutira plusieurs dizaines de milliards de dollars «grâce» au «génie» d’un Amar Ghoul tout juste bon pour un prêche du vendredi. Et encore. Il en sera de même pour les ressources en eau dont on voit la catastrophe aujourd’hui. Après plusieurs barrages et stations de dessalement construits à des prix astronomiques, les robinets sont toujours à sec. Plus de vingt après l’avènement de «l’homme providence», l’Algérie dépend toujours à 95% des hydrocarbures. Mais où sont passés les plus de 1 000 milliards de dollars de recettes du pétrole et du gaz ? Volatilisés dans les discours pompeux et amoncelés dans les comptes d’une poignée d’affairistes véreux qui avaient convaincu le frère du défunt président qu’ils allaient transformer l’Algérie en une seconde Corée du Sud. Il faut admettre qu’ils n’ont raté leur objectif que de quelques kilomètres plus au nord.
Abdelaziz Bouteflika ne sera pas pleuré par le peuple, comme le furent Houari Boumediene et Mohamed Boudiaf. Il ne sera pas non plus maudit car les Algériens croyants respectent la conduite à tenir dans le deuil. Reste l’épineuse question du protocole : Bouteflika aura-t-il droit aux honneurs dus au chef de l’Etat qu’il fut ? Sa déchéance le prive-t-elle de ce statut ? Un début de réponse à cette question est donné par la source qui a annoncé son décès : la présidence de la République.
A. S.
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