Devoir de mémoire – Jacqueline Netter : la dame de fer de Chétouane

Une contribution de Mourad Benachenhou – «Ordre est donné de ravaler les habitants du territoire annexé au niveau du singe supérieur pour justifier le colon de les traiter en bêtes de somme. La violence coloniale ne se donne pas seulement le but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche à les déshumaniser. Rien ne sera ménagé pour liquider leurs traditions, pour substituer nos langues aux leurs, pour détruire leur culture sans leur donner la nôtre… Le plus urgent, s’il en est temps encore, c’est d’humilier leurs victimes, de raser l’orgueil de leur cœur, de les ravaler au rang de la bête.» (Jean-Paul Sartre : Situation V, p. 26.)

Un candidat à la présidence de l’ex-métropole coloniale, juif de confession et néanmoins grand admirateur du nazisme, et élève attentif de Goebbels, le grand prêtre de l’idéologie hitlérienne, et qui s’est déguisé en Jeanne d’Arc pour donner le change quant à ses convictions et ses objectifs réels, a, à de multiples reprises dans ses élucubrations de fanatique religieux et raciste enragé, affirmé que l’indépendance de notre pays serait un don spontané accordé à notre peuple par un ex-dirigeant de la métropole coloniale.

Goebbels aurait été fier… mais aussi surpris par son élève fidèle

Cette affirmation ne trouve pas un brin de confirmation dans l’histoire de notre lutte de libération. Elle ne ressortit même pas du mensonge, mais de la pure fiction dont il est impossible de trouver la moindre preuve. Cependant, à force d’être répétée, elle se transforme subrepticement et dangereusement en une réalité seconde et prend la nature d’une vérité, certes, indémontrable et insoutenable par des preuves concrètes et vérifiables, mais se substituant aux faits qui la démentent. Toutes les souffrances, toutes les épreuves, tous les sacrifices consentis par le peuple algérien pour se libérer du joug colonial, sont, par cette affirmation mensongère, délégitimés, son droit à l’existence nié, et tous les crimes du système colonial justifiés et glorifiés. Rappeler les tragédies qu’ont vécues dans leur chair les «témoins» de la Guerre de libération nationale, devient, face à ce mensonge grossier, une obligation à la fois politique et morale, même si ceux et celles dont les noms sont évoqués, et les souffrances rappelées, n’ont joué qu’un rôle marginal dans le grand combat pour la dignité qu’a mené le peuple algérien.

Jacqueline Netter découvre l’enfer colonial

Dans ce contexte, l’histoire de Jacqueline Netter, Française de souche, mais ayant délibérément et consciemment choisi la justice plutôt que sa mère, est particulièrement révélatrice du sentiment de révulsion profonde que peut ressentir une âme libre de tous préjudices face à la barbarie coloniale, mais également de la brutalité dénuée de toute pitié et de tout humanisme qu’a exercé l’occupant colonial pour maintenir son pouvoir.

Rien ne prédisposait Jacqueline Netter, plus connue sous son nom de mariage de Guerroudj, institutrice affectée dans l’école du petit village colonial de Chétouane (ex- Négrier, wilaya de Tlemcen) à affronter la dure réalité du système colonial et la profonde misère matérielle et morale de la paysannerie algérienne, réduite à la condition de servage par les colons, réalité éloignée de l’image d’un système paternaliste diffusée par les actualités cinématographiques colporté par les couvertures médiatiques de la société «Pathé». C’est la découverte de la brutalité coloniale qui, sans doute, renforça les convictions idéologiques de Jacqueline dont le premier époux, Pierre Minne, était un sympathisant marxiste, et la conduisit naturellement à prendre fait et cause pour la libération du peuple algérien.

Un engagement immédiat pour la libération nationale par les armes

Lorsque la dernière phase de cette lutte commença, Jacqueline se mit au service du mouvement de libération nationale. Pour cause de sympathie active envers le combat du peuple algérien, Jacqueline fut frappée d’une mesure d’expulsion du territoire national en 1955, décision qui finit par être annulée et transformée en une interdiction de séjour dans l’Oranie. Elle s’installa à Alger avec son époux Abdelkader Guerroudj, ancien membre du Parti communiste algérien, et déjà alors entré dans la clandestinité et membre actif du FLN. Suivant son biographe, le professeur René Galissot, Jacqueline devint l’agent de liaison de l’organisation clandestine et transporta des couffins portant des armes et des bombes (voir https://maitron.fr/spip.php?article50827).

A la suite de son implication dans l’attentat contre la centrale de gaz d’Alger, attentat organisé par Fernand Yveton en novembre 1956, elle fut arrêtée par les autorités coloniales avec son époux. Condamnée à mort en décembre 1957 en même temps que son époux, elle fut une des six femmes qui connurent le couloir de la mort dans l’infâme prison de Serkadji, puis à la prison centrale d’El-Harrach, les cinq autres étant Djamila Bouhired, Djamila Bouazza, Zahia Kherfallah, et les filles mineures Baya Hocine et Djohar Akrour. Seule la mobilisation de l’opinion publique, sous l’animation du groupe d’avocats qui les défendaient et des intellectuels de gauche français, à leur tête Jean-Paul Sartre et Simone de Bauvoir, leur évita l’échafaud.

La justice coloniale : répressive, barbare, impitoyable

Pour rappel, voici comment Sylvie Thénault décrit le système judiciaire qui a jugé et condamné Jacqueline et ses compagnes et compagnons de lutte, un système répressif dont les accusés et accusées avaient été soumis à la torture pour leur arracher leurs aveux : «Dès avril 1955, la loi d’état d’urgence remit aux tribunaux militaires le jugement des crimes. Les cours d’assises étaient dessaisies à leur profit. Les tribunaux correctionnels, quant à eux, restaient compétents pour juger les délits. Des milliers de procédures, ouvertes pour atteinte à la sûreté de l’Etat, association de malfaiteurs, coups et blessures, incendie volontaire, assassinat… s’accumulèrent dans les cabinets d’instruction ; plus de quatre mille étaient en cours en décembre 1955. Les tribunaux correctionnels jugeaient déjà des centaines d’accusés par mois – 616 en décembre 1955 – et les tribunaux militaires plusieurs dizaines, voire plus de 100. Puis la répression s’amplifia. Le nombre d’accusés dépassa le millier au début de l’année 1957 : entre janvier 1957 et mai 1958, les tribunaux correctionnels jugeaient 800 à 1 000 personnes par mois, tandis que 500 personnes en moyenne étaient renvoyées, chaque mois également, devant les tribunaux militaires. Ces hommes et ces femmes provenaient d’organisations diverses. Il s’agissait de membres du FLN, mais aussi de son concurrent le Mouvement national algérien (MNA) ou encore du Parti communiste algérien (PCA).» (dans Défendre les nationalistes algériens en lutte pour l’indépendance. La défense de rupture en question | Cairn.info»)

Cinq années dans le couloir de la mort

Jacqueline raconte dans son livre autobiographique Des Douars et des Prisons (éditions Bouchène, Alger 1993) son parcours et les conditions de son arrestation et de sa détention dans l’attente de son exécution. Voici, décrites par Jacqueline, les conditions de sa détention à Serkadji : «Quand on est condamné à mort, on a un régime spécial en prison : on mange mieux, on a des privilèges. Trois dans une minuscule cellule, une surveillance spéciale, une cour spéciale pour respirer ; les hommes sont enchaînés, mais pas nous : privilège de femmes peut-être, mais également on n’a plus droit à la visite des avocats, seule la famille a le droit de visite et les assistantes sociales des prisons.»

D’autres détails sur les conditions de détention sont donnés par elle et rapportés par Sylvie Thenault : «Sans chercher à forcer le trait, Jacqueline Guerroudj, détenue dans la même période, les décrit pourtant comme épouvantables, en raison du surpeuplement de l’établissement avec les arrestations de 1957. La prison civile d’Alger est vouée à la détention des prévenus, des condamnés à moins d’un an d’emprisonnement et des condamnés à mort, hommes et femmes. Les prévenus font masse : ils représentent les trois quarts des effectifs à l’échelle de l’Algérie, contre un tiers en temps ordinaire. Chez les femmes, cette catégorie augmente constamment et elle fait plus que doubler pendant la période de détention de Baya Hocine : 193 détenues au 1er janvier 1957, dont 87 prévenues ; 264 au 1er juin 1958 dont 197 prévenues. Barberousse, prévue pour un millier de détenus, avec un plafond de sécurité fixé à 2 000, en compte 1 830 au 1er juillet 1957, 2 400 en décembre de la même année. Dotés de 9 lits au début, le dortoir de Jacqueline Guerroudj compte jusqu’à 30 paillasses.

La promiscuité y règne d’autant plus que les toilettes ne sont qu’un trou surmonté d’un robinet, séparé du dortoir par un muret haut jusqu’à la taille. Puis, au quartier des condamnées à mort, les cinq femmes occupent deux cellules : dans l’une, Djamila Bouhired, Djamila Bouazza et Jacqueline Guerroudj ; dans l’autre, Baya Hocine et Djohar Akrour. Cette dernière a été arrêtée et condamnée en même temps que Baya Hocine, pour l’attentat du stade municipal d’Alger. Le croquis de Jacqueline Guerroudj montre qu’à trois les matelas couvrent la totalité du sol. Hebdomadaire, la douche est rapide et froide. Les détenues portent une tenue réglementaire, sans coupe et d’un tissu inconfortable, qu’elles ont le droit de personnaliser. Si la nourriture finit par être améliorée, la cantine et les colis peuvent être supprimés en punition (Guerroudj, 1993)» ( voir Sylvie Thenault Les Papiers de Baya Hocine. Une source pour l’histoire des prisons algériennes pendant la guerre d’indépendance (1954-1962) (archives-ouvertes.fr)»

Fidèle à l’Algérie jusqu’à sa mort

Finalement libérée, comme ses compagnes et compagnons de prison, à la veille du cessez-le-feu du 19 mars 1962, Jacqueline choisit la nationalité algérienne, embrasse une carrière de bibliothécaire à la Bibliothèque nationale et demeure, jusqu’à sa mort, dans son pays d’adoption pour l’indépendance duquel elle a risqué sa vie. A rappeler qu’elle et son époux Abdelkader Guerroudj sont le seul couple à avoir été conjointement condamnés à mort pour actes de résistance contre l’oppresseur colonial, et que même leur fille, Danielle Minne, plus connue sous le nom de Djamila Amrane (13 août 1939-12 février 2017), née du premier mariage de Jacqueline, connut les geôles coloniales du fait de sa participation à la Guerre de libération nationale.

Voici, en conclusion, les mots même de Jacqueline qui apportent un démenti cinglant aux tentatives de révision de l’histoire – dans des buts électoralistes et au nom du «souverainisme», raciste, intolérant et recyclant les thèses nazies sous signature juive – et expliquent son engagement jusqu’à la mort dans le combat du peuple algérien pour son indépendance et sa dignité : «Personnellement, j’avais fait le choix de participer sans réserves à la guerre de libération au sein du FLN. Ce choix avait été murement réfléchi et fondé sur mon expérience vécue des réalités de l’occupation coloniale, réalités intolérables, inacceptables, qui m’imposaient, en tant que Française à l’époque, de participer à la décolonisation, et il était évident qu’elle ne serait jamais accordée, mais qu’il fallait l’arracher. Un tel engagement ne pouvait être que total : une fois qu’on a choisi son camp, on va jusqu’au bout et on accepte tout ce qui en découle (dans Des Douars et des Prisons, p. 54).

Un dernier mot : se remémorer à l’occasion de la célébration du 1er Novembre des héros et des héroïnes plus ou moins oubliés ou même ignorés est plus qu’un devoir ; c’est un acte de foi rappelant que la liberté n’est jamais un cadeau que l’oppresseur est disposé à accorder et qu’elle ne se conquiert que si des femmes et de hommes acceptent d’offrir leur vie pour y parvenir.

M. B.

Comment (5)

    Rachid Hammadi
    8 novembre 2021 - 21 h 45 min

    Ce que dit Sarkozi sur le meteque Zemmour:
    La présence du polémiste sur la scène est loin de ravir l’ensemble politique, à l’image d’un Nicolas Sarkozy visiblement très remonté. Interrogé par BFM TV, l’ancien Président de la République n’a pas hésite à jouer la carte de l’offensive au moment d’évoquer le cas Eric Zemmour. « Quand on a pas beaucoup de racines on essaye de s’en donner, plus on est hors-sol plus on veut se raccrocher (…) Je ne suis pas sûr que le Général aurait aimé ce qu’il a dit de Pétain », a-t-il lancé dans des propos rapportés par la journaliste Anne Saurat-Dubois. Visiblement très inspiré, Nicolas Sarkozy en a ensuite remis une couche au sujet du polémiste.

    Hicham oulebsir
    8 novembre 2021 - 21 h 37 min

    A quand le nom d une rue, d un lycée , d une école quelque part en Algérie pour Jacqueline Netter et son époux Abdelkader Guerroudj . C est tout de même le seul couple qui a eu l insigne honneur d être condamné à mort par un tribunal de l ex colonisateur et néanmoins patrie des droits de l homme … blanc , comme le rappelle journellement le meteque metis Zemmour, le nouveau Jeanne d Arc qui attend son abbé Cauchon !

    Ali aityahya
    8 novembre 2021 - 8 h 16 min

    La bave de Zemmour, si empoisonnée soit elle, ne remplacera jamais la vérité de la barbarie coloniale française . Cause toujours , chien enragé déguisé en Jeanne D Arc. Tes mensonges goebellsiens à la chaîne ne sauvent pas la France. Au contraire ils ont font un pays qui renie son histoire et a perdu la boussole des droits de l homme et l enfoncent dans une descente aux enfers sans fonds !

    1959
    6 novembre 2021 - 16 h 39 min

    C’est ma date de naissance, je suis né à la clinique de la rue d’Isly, arrondissement de la Casbah d’Alger. À ma naissance, ma mère à entendu la sage femme dire à sa collègue, “ ah voici un nouveau fellaga”, paroles avec effet immédiats qui ont instantanément anéantis toute célébration ou un quelconque sentiment de bonheur d’une mère qui a à peine accouchée d’un fils parce qu’elle était convaincue qu’elle n’allait jamais revoir son bébé vivant! Depuis ma naissance, et grandissant dans les années 60 et 70 à Alger, j’ai connu ce que c’était les séquelles du colonialisme. La moitié des élèves de ma classe de CP1 recevaient, à chaque rentrée des classes, leur vêtements sous forme de cadeaux et de reconnaissance de la nation envers eux, et surtout pour le sacrifice que leur pères ont fourni pour l’indépendance de l’Algérie. J’ai vécu l’époque des coopérants techniques français et du moyen orient sous le ciel bleu au soleil éclatant d’Alger la blanche. Le fils du pauvre de Mouloud Feraoun, les Damnés de la terre de Franz Fanon et d’autres livres de Mohamed Dib etc…, ainsi que les témoignages des parents de toutes et tous ceux et celles qui ont perdu un des leurs ont forgé en moi un nationalisme purement algérien, mais surtout sans aucune rancune envers les français car tout ce qu’on voulait c’était qu’ils se sentent chez nous, et non pas l’inverse que les algériens en vécu pendant 132 ans. Aujourd’hui lors que je vois la France célébrer Zemmour matin et soir, jour férié inclus, ainsi que les journaux télévisés glorifiant les harkis et les bien-faits de la colonisation, et ensuite voir leur président Français M. Macron démolir notre histoire et notre culture alors que des milliers d’algériens ont perdu leurs vies défendant cette « douce »France durant la 2eme guerre mondiale, mon Père inclus, et que le sang des chouhadas n’a pas encore séché, je constate avec amertume que cette France n’est rien d’autre qu’un éternel ennemi. C’est vrai que j’étais né un faux-fellaga mais en moi, ce sentiment là ne m’a jamais quitté pour n’avoir pas pu combattre l’ogre. Le plus beau cadeau que je puisse faire aujourd’hui, est de raconter cette belle épopée d’une guerre d’indépendance au parfum planétaire à mes enfants afin que l’esprit des chouhadas persiste à jamais pour au moins les prochaine 69 années. Si on a pas oublié la mort de Jugurtha en l’an 104 av. J.-C à Rome, comment puisse-t-on oublier celles de nos valeureux martyrs? Aujourd’hui le monde entier célèbre l’Algérie plusieurs fois millénaire car nul n’oublie Saint Augustin, Juba II, Rex Mauretaniae, marié à Cléopâtre Séléné, fille de la grande Cléopâtre VII et de Marc Antoine, et plus récent l’Emir Abdel Kader qui a sauvé tant de Chrétiens quand la France répondait toujours au nom de Robespierre? Le président de la France, M. Macron, a exprimé le vrai sentiment du Français envers l’Algérie, pays qui a décidé de vivre libre et indépendant, un pays Amazigh de vrai, et comme si cette liberté ne se conjugue qu’en Français et rien d’autre. Merci encore une fois M. Macron, vous venez d’écrire un livre que nos enfants collectionneront pour ne jamais oublier l’esprit qui a forgé cette France qui, aux peuples étrangers donnaient le vertige, et dont vous usurpez aujourd’hui le prestige!

    Anonymr
    6 novembre 2021 - 14 h 48 min

    Émouvant

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