De la haine chez le candidat Zemmour
Une contribution de Mourad Benachenhou – «Arabophobie populaire et islamophobie des éduqués supérieurs ont fusionné dans un magma conceptuel qui mêle réfugiés, immigrés, enfants d’immigrés, petits-enfants d’immigrés, musulmans pratiquants ou non pratiquants […]. Destruction des hôpitaux. Sous-équipement de la justice. Ce monde en contraction se cherche un bouc émissaire. L’islam est là, cible irrésistible. Mais en vérité, malgré le freinage récent de l’assimilation qui résulte du blocage économique et de la chute de la mobilité sociale générale, l’intégration des Français d’origine musulmane est déjà tellement avancée et massive en France que toute islamophobie autre que symbolique, toute reconquête de style Zemmour, n’aboutirait qu’à une plongée immédiate du niveau de vie de tous les Français. Trop de musulmans, pratiquants ou non, bossent dans l’appareil productif français. L’identitaire est un fantasme […]. Les questions identitaires permettent donc l’oubli du véritable problème : la perte de capacité d’action économique de la France et, sa conséquence, la désindustrialisation. L’élection présidentielle, dans ce contexte, est une comédie… les électeurs français – vieux, jeunes, actifs, chômeurs, retraités, lorrains, bretons, charentais, savoyards ou rapatriés d’Algérie, riches, médiocres ou pauvres, diplômés ou non diplômés – doivent savoir que s’ils votent pour ceux qui bavassent sur la sécurité, l’immigration et l’islam, ils seront punis, personnellement et en masse, par une chute aggravée, accélérée, de leur niveau de vie dans les vingt ans qui viennent. Le racisme, s’ils s’y abandonnent, et contrairement à ce qu’ils pensent, va avoir pour eux un coût. Très élevé. Si l’élection présidentielle qui vient est dans sa forme une comédie, elle est dans sa substance une tragédie.» (1)
La haine n’a besoin ni de rationalisation, ni de rationalité, ni d’arguments. La haine est un sentiment unilatéral qui ne nécessite nullement, pour s’entretenir, s’accentuer, se perpétuer et se transformer en actions violentes, que le groupe ou la personne qui en est l’objet fasse quoi que ce soit pour la susciter ou pour la justifier. La haine s’alimente d’elle-même.
Le principe de liberté d’expression ne justifie pas la haine raciale et religieuse
La justifier par le sacro-saint principe de «la liberté d’expression», qui fait partie intégrante de la culture démocratique, et qui ne connaît aucune autre règle que la capacité individuelle de mettre en mots ses pensées profondes, a autant de valeur que la justification du pyromane par le feu car, si le feu n’existait pas, il n’y aurait pas de pyromane. N’ayant aucune responsabilité dans le fait que certains éléments de la nature ou produits artificiels sont prompts à prendre feu, le pyromane ne devrait pas, suivant ce raisonnement, être traité comme un criminel.
L’appel au génocide couvert par le principe de la liberté d’expression ?
La justification de l’appel à la haine raciale et religieuse par la «liberté d’expression» est un argument d’autant plus faible qu’il va à l’encontre d’un principe autrement plus élevé qu’il constitue la source de cette liberté : le droit de l’individu au respect de son intégrité physique et morale, quelle que soit la couleur de sa peau, ses croyances religieuses ou son origine ethnique.
C’est là un droit imprescriptible, maintenant reconnu tant dans les constitutions des pays qui se targuent d’être des modèles de système politique et de société que dans la législation internationale. C’est ce principe qui anime la Convention internationale sur le génocide, rejetant le nettoyage ethnique, la discrimination religieuse et raciale, et toute tentative d’éliminer physiquement un peuple, sous prétexte que son aspect physique ou ses croyances religieuses ne correspond pas à des normes préétablies par le groupe dominant.
La haine ne peut pas se couvrir donc du principe de «liberté d’expression» car elle viole un principe encore plus important, car c’est lui qui fonde la démocratie moderne, à savoir le principe du droit de chaque être humain à une vie libre de toute menace physique ou morale. On ne peut à la fois de réclamer du principe universel des droits de l’Homme et justifier la haine destructrice contre un groupe ethnique et religieux, sous le couvert du droit d’exprimer ses pensées les plus meurtrières, sans tenir compte des droits humains de ceux contre lesquels cette haine se manifeste.
De plus, derrière cette haine, il y a une menace directe à l’intégrité physique des individus visés. Menacer de mort une personne ou un groupe ne fait pas partie des droits individuels, et il n’existe nulle législation au monde, quel que soit le régime politique, où la menace de mort n’est pas considérée comme un crime punissable par la loi.
L’expression de la haine n’est pas un jeu de rôle mais une conviction
Estomper l’expression de haine contre un groupe ethnique ou religieux en la qualifiant de «provocatrice», c’est-à-dire essentiellement un jeu de rôle où le provocateur tenterait d’attirer l’attention sur lui en allant jusqu’au bout de ses sentiments, ressortit de la mauvaise foi car elle laisse entendre qu’en fait cette haine ne serait que de la simple «comédie», révélant une personnalité à la recherche de la renommée, et rien d’autre, et ressortirait plus de la psychanalyse, si ce n’est de la psychiatrie ; elle serait même inoffensive car elle révélerait un déséquilibre psychique plutôt que des convictions meurtrières arrêtées, qui n’attendraient que l’occasion pour se transformer en actes violents destinés à faire disparaître le groupe ou la personne visé.
Donc, ni le principe de «liberté d’expression», ni l’explication par le fait que l’expression de la haine serait un simple jeu de rôle, ni «la nature déséquilibrée de celui qui exprime sa haine» ne peuvent justifier la haine qu’il porte à un groupe ethnique et la volonté qu’il révèle d’éliminer ce groupe de la société dont il fait partie.
Dangereux glissement vers le racisme et l’intolérance sous le couvert de la laïcité
La «patrie des droits de l’Homme» a vu apparaître ces récentes années un courant d’opinion, maintenant bien ancré dans la société, au point où pratiquement tous les candidats à l’élection présidentielle de 2022 s’en réclament, mais où, au moins, un seul d’entre eux en fait le thème et le programme de sa candidature, courant selon lequel la survie même de sa civilisation serait menacée par la présence en son sein d’un groupe religieux et ethnique particulier.
Il n’y a aucun indice dans la société en cause prouvant l’existence de cette menace, et la preuve même du contraire est justement l’atmosphère de haine entretenue contre la communauté attaquée dans les médias de tout calibre et de toutes opinions car, si elle avait autant d’influence qu’on veut lui donner, elle aurait eu la capacité de se défendre. Il faut reconnaître, cependant, que cette communauté est exclue de tout le dialogue «démocratique» autour d’elle, et son sort est discuté, en «toute liberté et démocratie», mais sans sa présence. Brusquement, on oublie le fameux «droit de réponse» et le «débat contradictoire», symboles de la liberté d’expression. En fait, on insulte cette minorité, on la censure et on criminalise son existence même au sein d’une société fondée sur «la liberté, l’égalité, la fraternité», et cet ostracisme qui frappe ce groupe se fait au nom de la «démocratie plurielle», de la liberté d’expression et du droit citoyen à contribuer aux débats publics sur l’avenir du pays.
Une communauté violemment prise à partie et éliminée du débat démocratique
On peut constater que le dialogue actuel, dans ce pays se réclamant des droits de l’Homme, élimine toute une communauté dont le sort est menacé directement par la montée de la haine dirigée contre elle, au point où le débat sur tous les autres problèmes du pays est simplement mis de côté. On crée une atmosphère de guerre civile et, paradoxalement, au nom de la démocratie et de la survie des «valeurs occidentales» humanistes de tolérance, on va jusqu’à défendre la nécessité de rompre avec ces principes et d’imposer un système totalitaire permettant de mettre en place la politique de nettoyage ethnico-religieux prôné, d’une manière plus ou moins directe, sous une forme ou une autre, par pratiquement tous les candidats, le plus proéminent dans la création de cette atmosphère délétère anti-arabe et antimusulman, étant, évidemment, Eric Zemmour, qui n’hésite pas à défendre les politiques antisémites du maréchal Pétain pour donner du poids à ses propres convictions quant à la meilleure voie pour sauver la France.
Eric Zemmour et les élites : une étrange bienveillance
Ce déchaînement de haine est, comme l’a amplement expliqué le quotidien français Le Monde, accompagné d’un silence complice, si ce n’est d’une grande bienveillance à son égard de la part de l’élite intellectuelle et médiatique (2). Voici ce que dit, entre autres, l’article cité ci-dessus : «Ménagé par la droite et de nombreux intellectuels, convié par les médias et certains cercles économiques, le polémiste d’extrême droite a pu, cet automne, mesurer l’indulgence d’une partie de l’establishment.»
On va jusqu’à reconnaître le «courage politique et moral» d’Adolphe Hitler !
Une autre citation donnée par cet article révèle encore plus la déchéance intellectuelle et morale de ceux qui prétendent représenter la France des «droits de l’Homme».
«Et Luc Ferry, agrégé de philosophie, devenu ministre de l’Education nationale de Jacques Chirac après le coup de tonnerre de 2002, le 15 novembre, sur Europe 1 : Zemmour est le miroir de nos lâchetés depuis trente ans, puisqu’il a levé le voile sur la poussière cachée sous le tapis, celle des territoires perdus de la République.»
Cette phrase, d’un philosophe supposé «de gauche» est particulièrement pernicieuse car elle reconnaît à la haine zemmourienne non seulement une certaine légitimité «républicaine», mais même une justification existentielle : effectivement, selon Ferry, la France serait menacée depuis longtemps dans son être par la présence, en son sein, d’une «communauté étrangère à ses valeurs» menaçant son existence, et Zemmour aurait eu le courage non seulement de rendre conscience de cette menace, mais également de proposer de la traiter comme elle devrait l’être : par son élimination violente et, en cela, il ferait preuve d’un grand courage politique et moral face à la lâcheté de tous ceux qui n’ont jamais osé dénoncer cette menace.
Donc, qu’il le veuille ou non, Ferry, humaniste, homme de sensibilité de «gauche», attaché aux «valeurs républicaines universelles françaises», justifie le nazisme et Hitler, avec lequel d’ailleurs Zemmour, protégé par son origine juive, flirte, par Pétain interposé : devant la menace existentielle posée par les juifs et les autres races «inférieures» contre le peuple germain et sa pureté, Hitler aurait eu le courage d’aller jusqu’au bout de ses convictions en organisant contre eux et les autres peuples «inférieurs» ce que tout un chacune connaît.
En conclusion
Qu’on ne se fasse pas d’illusion : Zemmour, et toute l’immense classe intellectuelle et politique française, le sait pertinemment, n’utilise le «retour à la grandeur française» que comme empaquetage à son vrai dessein : nettoyer ethniquement la France d’un groupe religieux pour lequel il ressent une haine destructrice sans limite, quel que soit le poids de sa présence ou de son influence.
La haine, on ne le répétera jamais assez, n’a pas besoin de preuves ni de justifications. Le thème de la campagne médiatico-présidentielle de Zemmour et son programme présidentiel ne sont, en fait, pas un thème emprunté à Trump : «Make France Great Again!» ou (Rendre à la France sa grandeur perdue), mais «Mort aux Arabes ! Mort aux musulmans !» En appelant son parti Reconquête ou Reconquista, Zemmour se place en héritier des Rois Catholiques, en émule de Ximénès et de Torquemada et en partisan de l’Inquisition, dans un pays qui se targue d’une «laïcité» sans tâche, rejetant toute manifestation de religiosité publique. En fait, c’est un parti religieux teinté de racisme ne cachant pas sa proximité de l’idéologie nazie, qu’il anime, au nom de la lutte, non pour la laïcité pure et dure, et d’ailleurs à laquelle il ne croit pas, mais contre une religion «faisant de l’ombre» aux seules religions «françaises» légitimes, c’est-à-dire le judaïsme, et le christianisme dans sa seule forme catholique papale.
L’inquiétant, c’est qu’une grande partie de la classe politique française embrasse, de manière plus ou moins directe, ce thème et ce programme qui, pourtant, contredisent totalement l’image que cette élite veut entretenir et défendre de la civilisation française et des valeurs républicaines qu’elle prétend chérir et qu’elle tient à défendre corps et âme et sans réserve, au point où, en opposition avec ses propres valeurs, elle serait disposée à suspendre tous les droits qui constituent la définition de la citoyenneté pour les consolider.
La haine ethnique et religieuse n’est certainement pas à une contradiction près, et le glissement vers la déchéance morale et politique n’a pas de limite, une fois qu’on s’engage dans la voie perdante d’avance du nettoyage ethnico-religieux ! Y aura-t-il un sursaut de dernière minute avant le précipice du totalitarisme à base raciale dans la «patrie des droits de l’Homme ?» Seul l’avenir le dira.
M. B.
1- In Mondafrique, article signé Olivier Todd.
2- In Le Monde.
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