Dette de reconnaissance
Une contribution de Kaddour Naïmi – Nous voici à la célébration du 60e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques solidaires entre l’Algérie et le Vietnam. Aux diverses contributions sur le sujet, il est peut-être utile d’ajouter un témoignage personnel, l’individu pouvant être un complément utile aux macro-événements historiques.
En Algérie, la première fois que j’ai entendu parler de colonialisme, français en l’occurrence, et de patriotisme pour y mettre fin, j’étais enfant. Mon oncle maternel m’en informait, avec bienveillance. La misère de sa famille sur les hauts-plateaux de Tiaret l’avait contraint à s’engager comme volontaire dans l’armée française ; elle l’exploita comme chair à canon, comme tous les malheureux de sa classe sociale, lors de la criminelle guerre coloniale dans ce qu’on appelait alors l’Indochine.
«Outre disposer de nourriture, de gîte et d’argent, expliquait l’oncle, les chefs m’avaient déclaré et je croyais combattre pour quelque chose de bien : la civilisation contre les barbares !» Mais, assez vite, mes camarades militaires algériens et moi, nous commencions à voir clairement la situation : qui étaient les vrais civilisés et les vrais barbares… Certains parmi nous, faits prisonniers par les patriotes vietnamiens, étaient surpris de se voir bien traités. Vite, ils comprirent : les patriotes vietnamiens leur tenaient le discours suivant, avec patience et pédagogie (1) : «Pourquoi vous nous combattez ? N’êtes-vous pas, comme nous, des colonisés par la France ? Alors, au lieu de nous combattre, ne serait-il pas plus logique que vous retourniez dans votre pays, et combattiez pour votre indépendance, comme nous le faisons, nous, actuellement au Vietnam ?» «Ainsi, j’ai fini par ouvrir les yeux !» conclut mon oncle.
A la fin de son engagement militaire, il revint en Algérie et se mit en relation avec les patriotes algériens qui luttaient pour la libération nationale.
Il continua à m’expliquer correctement ce qu’est le patriotisme, et notre devoir d’Algériens de combattre, comme les Vietnamiens, pour nous libérer de l’infâme et criminel colonialisme. Ainsi, j’appris ce que fut la guerre de libération du peuple vietnamien et l’importance stratégique et historique de sa victoire à Dien Bien Phu en 1945. Ainsi, l’enfant colonisé que j’étais parvenait à se débarrasser de sa honte résignée et paralysante d’être colonisé, un «barbare à civiliser», un «bougnoul». Ainsi, il découvrait la dignité d’être un patriote au service de la libération de son pays, selon ses possibilités d’enfant.
Dien Bien Phu montra, pour la première fois, qu’un peuple de «couleur» (terme impérialiste pour indiquer les peuples dont la peau n’est pas blanche, comme si le blanc n’est pas une couleur), de paysans pauvres, matériellement limité, dirigé par des personnes pourvues de diplômes modestes, fut capable de vaincre l’armée d’une nation «blanche», «supérieure», industrialisée, aux moyens matériels impressionnants, dirigée par des diplômés de prestigieuses écoles de guerre (la fameuse Saint-Cyr) et d’autres disciplines.
La victoire de Dien Bien Phu eut donc, dans le cerveau de mon oncle, puis du mien, enfant, une résonance décisive, stratégique ! Une prise de conscience fondamentale ! Oui, l’admirable action du peuple frère (de misère coloniale et de lutte libératrice) était l’illustration du fait que nous aussi, Algériens (considérés «barbares», peuple de paysans pauvres, de peau «basanée», avec des dirigeants modestement diplômés, disposant de moyens matériels dérisoires : les bombes artisanales face aux avions bombardiers de l’armée coloniale), nous, comme le peuple vietnamien, étions et devions être capables de nous libérer du même colonialisme français, dont le napalm sur les populations civiles était le symbole de sa «civilisation».
A l’évocation de la lutte libératrice du peuple vietnamien, l’enfant que j’étais voyait les yeux de mon oncle, de mes parents et d’autres compatriotes briller de dignité retrouvée, de résolution conquise et d’espérance émancipatrice.
Voilà pourquoi et comment la lutte de libération nationale du peuple vietnamien fut intrinsèquement liée à celle du peuple algérien pour sa propre libération. Voilà, aussi, pourquoi, alors adolescent, durant mes études en France (2), dans les années 1966-68, j’ai milité dans un Comité Vietnam de Base, en bénéficiant d’une meilleure formation socio-politique puis, en 1971, j’ai écrit et réalisé La Fourmi et l’Eléphant, une pièce théâtrale qui retraçait l’épopée du peuple vietnamien depuis la préhistoire jusqu’à sa résistance à l’impérialisme états-unien (3).
Envers le peuple vietnamien, j’ai une dette de reconnaissance. Tous les peuples qui se sont inspirés de son combat patriotique anti-impérialiste ont la même dette de reconnaissance.
K. N.
1- Les colonialistes appellent cela «lavage de cerveau». Eh bien, soit ! Alors, il s’agit de laver le cerveau des saletés que le conditionnement psychologique colonial a infusé dans le cerveau de ses exploités.
2- Parce qu’on m’avait auparavant refusé ces études en Algérie.
2- Informations et texte de la pièce (en version française) ici : https://www.kadour-naimi.com/f-fourmi_photo.htm
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