Interview – Gordon Hahn : «L’Occident a été imprudent avec Vladimir Poutine»
Gordon M. Hahn, Ph. D., est un analyste américain spécialisé dans l’islam et la politique en Russie et en Eurasie, les relations internationales en Eurasie et le terrorisme en Eurasie. Il est chercheur principal au Center for Terrorism and Intelligence Studies (CETIS) chez Akribis Group, à San Jose en Californie, expert analyste chez Corr Analytics, et analyste chez Geostrategic Forecasting Corporation à Chicago. Il a bien voulu répondre à nos questions sur la guerre en Ukraine.
Mohsen Abdelmoumen : Vous êtes un expert en géostratégie, quel est votre regard sur le conflit qui se déroule actuellement en Ukraine ?
Gordon M. Hahn : La guerre en Ukraine est plutôt considérée comme la guerre Russie-OTAN en Ukraine. Il s’agit d’une guerre visant à déterminer si l’OTAN sera autorisée ou non à se déployer en Ukraine et ailleurs le long des frontières de la Russie mais, surtout, à déterminer la possibilité pour l’Ukraine d’adhérer à l’OTAN. L’expansion de l’OTAN a stimulé les efforts de promotion de la démocratie en Ukraine et ailleurs, la révolution Orange de 2004 et le renversement du gouvernement Ianoukovitch par Maidan en février 2014. Pour la sécurité nationale russe, l’Ukraine est un pivot géostratégique. S’il y a un régime hostile à Kiev soutenu militairement par l’Occident, la Russie n’a pratiquement aucune sécurité nationale autre que le recours aux armes nucléaires. L’aide militaire occidentale fait de l’Ukraine un membre de facto de l’OTAN à la frontière de la Russie et encourage Kiev à privilégier une solution militaire plutôt qu’une solution négociée au conflit du Donbass qu’il a déclenché ainsi qu’à chercher à récupérer la Crimée.
La croyance occidentale répandue selon laquelle Poutine est politiquement faible et que les Russes sont impatients d’établir une république démocratique et une économie de marché libre (choses que l’Occident lui-même abandonne progressivement en faveur de la Grande Réinitialisation, du Wokisme et de l’IA) a conduit à un manque de prudence dans les relations avec Poutine, pensant qu’il hésiterait devant une guerre ou serait renversé s’il en déclenchait une. C’est précisément la situation à laquelle l’Occident a confronté la Russie après le coup d’Etat de Maidan et assurément en janvier 2022, d’où la décision de Poutine de procéder à une invasion.
Vous avez écrit le livre très intéressant Russia’s Islamic Threat qui a été répertorié comme titre académique exceptionnel dans Choice qui regroupe les revues actuelles pour les bibliothèques universitaires. A votre avis, en misant sur la déstabilisation de la Russie, les Occidentaux ne jouent-ils pas un jeu dangereux dont peuvent bénéficier les différents groupes djihadistes dans la région ?
Dans mon livre intitulé Russia’s Islamic Threat, j’émettais l’hypothèse qu’une organisation djihadiste mondiale était en train d’émerger dans le nord du Caucase russe sous l’influence d’Al-Qaïda (AQ), sous la forme de la «République tchétchène d’Ichkéria» (ChRI). Il s’agissait bien plus d’un projet de djihadisme-AQ mondial que d’un projet développé par l’Occident, bien que ce dernier ait pu jouer un rôle périphérique dans la radicalisation de la ChRI, qui a conduit à sa transformation en un véritable réseau djihadiste appelé Imarat Kavkaz (IK) ou Emirat du Caucase. L’IK était un allié d’AQ mais s’est rapidement divisé sur la question de l’allégeance à Isis, la majorité des moudjahidine de l’IK formant la filiale d’Isis basée en Russie. Il semble toujours peu probable que l’Occident, dans le cadre de sa nouvelle politique de «décolonisation» visant la Russie, soit en mesure de séparer le Caucase du Nord de la Russie, sans parler de régions comme le Tatarstan ou le Bachkortostan. Si ce type de séparatisme réussissait sur la base d’une idéologie djihadiste, le retour de flamme toucherait l’Europe et l’Asie centrale. Il s’agit donc d’un jeu potentiellement dangereux, sans parler de la possibilité d’une guerre civile nucléaire, biologique ou chimique en Russie et de ses implications pour la sécurité occidentale.
Selon vous, à qui profiterait la chute de la Russie ?
Compte tenu des risques pour la sécurité d’une dissolution de la Russie évoqués plus haut, il se pourrait qu’il n’y ait aucun bénéficiaire et pas mal de victimes dans cette éventualité. Il est certain que l’Occident, la Chine et peut-être d’autres pays comme le Kazakhstan et l’Inde pourraient bénéficier de l’acquisition de territoires ou d’un meilleur accès aux ressources naturelles du territoire russe.
Avec la quantité d’armes que les Occidentaux ont envoyées au gouvernement ukrainien, n’y a-t-il pas un danger que ces armes tombent dans les mains des différents groupes djihadistes ?
Il existe en effet un certain risque que les armes vendues à l’Ukraine finissent entre les mains des djihadistes. Premièrement, les armes ukrainiennes sont depuis longtemps sur le marché noir. Deuxièmement, les rapports de corruption et de revente d’armes occidentales envoyées depuis le début de la guerre sont légion. Troisièmement, des éléments tchétchènes combattent des deux côtés de la guerre, et ceux du côté ukrainien pourraient être intéressés par l’envoi d’armes aux alliés d’Isis dans le Caucase du Nord ou en Turquie.
Dans votre dernier article «The Russian Winter Offensive» (L’offensive russe d’hiver), vous avez parlé de la stratégie du «choc et de la terreur» qui commence avec l’hiver. Que pouvez-vous nous dire sur cette nouvelle étape de l’offensive russe programmée pour cet hiver ?
Une offensive russe cet hiver est très probable car, d’ici janvier, les 300 000 recrues mobilisées, plus une vague de 50 000 volontaires supplémentaires, seront prêtes à combattre sur le front. La récente stratégie de destruction des infrastructures ukrainiennes d’électricité, de carburant et de transport ferroviaire prépare le terrain pour l’offensive en détériorant ces infrastructures, ce qui rendra difficile pour l’Ukraine le déplacement et le ravitaillement de ses forces. Cette dégradation atteindra son apogée lorsque ces nouvelles forces seront prêtes. Moscou aura alors le choix entre au moins quatre directions pour mener des offensives : (1) depuis l’est à Donetsk et Lugansk (Bakhmut-Avdiivka) en direction de l’ouest ; (2) depuis l’ouest du Belarus en direction du sud pour couper les voies de transport par lesquelles les armes et les volontaires occidentaux arrivent en Ukraine ; (3) une poussée vers le sud à partir de la Biélorussie pour menacer ou prendre Kiev et forcer le gouvernement à fuir, voire s’emparer de la capitale, mais cela nécessiterait une force de 300 000 hommes et limiterait les options ailleurs ; et (4) une poussée vers le nord à partir de Kherson en direction de Dniepr, qui pourrait rejoindre les forces venant de Donetsk vers l’ouest.
Selon la science militaire traditionnelle, la prise de la capitale de l’ennemi doit être l’un des objectifs stratégiques, sinon le principal, de toute opération. Une offensive sur Kiev obligerait les forces ukrainiennes à se redéployer sur d’autres fronts, ce qui ouvrirait des possibilités sur ces fronts pour les Russes. Mais nous sommes à l’ère de la guerre par satellite et par drone. L’OTAN tient l’Ukraine informée de tous les mouvements de troupes russes et de toutes les autres questions. Moscou pourrait donc être contraint d’attaquer sur tous ces fronts, comme c’est le cas actuellement sur les fronts du sud-est, du nord de Lugansk à Zaporozhie, mais avec plus de forces grâce aux renforts à venir. Ensuite, si les progrès sont suffisants pour affaiblir gravement l’armée ukrainienne, une poussée finale sur Kiev pourrait avoir lieu.
C’est peut-être le plan que Moscou finira par adopter. L’énergie et les transports ukrainiens étant affaiblis, cette stratégie pourrait contraindre Zelensky à entamer des pourparlers de cessez-le-feu ou de paix, ou d’autres acteurs à le renverser afin d’entamer des négociations.
La défaite de l’armée ukrainienne n’est-elle pas une défaite de l’OTAN face à la Russie ?
Il s’agirait d’une défaite politique, mais évidemment pas d’une défaite militaire. Les forces de l’OTAN ne sont pas directement impliquées sur le terrain officiellement ou de manière officieuse en grand nombre (des soldats polonais et roumains servant comme «volontaires»). Du matériel de l’OTAN est utilisé, mais il s’agit de matériel de deuxième et troisième catégories, utilisé par des Ukrainiens qui n’y sont pas habitués. Si l’OTAN était directement impliquée sur le terrain, la guerre que nous connaissons actuellement serait un pique-nique en comparaison. Mais si la Russie gagne, ce sera une défaite politique catastrophique pour les Etats-Unis, l’Europe et l’OTAN et une aubaine pour la Russie, la Chine et l’ordre alternatif qu’ils commencent à construire.
D’autres Etats rejoindront leur système émergent en plus grand nombre et plus rapidement qu’actuellement, bien que la participation croissante de l’Inde et de la Turquie indique la direction que prennent les choses. Et l’expansion de l’OTAN sera difficile à réaliser partout sur les terres post-soviétiques à partir de ce moment-là. Si la Russie perd la guerre et que l’Ukraine devient membre de l’OTAN, la dynamique sera alors tout à fait inversée. Le régime de Poutine sera sous la menace constante d’une déstabilisation, l’expansion de l’OTAN pourra se poursuivre dans des endroits comme la Géorgie et la Moldavie (malgré le mandat constitutionnel de neutralité de cette dernière), et le réseau sino-russe eurasien et mondial d’organisations internationales (BRICS, SCO, l’UEE) sera remis en question.
Les Occidentaux qui ont voulu cette guerre n’ont-ils pas intérêt à pousser l’Ukraine à négocier ?
Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Qui en Occident voulait cette guerre ? Les Etats-Unis, l’OTAN et les marchands d’armes occidentaux. L’administration Biden tire profit de la guerre, pense-t-elle, en utilisant le croquemitaine russe pour conserver le soutien de sa base et l’espoir d’attirer les faucons républicains modérés en matière de sécurité pendant la campagne électorale. Elle peut augmenter les dépenses de défense pour conserver le soutien de l’industrie de la défense. La CIA, le FBI et d’autres agences de renseignement et de sécurité en bénéficient également en termes de postes budgétaires et de prestige institutionnel. L’OTAN soutient la guerre pour l’instant car elle peut l’utiliser pour étudier les performances de la Russie en matière de combat et d’armement et rassembler ses membres et d’autres soutiens en Occident autour de la «menace russe» qu’elle a elle-même créée. L’intérêt des marchands d’armes occidentaux n’a guère besoin de précisions.
Le chef d’état-major américain Mark Milley a évoqué la possibilité de négociations. Or, on constate que certains politiciens occidentaux jusqu’au-boutistes, à l’image de Victoria Nuland ou Antony Blinken, veulent continuer la guerre. N’y a-t-il pas un désaccord entre les politiciens et les militaires ?
Il existe un désaccord entre les factions, mais elles ne sont pas strictement définies par le clivage militaire-civil. Rien ne prouve que le secrétaire à la Défense Austin, par exemple, soit favorable aux négociations, et il semble que le directeur de la CIA, Nicholas Burns, qui a toujours mis en doute l’opportunité de l’expansion de l’OTAN, et le conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, soient favorables aux négociations. Les risques politiques et autres qui accompagnent la guerre provoquent presque toujours une division et une polarisation politiques au sein des gouvernements de tous types : semi-républicains (Etats-Unis), autoritaires (Russie, Chine), voire totalitaires (URSS et Chine pré-Deng). Nous avons vu l’Ukraine mollement autoritaire et la Russie moyennement autoritaire connaître des désaccords internes au sujet de la guerre.
Jusqu’où les Occidentaux pourront-ils continuer à soutenir Kiev ?
Jusqu’à ce que l’Ukraine soit considérée comme perdant la guerre de façon significative et sans perspective de rebondir sans une aide occidentale extrêmement importante pour soutenir l’Etat, le régime et l’armée. Cela pourrait arriver l’année prochaine.
Zelensky n’est-il pas devenu un fardeau pour tout le monde ? N’est-il pas devenu gênant, y compris pour les Occidentaux qui le soutiennent ?
Zelensky a à la fois des faiblesses et des forces, ces dernières faisant ou pouvant faire de lui un fardeau pour ses alliés à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Il faut dire que la décision de Zelensky de rester à Kiev lorsque les forces russes ont commencé à avancer vers Kiev à partir du Belarus en février témoigne d’un certain courage – peut-être du type de celui que l’on trouve dans l’aphorisme «la frontière est mince entre la bravoure et la stupidité» – et cela a certainement rallié de nombreux membres du gouvernement et de la société ukrainiens à ses côtés, alors qu’au début de la guerre sa cote de popularité était désastreuse. Il est également un arnaqueur post-moderniste efficace en matière de relations publiques. Mais dans le désespoir des difficultés de la guerre, il a à plusieurs reprises dépassé les bornes en produisant de fausses histoires de propagande, pour lesquelles il a finalement été démasqué comme lors du récent tir de missile ukrainien sur la Pologne.
D’autre part, il est toujours protégé par la censure et la propagande croissantes des médias occidentaux de nature autoritaire, qui ont refusé de rendre compte des nombreuses prétendues «atrocités russes» organisées par Kiev. Le chef de l’état-major ukrainien est peut-être à bout de patience, mais nous ne pouvons tout simplement pas savoir à quel point la relation Zelensky-Zalyuzhniy est tendue. Zelensky continue de se rendre utile à la puissante composante néofasciste/ultranationaliste de l’Ukraine, en réprimant la langue russe, l’ancienne filiale de l’Eglise orthodoxe russe en Ukraine et les médias pro-russes.
Pour les Occidentaux, Zelensky reste un bénéficiaire de la propagande de l’Occident, dont même ses propagandistes se sont imprégnés et dans laquelle ils ont investi. Les menaces qui pèsent sur le maintien de son soutien sont les suivantes : d’autres mensonges révélés, comme l’épisode du missile tiré sur la Pologne ; la corruption massive qui nuit à l’efficacité de l’aide militaire occidentale ; l’échec militaire croissant et la dissidence de l’état-major et/ou des simples soldats en Ukraine concernant la guerre. Cette année, nous assisterons probablement, tant au niveau national qu’international, à un sérieux déclin de la popularité de «l’homme de l’année» 2022 du Time et du Financial Times.
Interview réalisée par M. A.
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