Interview – Le chercheur Bruno Guigue : «J’admire le patriotisme algérien !»
Ancien haut fonctionnaire, Bruno Guigue est un analyste politique français et chercheur en philosophie politique. Issu de l’ENA, il est titulaire, entre autres, d’un master de philosophie et de géopolitique. Ses positions critiques envers Israël lui ont valu d’être limogé de son poste de sous-préfet par Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur sous Sarkozy, en mars 2008. Il est professeur de philosophie à l’université de La Réunion. Il a publié plusieurs ouvrages dont Aux origines du conflit israélo-arabe : l’invisible remords de l’Occident (1999) ; Faut-il brûler Lénine ? (2001) ; Economie solidaire : alternative ou palliatif ? (2002) ; Les Raisons de l’esclavage (2002) ; Proche-Orient : la guerre des mots (2003) ; Chroniques de l’impérialisme (2017) ; La Fable du libéralisme qui sauve le monde (2019) ; Communisme (2022).
Mohsen Abdelmoumen : A votre avis, quels sont les véritables enjeux de la guerre en Ukraine ?
Bruno Guigue : La guerre en Ukraine est la conséquence directe de l’extension démesurée de l’OTAN aux portes de la Russie et du coup d’Etat russophobe orchestré à Kiev en 2014. Washington a tout fait pour provoquer ce conflit, et l’intervention russe est parfaitement compréhensible. L’Ukraine n’est pas encore dans l’OTAN, mais l’OTAN était déjà dans l’Ukraine. Quel Etat souverain accepterait d’avoir les missiles nucléaires d’une alliance hostile à quelques centaines de kilomètres de sa capitale ? Les Russes devaient-ils se laisser encercler et menacer sans réagir ? Ils devaient laisser les ultras de Kiev continuer le massacre des populations russophones du Donbass ? Ce n’est pas leur genre. Tout ce qu’il faut souhaiter, c’est que l’armée russe l’emporte de manière décisive sur les forces otano-kiéviennes.
D’après vous, pourquoi avons-nous plus que jamais besoin d’un monde multipolaire débarrassé de l’hégémonie des Etats-Unis ?
L’avènement d’un monde multipolaire est la seule perspective possible et la seule souhaitable pour l’humanité entière. L’hégémonie américaine est un fléau, une plaie qu’il faut cautériser au fer rouge. Heureusement, les signes avant-coureurs de l’effondrement de la domination yankee se multiplient. La tentative d’isoler la Russie a lamentablement échoué, et l’immense majorité des peuples du monde n’ont pas l’intention de se laisser entraîner dans cette croisade occidentale. La montée en puissance de la Chine et la dédollarisation progressive des échanges sapent la suprématie de Washington. Quand la baudruche financière finira par se dégonfler, ce sera l’heure d’une véritable redistribution des cartes. Le roi est presque nu, finissons de le déshabiller !
En Occident, on utilise souvent les concepts de «droits de l’Homme», «démocratie», «liberté d’expression». L’Occident dirigé par une élite oligarchique est-il en droit de donner ce type de leçons à la planète entière ?
Chaque fois que les dirigeants occidentaux parlent de démocratie et des droits de l’Homme, comment ne pas penser aux guerres ignobles menées par les Etats-Unis et leurs alliés ? De la Corée à l’Irak, en passant par Madagascar, le Vietnam et l’Algérie, les soi-disant démocraties occidentales sont les championnes, toutes catégories confondues, du massacre de masse et de l’extermination de populations civiles. Aujourd’hui encore, quarante pays subissent des mesures coercitives unilatérales de la part de ces criminels de haut vol. Les dirigeants occidentaux ont les droits de l’Homme plein la bouche au moment même où ils font mourir des enfants syriens ou vénézuéliens en les privant de médicaments.
Selon vous, est-ce un vœu pieux de rêver d’un monde sans guerres impérialistes qui servent les profits des capitalistes ?
Non, c’est un combat qu’il faut mener, et la victoire est proche. Les puissances impérialistes, c’est-à-dire les Etats-Unis et leurs alliés, n’ont pas le vent en poupe. La coalition des nations souveraines se renforce jour après jour, et les peuples comprennent de mieux en mieux les enjeux de cet affrontement planétaire. Le bloc occidental est en perte de vitesse sur tous les plans. Il croule sous un endettement massif, son déficit commercial est énorme, le monopole du dollar s’effrite, la désindustrialisation s’accélère, et l’hyper-financiarisation crée les conditions d’un effondrement systémique. L’ascension irrésistible des pays émergents achèvera le travail en ruinant ce qui reste de la domination occidentale, et elle l’enverra pour de bon dans les poubelles de l’histoire.
Votre dernier livre, Communisme, démontre que les communistes ont façonné l’histoire de manière positive, en obtenant des droits tels que les retraites, la sécurité sociale, le droit syndical, etc. et qui ont mis en échec le nazisme, le fascisme et le colonialisme. Peut-on dire que l’idée du communisme est morte comme l’a souhaité la classe capitaliste ? Et ne pensez-vous pas qu’il renaîtra de ses cendres ?
Non, le communisme est toujours vivant. Faut-il rappeler que le communisme n’est pas une doctrine abstraite, éthérée, qui brillerait au firmament des idées pures ? Il n’est pas ce «millénium de la fraternité universelle» que raillait le jeune Marx, mais disait-il, «le mouvement réel qui change l’état de choses actuel». Cette force agissante dans l’histoire a contribué à façonner le monde dans lequel nous vivons. Le mouvement communiste a débarrassé l’humanité du nazisme, précipité la défaite du colonialisme et infligé un coup d’arrêt à l’impérialisme : ce triple succès suffit à lui donner des lettres de noblesse révolutionnaire. Certes, il n’a pas instauré une société sans classes, mais il a mené des luttes de classes qui ont changé la société. Au prix de mille difficultés, il a arraché des millions de vies à la misère, à l’analphabétisme et aux épidémies. Aucune imposture intellectuelle n’effacera jamais ce bilan de la mémoire des hommes. Aujourd’hui, le communisme poursuit sa marche en avant en Chine, au Vietnam, à Cuba et ailleurs. C’est la seule alternative concrète à la tyrannie mortifère de l’oligarchie bourgeoise occidentale.
Vous connaissez bien la Chine et le Vietnam. Pourquoi l’Occident a-t-il peur de la Chine ?
L’oligarchie occidentale a peur de la Chine parce qu’elle est la puissance montante, et si elle est la puissance montante, c’est parce que son système politique a su résister aux changements de trajectoires comme aux pressions extérieures. Dans les années 2000, une partie non négligeable des décideurs occidentaux s’imaginait que la Chine allait se convertir pour de bon au capitalisme et devenir une sorte d’oligarchie libérale mâtinée de valeurs asiatiques. En fait, ils n’ont rien compris à ce qui se passait parce que leur grille de lecture était fausse. Ils avaient une conception téléologique de l’histoire, où toutes les nations étaient appelées à converger vers l’adoption d’un modèle universel qui ressemble étrangement au système nord-américain. Aujourd’hui, c’est la douche froide, et ce qui leur fait peur, c’est la réussite du Parti communiste chinois dans la direction d’un pays qui était encore il y a quelques mois le plus peuplé du monde.
Vous avez parlé dans une de vos interviews de la question nationale et où vous citez notamment la Yougoslavie et l’Algérie. Ne pensez-vous pas que la gauche occidentale s’est fourvoyée en marginalisant cette question alors qu’elle est centrale ? La montée des souverainistes en Occident et le déclin de la gauche ne sont-ils pas liés à cette méconnaissance de la question nationale par la gauche occidentale ?
La gauche occidentale se répartit en trois grandes familles. La première, la social-démocratie, n’a eu de cesse de servir le grand capital et l’impérialisme sous toutes ses formes. Le premier acte de la Révolution bolchevique a consisté à s’en débarrasser, mais elle a exercé ses méfaits dans de nombreux pays et elle a fini par vider de sa substance, dans un pays comme la France, l’idée même de socialisme. La famille communiste, de son côté, a joué un rôle décisif dans la libération et la modernisation de la France, de l’Italie, de la Grèce et de la Yougoslavie. Mais elle a subi une lourde défaite historique dans les années 1980. La nébuleuse gauchiste, enfin, s’est massivement ralliée à l’impérialisme et elle maquille ses trahisons d’une phraséologie à la mesure de son impuissance. Aujourd’hui, seul le dernier carré des vrais communistes, notamment au PRCF et chez les jeunes du PCF, maintient le flambeau du patriotisme internationaliste qui a si bien réussi aux Chinois, aux Vietnamiens et aux Cubains. Ces militants ont compris que le patriotisme des peuples en lutte pour leur liberté n’a rien à voir avec le chauvinisme, ce nationalisme agressif qui veut soumettre les autres nations aux ambitions d’une communauté qui se place au-dessus de tout, über alles. Mais lorsqu’il traduit un désir de liberté, lorsqu’il incarne la résistance à l’oppression étrangère, le patriotisme est exactement le contraire du chauvinisme. C’est pourquoi le véritable patriotisme est internationaliste tandis que le chauvinisme est belliciste.
Avec le monde multipolaire qui se construit, n’allons-nous pas assister à la réforme et à la disparition de certaines organisations telles que l’ONU, l’OTAN, etc. ?
Pour commencer, les Français devraient se battre pour la restauration de leur souveraineté, qui est bafouée tous les jours par la funeste adhésion à l’UE et à l’OTAN. Ce sont des associations de malfaiteurs avec lesquelles la rupture totale et sans condition est à la fois une question de principe et une question de survie. Il faudrait aussi exiger a minima la neutralité de la France dans le conflit en cours en Ukraine. Car livrer des armes au régime fantoche de Kiev et sanctionner la Russie est contraire au rétablissement de la paix et à une solution négociée, sans parler du reniement des meilleures traditions diplomatiques de la France.
Vous avez écrit Aux origines du conflit israélo-arabe. L’entité sioniste d’Israël écrase le peuple palestinien quotidiennement. Comment expliquez-vous que cette entité voyou agisse au-dessus des lois ? A votre avis, quand verra-t-on des sanctions contre l’entité sioniste d’Israël ?
On verra des sanctions contre Israël quand l’hégémonie des Etats-Unis sera renvoyée au néant d’où elle n’aurait jamais dû sortir. Ce n’est pas impossible, et il faut toujours considérer le temps long. Les rapports de force sont mouvants, ils se transforment de jour en jour, et les dominations les plus brutales finissent toujours par s’effondrer. Au Moyen Age, les Etats croisés du Proche-Orient ont duré entre un demi-siècle et un siècle et demi. L’entité sioniste est à peu près à mi-parcours. Soit elle fait des concessions majeures, soit elle se condamne à disparaître.
L’Algérie subit de nombreuses attaques venant de certains cercles sionistes et impérialistes et elle va rejoindre les BRICS et bientôt relancer le Mouvement des Non-Alignés. Quel est votre point de vue à ce sujet ?
Je suis un admirateur de longue date du patriotisme algérien et un fervent soutien du non-alignement de sa politique étrangère. Je vote des deux mains pour son admission au sein des BRICS. La coalition des nations souveraines de l’Est et du Sud est le seul antidote au capitalisme prédateur à dominante occidentale.
N’a-t-on pas besoin d’un front anti-impérialiste et anticapitaliste au niveau mondial pour en finir avec ce système capitaliste infect et son stade suprême l’impérialisme ?
Absolument, et c’est pourquoi il faut résolument choisir son camp. Qu’ils soient de droite ou de gauche – de ce point de vue on peut dire que la bêtise est la chose du monde la mieux partagée – ceux qui, en France ou ailleurs, pourfendent le prétendu «impérialisme» russe ou chinois contribuent manifestement à un lavage de cerveau qui bat tous les records. En stigmatisant la Russie et la Chine, ces pantins politico-médiatiques se mettent en réalité au service du seul impérialisme digne de ce nom : celui de la triade Etats-Unis-OTAN-UE, vassalisée par l’oligarchie financière mondialisée et le complexe militaro-industriel qui en est la fraction hégémonique.
Interview réalisée par M. A.
Comment (6)