Le conflit ukrainien culmine et le sort de la France inquiète
Une contribution de Julie Jauffrineau – A l’heure où la France montre une ambiguïté stratégique et laisse entendre qu’elle pourrait s’engager dans une guerre contre la Russie, quel serait l’intérêt d’une telle action ?
Le conflit ukrainien est une crise européenne qui divise l’Est et l’Ouest dans le pays comme sur le continent. Pour la comprendre, il faut revenir au début de l’année 2014, lors de la révolution de Maïdan pour les uns, coup d’Etat pour les autres. Ianoukovytch, le président ukrainien de l’époque, souhaitait concilier l’ensemble des aspirations du pays par l’établissement de partenariats avec l’Union européenne et l’Union eurasiatique. Ces deux partenariats économiques restaient cependant incompatibles pour l’UE car concurrentiels. C’est ainsi que Ianoukovytch suspend les accords de rapprochement de l’Ukraine avec l’UE, fin 2013, et qu’une crise de grande ampleur voit le jour en Ukraine. Cette crise fera plus de 13 000 morts dans le Donbass, région à 90% russophone. C’est dans ce contexte-là que la Crimée, elle aussi majoritairement russophone, devient russe suite à un référendum.
Mais quel intérêt pouvait trouver l’Europe à s’opposer à tout partenariat entre l’Ukraine et la Russie, sachant que le gaz russe, qui alimentait toute l’Europe, passait par l’Ukraine ? Malgré tout ce chaos présent, cette question n’a toujours pas été réglée.
Intéressons-nous désormais à l’effondrement économique de l’UE depuis lors, et questionnons les intérêts d’un engagement militaire de la France dans le conflit et ses répercussions diplomatiques au moment où se façonne un nouvel ordre mondial.
L’Ukraine, grenier de l’Europe, étant en guerre, l’acheminement des céréales s’est complexifié. Les céréales, plus onéreuses, ont contribué à l’inflation générale et à la baisse du pouvoir d’achat dans les foyers de l’UE.
En parallèle, dès 2014, les Etats-Unis ont imposé des sanctions contre la Russie, aux niveaux politique et énergétique, que l’Europe a suivies. Si l’UE se posait en faveur de sanctions politiques, elle l’était moins en ce qui concerne les sanctions économiques, compte tenu de sa dépendance à l’égard du gaz et du pétrole russes pour faire fonctionner son économie. D’ailleurs, dans un communiqué commun du 15 juin 2017, le ministre des Affaires étrangères allemand, Sigmar Gabriel, et le chancelier autrichien, Christian Kern, jugent les sanctions économiques contre la Russie contraires aux intérêts européens : «Nous ne pouvons accepter, cependant, la menace de sanctions extraterritoriales illégales contre des entreprises européennes qui participent au développement de l’offre européenne d’énergie ! […] Les sanctions politiques ne devraient en aucun cas empiéter sur les intérêts économiques !»
L’Europe a finalement suivi le Sénat américain, ce qui a créé des inquiétudes en Allemagne quant à l’achèvement du gazoduc Nord Stream 2. Ces craintes étaient fondées, puisque le projet fut saboté en septembre 2022, mettant fin à l’achat de l’énergie russe par l’Europe. Contrainte de se procurer son gaz quatre fois plus cher auprès de son allié américain, l’industrie allemande, mais aussi européenne, a perdu toute compétitivité.
Avec l’adoption par les Etats-Unis de l’Inflation Reduction Act (IRA), les grandes entreprises européennes, attirées par les subventions colossales offertes outre-Atlantique, désertent le Vieux Continent. Les pays de l’UE, surtout l’Allemagne, se retrouvent en difficulté, voire en récession économique. Au contraire, la croissance économique des Etats-Unis bat son plein, avec un PIB en pleine croissance et de 3 points plus élevé que celui de l’UE au dernier trimestre 2023.
De la même façon, les intérêts de la France à s’impliquer dans un tel conflit sont difficiles à trouver. Notre production nationale ne pourrait satisfaire la demande en armements pour une telle guerre. Le besoin d’un plus gros fournisseur contraint la France à dépendre de l’industrie militaire américaine, que ce soit sur le plan militaire ou financier. Cela, sans compter les éventuelles pertes humaines.
Par ailleurs, le prétendu souci du gouvernement français de vouloir protéger la sécurité du pays semble erroné : Moscou ne cesse d’affirmer qu’il n’a aucune intention d’envahir l’Europe. Rien ne permet de démontrer l’expansionnisme russe dont se repaient politiciens occidentaux et médias mainstream.
La Russie justifie son implication en Ukraine ainsi : préoccupée par la sécurité de ses frontières face à l’expansion de l’OTAN vers l’Est, elle se devait d’agir (voir le communiqué de presse du ministère russe des Affaires étrangères du 17/2/2022). Rappelons-nous, en effet, que des accords tacites, érigés entre les Etats-Unis et l’URSS, puis la Russie, assuraient la non-expansion de l’OTAN plus à l’Est. Or, cet accord a été enfreint dès 1999, et l’expansion s’est poursuivie année après année. Qui plus est, au lendemain de la révolution de Maïdan, un réseau d’espionnage de la CIA a été mis en place le long de la frontière russe, selon un article du New York Times. Quant à l’installation de laboratoires biologiques aux frontières de la Russie pour développer des armes létales, l’ex-sous-secrétaire d’Etat pour les Affaires politiques des Etats-Unis, Victoria Nuland, a nourri la rumeur en affirmant : «L’Ukraine possède des installations de recherche biologique. Nous craignons que […] les forces russes ne cherchent à en prendre le contrôle.» Jusqu’à ce jour, rien n’est venu justifier cette crainte américaine.
Il convient d’insister sur les différents recours diplomatiques auxquels a procédé la Russie afin d’éviter toute intervention militaire en Ukraine. Elle a soumis deux textes aux Etats-Unis en décembre 2021 : le «Traité entre les Etats-Unis et la Fédération de Russie sur les garanties de sécurité» et l’«Accord sur les mesures pour assurer la sécurité de la Fédération de Russie et des Etats membres de l’OTAN». Comme nous le savons, ils ont été rejetés.
Un mois seulement après le début de l’entrée des forces armées russes en Ukraine, le 29 mars 2022, des pourparlers entre les gouvernements de Kiev et Moscou se sont tenus à Istanbul. Une solution diplomatique au conflit semblait se profiler. Poutine et Zelensky étaient prêts à se rencontrer pour négocier la paix entre les deux pays ; l’Ukraine se disait prête à refuser son entrée dans l’OTAN. Mais les Etats-Unis s’y sont à nouveau opposés, en témoigne la déclaration de Blinken, secrétaire d’Etat Américain : «Je n’ai rien vu qui puisse suggérer qu’il y a un véritable mouvement parce que nous n’avons pas vu de signes de réel sérieux de la part de la Russie.» Finalement, c’est l’arrivée de Boris Johnson à Kiev qui décidera du sort de l’Ukraine, laquelle ne signera aucun accord. Une décision qui intensifiera le déséquilibre de forces entre l’Ukraine et son voisin russe. La signature d’un accord de paix était dès lors évincée. En choisissant de poursuivre le conflit, Kiev risquait de perdre bien plus que la Crimée et le Donbass, à savoir ses hommes, ses infrastructures, sa fragile économie et sa souveraineté.
A l’échelle de l’UE, posons-nous la même question. Qu’a-t-on à y gagner ? Suivant les propos de Macron du 15 mars 2024 : «Si la Russie gagne cette guerre, la crédibilité de l’Europe sera réduite à zéro.» La France aurait donc tout intérêt à se tenir prête pour une intervention armée contre la Russie. Mais, en l’occurrence, de quelle crédibilité s’agit-il ? La perte d’influence de Paris au niveau diplomatique est avérée. La politique du «en même temps» n’agit plus. A titre d’exemple, en décembre 2023, les dirigeants d’Egypte, de Jordanie, du Qatar comme de l’Arabie Saoudite ont refusé de rencontrer Macron : une première dans l’histoire politique française. En Afrique également, les revers diplomatiques de la France se sont multipliés ces dernières années, sans parler du refus des BRICS d’accueillir la France à leur sommet d’août 2023. Et en effet, quelle confiance peut-on accorder à un pays dont la politique est devenue adepte du double standard ?
Les accords de Minsk de 2014 et 2015 sont justement le marqueur de l’ambivalence politique française. La France comme signataire se portait, avec l’Allemagne et la Russie, garante de la paix en Ukraine. Or, il est désormais avéré, par Hollande et Merkel, soit les signataires mêmes, que ces accords n’ont été réalisés qu’afin de donner le temps à l’Ukraine de s’armer. Comment justifier une telle ligne politique où, sous les apparences d’une quête de solution diplomatique, se dessinent les traits de la guerre ? Au-delà du conflit régional, l’Ukraine ne serait-elle pas le théâtre où se joue l’émergence d’un nouvel ordre mondial ?
Face au développement d’un monde multipolaire, les Etats-Unis voient s’affaiblir leur puissance hégémonique. Dans ce contexte, et au regard de l’implication des Etats-Unis depuis le début du conflit en Ukraine, il est légitime de questionner les motivations profondes de la première puissance mondiale. L’Ukraine, comme outil, serait-elle mise au service d’une hégémonie chancelante afin d’affaiblir les adversaires géopolitiques états-uniens, à savoir la Russie et la Chine ? Et les Etats-Unis, eux, ne sont-ils pas en train de nourrir les divisions européennes pour répondre à leurs objectifs propres ?
«Nous ferons tout ce qu’il faut pour que la Russie ne puisse pas gagner cette guerre» ; il n’y a «aucune limite» au soutien de la France à l’Ukraine, a affirmé Macron en février-mars 2024. Au regard de ces déclarations, peu semble subsister de la France qui, au nom de ses valeurs humanistes, s’était opposée à la guerre en Irak à l’ONU en 2003, par la voix de Dominique de Villepin : «Dans ce temple des Nations unies, nous sommes les gardiens d’un idéal, nous sommes les gardiens d’une conscience. La lourde responsabilité et l’immense honneur qui sont les nôtres doivent nous conduire à donner la priorité au désarmement dans la paix.»
Depuis, la France a rejoint le commandement intégré de l’OTAN, avant de démanteler son corps diplomatique, ce qui illustre et confirme la perte de souveraineté nationale. A l’aube des bouleversements mondiaux, la France n’aurait-elle pas moins à perdre en renouant des relations diplomatiques avec la Russie, comme avec les grands pays émergents ? Que ce soit pour la France ou pour l’UE dans son ensemble, il faut, de toute urgence, restaurer des relations de confiance avec le Sud Global.
En attendant, de nouveaux conflits voient le jour en Europe, avec l’ouverture d’un nouveau front en Moldavie, suivant le même scénario que celui de l’Ukraine.
J. J.
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