Mémoire piégée : comment Emmanuel Macron cherche à négocier l’amnésie
Une contribution de Khaled Boulaziz – Qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas un «dialogue sur la mémoire» que propose la France, mais une entreprise de désactivation politique, une guerre sémantique où le langage diplomatique remplace les fusils mais vise toujours le même cœur : la vérité historique. Le premier point de l’entretien téléphonique entre Emmanuel Macron et Abdelmadjid Tebboune, en date du 31 mars, est en cela une ignominie fondatrice : en parlant d’abord de mémoire, la France révèle son intention réelle – récupérer le récit, le reconfigurer à son avantage et enterrer, sous les mots doucereux de la coopération, les squelettes qu’elle refuse de reconnaître comme les siens.
Depuis quand la mémoire est-elle un terrain négociable ? Depuis quand l’histoire devient-elle l’objet d’un deal diplomatique, au même titre que le gaz, la sécurité ou les flux migratoires ? Si l’Algérie accepte de parler de mémoire comme on parle de quotas de visas, alors c’est qu’elle abdique le seul territoire véritablement sacré : celui de ses martyrs, celui du sang, celui du silence que la France n’a jamais brisé.
La Déclaration d’Alger d’août 2022, que ce «dialogue» prétend relancer, était déjà une farce. Une tentative de mise en scène de la repentance, sans reconnaissance ni réparation. Un théâtre où la France vient jouer les bonnes consciences pendant qu’elle poursuit ailleurs sa politique coloniale par d’autres moyens – par la domination économique, le soft power éducatif, les alliances obscènes avec les monarchies répressives et la cooptation de pseudo-intellectuels algériens prêts à relativiser le crime colonial pour un passeport ou un poste.
Mais que la France ose revenir à la charge aujourd’hui, après avoir reconnu la prétendue souveraineté du Maroc sur le Sahara Occidental – trahison géopolitique, affront historique – voilà qui devrait suffire à disqualifier toute tentative de reprise des discussions, et surtout pas sur la mémoire. En réalité, cette mise en avant de la mémoire est un paravent. Elle masque le scandale. Elle tente de rediriger l’attention de l’opinion publique algérienne vers un terrain affectif.
Ce que Macron veut, ce n’est pas comprendre la mémoire algérienne, ni la respecter. Il veut désamorcer sa puissance. Il veut transformer la mémoire en rituel, en commémoration partagée, en rapport d’experts, en politique de musées. Or, la mémoire de la colonisation n’est pas un musée. C’est une blessure vive, une structure politique, une ontologie de la dépossession. Et tant que cette blessure n’aura pas été reconnue comme telle, toute tentative de «dialogue» est une falsification.
Pire encore, cette insistance à ouvrir les discussions par le prisme de la mémoire relève d’un impérialisme narratif. C’est la France qui veut dicter les termes, imposer le vocabulaire, organiser la grammaire du souvenir. Et elle sait très bien pourquoi : car tant que c’est elle qui nomme, elle reste souveraine du récit, et donc, indirectement, souveraine du réel. L’histoire, on le sait, est une technologie du pouvoir. Et c’est cela que Paris tente de relancer sous couvert de réconciliation : un dispositif narratif de domination.
Il n’y aura pas de mémoire partagée, car il n’y a pas eu de crime partagé. Il y a eu un colonisateur et un colonisé. Un empire et un peuple écrasé. Des enfumades, des têtes tranchées, des enfants déportés, des résistants guillotinés, des villages rayés de la carte, des langues étouffées, des noms arabisés, des corps mutilés. Cela ne se dialogue pas. Cela se reconnaît, ou cela se nie. Il n’y a pas de troisième voie.
Ce que la France craint plus que tout, c’est qu’un jour, l’Algérie écrive sa propre histoire sans elle. Qu’elle rompe définitivement avec l’obsession française, qu’elle cesse de quémander les visas, les bourses, les excuses, les postes dans les institutions culturelles. Elle craint que cette mémoire algérienne devienne intraitable, non pour dialoguer mais pour juger. Elle craint que cette mémoire devienne un tribunal.
Et que fait l’Etat algérien ? Peut-être souhaite-t-il sincèrement, dans un souci de stabilité régionale et du bon voisinage, revenir à des relations équilibrées avec la France. Peut-être pense-t-il qu’il est encore possible d’imposer le respect mutuel dans un cadre bilatéral assaini. Mais, en face, la France agit avec duplicité. Car au lieu d’aborder les grands enjeux économiques, géopolitiques ou sécuritaires en toute clarté, elle choisit – avec une sournoiserie calculée – de remettre la mémoire au centre de l’agenda, non par devoir, mais pour mieux désamorcer la vérité historique.
Ce geste n’est pas neutre. En ouvrant la conversation par la mémoire, Paris cherche à reconfigurer le champ symbolique : elle veut préempter le terrain, imposer ses termes, transformer un rapport de force historique en une discussion édulcorée, presque thérapeutique. Si l’Etat algérien tombe dans ce piège – s’il accepte que la mémoire soit un point de départ plutôt qu’un point d’aboutissement fondé sur l’éthique et la reconnaissance –, alors il perd, malgré lui, le seul levier de clarté historique, de justice face au crime colonial, et se retrouvera acculé dans une réécriture du passé en mode mineur.
Car la mémoire n’est pas un protocole, ni un objet relationnel. C’est le socle non négociable de toute dignité nationale. Et vouloir en faire un levier de relance diplomatique, c’est déjà en pervertir le sens.
Qu’on ne s’y trompe pas : derrière ce point 1, anodin en apparence, se cache l’ultime entreprise d’occultation. Un dernier assaut du récit impérial, paré des atours de la paix et de la réconciliation. Mais la paix ne se décrète pas en haut lieu. Elle commence par la vérité. Et cette vérité est simple : la France a colonisé, massacré, pillé, torturé. Elle ne s’en est jamais excusée. Elle n’a jamais réparé. Et elle ne le fera jamais tant que l’Algérie continuera de dialoguer avec elle comme avec un partenaire égal.
Il est temps de claquer la porte de ce faux dialogue, de décréter la fin de la fausse symétrie, de reprendre possession du récit par la rupture. Il est temps que la mémoire cesse d’être un objet de négociation pour redevenir ce qu’elle est : une arme de libération.
K. B.
Comment (32)