La veuve de Yaha raconte comment Aït Ahmed a fait main basse sur le FFS
Par Abdelkader S. – C’est une femme d’une lucidité extraordinaire et d’une mémoire infaillible qui a remémoré le parcours héroïque de feu Abdelhafid Yaha, un des lanceurs de la Révolution armée dans la Wilaya III historique et père fondateur du Front des forces socialistes (FFS), qui fête son soixantième anniversaire cette année. Mais de quel FFS parle-t-on ? «De celui dont les premiers militants qui ont combattu aux côtés de Si El-Hafid, morts lors de la rébellion de 1963, ont été oubliés», regrette Nna Nouara, qui s’exprimait dans un émouvant entretien sur Berbère Télévision, ce vendredi soir.
La veuve du moudjahid, qui a tiré la première cartouche la nuit du 1er Novembre en Kabylie, avec Amirouche, Mohand Oulhadj, Krim Belkacem, Abane Ramdane, Amar Ouamrane et d’autres grandes figures du combat libérateur, est revenue sur les hauts faits d’arme de ces héros de la Guerre de libération nationale avec une précision de métronome, se rappelant du plus simple détail, du moindre échange entre les combattants de l’ALN. «Cette nuit-là, Si El-Hafid était venu à la maison avec une trentaine de personnes. Auparavant, il avait demandé à son père que fût préparé un dîner car il allait y avoir du monde», a narré cette grande dame au visage souriant. «Nous avions compris que quelque chose se préparait dans le secret le plus total», a-t-elle poursuivi. «Puis, tard dans la soirée, nous les avons vus sortir avec des armes», a-t-elle renchéri. C’était le 1er novembre, minuit, le début d’une longue guerre qui allait être couronnée par l’indépendance sept ans et demie plus tard.
Mme Yaha ne peut pas oublier les terribles souffrances qu’elle et les autres femmes de la région ont endurées, soutenant les moudjahidine avec courage et subissant la torture et les crimes de l’armée coloniale française dont elle découvre la lâcheté lors de l’encerclement de sa maison, alors qu’un moudjahid s’y était retranché, arme à la main. «Nous l’avons caché sous des branches. Il nous avait demandé de quitter la maison vite parce que, nous avait-il averties, il n’allait pas se rendre et allait riposter au cas où il serait découvert par les soldats français. Une branchette s’est accrochée à la gâchette et un coup de feu est parti. Alors que nous nous attendions à ce que l’assaut fût donné, nous fûmes surprises d’apprendre que l’officier a donné ordre de replier, les soldats français se sont, en fait, tout simplement enfuis», s’est rappelée cette moudjahida qui, pendant qu’elle et d’autres femmes couraient vers un autre village, a-t-elle relaté, elle avait demandé à ses accompagnatrices de prendre son nouveau-né et de la laisser «mourir sur place» car, venant tout juste d’accoucher, sous-alimentée, peu couverte en plein hiver neigeux et glacial, elle n’avait plus la force d’aller plus loin. Ce à quoi ces dernières répondirent qu’il n’en était pas question.
Au lendemain de l’indépendance, l’été de la discorde fit s’affronter les frères-ennemis suite à un désaccord sur le pouvoir. L’armée des frontières marcha sur la capitale et trouva sur son chemin les combattants de la Wilaya III. Une guerre fratricide avait commencé, mais elle sera interrompue par l’agression marocaine de 1963 et le sursaut patriotique du colonel Mohand Oulhadj et de ses hommes qui ont décidé de prêter main forte à Ahmed Ben Bella, en dépit des désaccords profonds entre les deux hommes. Sur ces entrefaites, le Front des forces socialistes, le plus vieux parti d’opposition, venait d’être créé par Abdelhafid Yaha, pour mener le combat politique jusqu’à l’établissement d’un régime démocratique.
Poussé à l’exil en 1966, suivi de sa famille quelque temps plus tard, Si El-Hafid avait dû vivre dans la précarité et le dénuement, en France. Sa veuve raconte qu’un ami était obligé de ramasser des meubles abandonnés dans les encombrants à même la rue et de collecter des habits par-ci par-là pour l’aider à faire vivre sa famille. «Si El-Hafid n’a jamais couru derrière l’argent», a assuré Mme Yaha, qui vit dans une modeste demeure acquise, a-t-elle précisé, grâce au concours de proches.
A son retour en Algérie, en 1989, à la faveur de l’ouverture du champ politique après les événements d’octobre 1988, le père fondateur du FFS avait, dans un premier temps, refusé de déposer une demande d’agrément auprès du ministère de l’Intérieur, estimant que sa formation politique devait être placée sur un même pied d’égalité que le FLN, agréé de fait de par son statut de parti historique. Mais il finit par se soumettre aux formalités administratives. Et c’est là que Hocine Aït Ahmed fera main basse sur le FFS, en chargeant son bras droit, Hachemi Naït Djoudi, de déposer une demande d’agrément bis qui sera acceptée, tandis que le pouvoir rejettera celle de Yaha.
Emue aux larmes, la réponse de Hocine Aït Ahmed à la dizaine d’anciens compagnons d’armes qui ont pris attache avec lui pour lui demander d’allumer le calumet de la paix et de ressouder les rangs du FFS, résonne encore dans ses oreilles, tel le supplice de la goutte d’eau. «Savez-vous ce qu’il leur a répondu ? Je n’en reviens toujours pas ! Il leur a dit que Si El-Hafid était un agent de la Sécurité militaire, vous vous rendez compte ?» s’est indignée la veuve du grand moudjahid, qui a, par ailleurs, révélé que le défunt président Abdelaziz Bouteflika l’a invité par deux fois et que par deux fois Abdelhafid Yaha a décliné l’invitation, en lui rétorquant que lui et son interlocuteur n’avaient rien à se dire, quand bien même l’ancien président lui a assuré qu’il voulait juste discuter avec lui de tout sauf de politique, si cela lui convenait. Mais rien n’y fit, a-t-elle réitéré.
Pour rappel, Abdelhafid Yaha a accusé Hocine Aït Ahmed d’avoir perçu une grosse somme d’argent, 900 millions d’anciens francs français, de la part de l’ex-roi du Maroc, Hassan II, durant l’été de la discorde, en 1962.
A. S.
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