Avant «Charlie» il y avait Sanhadri, Sebti, Liabès…
Curieuse cette attitude de certains compatriotes, qui, avec une facilité déconcertante – sans doute appuyée à une amnésie traîtresse –, affichent sans recul un alignement coupable sur un slogan qui cache beaucoup de vérités. Vérités pas toujours bonnes à dire. C’est pourquoi il nous appartient de nous en remettre au jugement de l’Histoire. Il sera implacable !
Car pour être Charlie, il eut fallu d’abord que je sois Tahar Djaout.
Curieuse cette attitude de certains compatriotes, qui, avec une facilité déconcertante – sans doute appuyée à une amnésie traîtresse –, affichent sans recul un alignement coupable sur un slogan qui cache beaucoup de vérités. Vérités pas toujours bonnes à dire. C’est pourquoi il nous appartient de nous en remettre au jugement de l’Histoire. Il sera implacable !
Car pour être Charlie, il eut fallu d’abord que je sois Tahar Djaout.
Pour être Wolinski, il eut fallu que je sois Youcef Sebti.
Pour être Cabu, il eut fallu que je sois Saïd Mekbel.
Pour être Charb, il eut fallu que je sois Mohamed Abada.
Pour être Bernard Verlhac, connu sous le pseudo de Tignous, il eut fallu que je sois Belkhenchir.
Pour être Philippe Honoré, il eut fallu que je sois R. Zenati.
Pour être Michel Renaud, il eut fallu que je sois H.Sanhadri.
Pour être Elsa Cayat, il eut fallu que je sois Rachida Bengana.
Pour être Bernard Maris, il eut fallu que je sois Djillali Liabès.
Pour être Mustapha Ourrad, il eut fallu que je sois Laâdi Flici.
Bien sûr, leur mort me rend triste, bien sûr, leur mort me fait de la peine, bien sûr que leur mort est stupide et qu’elle est condamnable. Bien sûr que je compatis à la douleur de leurs familles, de leurs amis et de leurs proches. Mais lorsque je sais la haine de Charlie pour le prophète de l’islam et des musulmans, j’ai de la peine à comprendre que l’on s’attaque avec autant de désinvolture au symbole d’un milliard de musulmans. Lorsque dans les rues de Paris, je vois défiler aux premières loges le sioniste Netanyahou, l’égorgeur des enfants de Ghaza, j’ai de la compassion pour mes amis français et pour ce peuple de France dans toute sa multitude et sa diversité. S’il y avait quelqu’un qui n’avait pas sa place dans ce cortège, c’est bien cet assassin d’enfants et ce tueur de paix. Lorsque je lis les déclarations de Manuel Valls, Premier ministre de la France répétant inlassablement et avec entêtement, afin que ça rentre dans la tête du bon peuple gaulois, que la France sans les juifs n’est plus la France, j’éprouve un sentiment de gêne profond pour mes nombreux et fidèles amis français, qui sont à la fois catholiques, protestants, bouddhistes, musulmans, animistes, athées, agnostiques, communistes et pour la plupart gaulois… je me dis qu’il faille faire son deuil de cette France multicultuelle et multiculturelle. Et cela serait bien dommage qu’en ces instants d’une grande douleur et d’un formidable élan de sympathie dont nous fûmes nous Algériens privés, il faille prendre cette voie tortueuse qui mène à l’élection de 2017. Cabu, Wolinski et leurs compagnons d’infortune doivent se retourner dans leurs tombes. Car s’il est vrai qu’ils ont été la cible de quelques nervis qui n’ont qu’un lien tenu et vicié avec l’islam, sans doute qu’ils ne seraient pas heureux que le combat de leur vie serve à Hollande pour remonter dans les sondages et à Valls afin qu’il dise, encore une fois et dans l’impunité, voire dans l’indécence, qu’il est aussi le Premier ministre d’Israël et, sans aucune contestation, son meilleur avocat. Ce sont ce genre d’amalgames qui font mal à l’Histoire, car au lieu de regarder la sanglante vérité en face, ces politicards avertis sèment le doute et désignent encore une fois un faux ennemi. Sans doute que ces enseignants de Seine-Saint-Denis ont-ils vu juste lorsqu’ils déclarent sans détour : «Nous avons vu mourir des hommes qui étaient des nôtres. Ceux qui les ont tués sont enfants de France. Alors, ouvrons les yeux sur la situation, pour comprendre comment on en arrive là, pour agir et construire une société laïque et cultivée, plus juste, plus libre, plus égale, plus fraternelle. Nous sommes Charlie peut-on porter au revers. Mais s’affirmer dans la solidarité avec les victimes ne nous exemptera pas de la responsabilité collective de ce meurtre. Nous sommes aussi les parents de trois assassins.» Signé : Catherine Robert, Isabelle Richer, Valérie Louys et Damien Boussard.
Oui, sans la moindre ombre d’un doute, l’émotion qui s’est emparée du peuple de France est une émotion juste, profonde, sincère et partagée. Car elle concerne l’humain et son devenir face aux délires de son faux frère. Celui qui, tapi à l’ombre de l’obscurantisme, guette l’autre, l’ennemi qui aurait pu être le frère, le cousin et le voisin et qui, pour d’obscures déraisons, devient une cible à abattre, un ennemi implacable, une proie facile, voire même un objet de désir. Désir de vengeance, désir de violence, désir de non-sens. Faire de Paris, de Perpignan ou des Cammazes, la capitale éphémère de la lutte contre la barbarie et du rejet de l’obscurantisme, pourquoi pas ! Mais le faire en omettant de rappeler que sur cette terre digne d’Algérie, il y a à peine 10 ou 15 ans, ce sont par charrettes entières que des milliers de Cabu, de Charb et Marnis ont été enfouis dans les villes et les djebels par le même terrorisme aveugle et sanguinaire. Terrorisme dont les prophètes de malheur étaient reçus avec égards à Bonn, à Londres, à Paris et à Washington. Et qui tous les soirs s’invitaient sur les plateaux les plus prestigieux des télévisions françaises, anglaises, allemandes ou américaines pour revendiquer des attentats qui dans la journée avaient fauché nos frères, nos sœurs, nos enfants, nos amis, nos chercheurs, notre élite. En ce temps-là, il n’y avait de place que pour ce discours de haine. Un discours qui sera vite relayé par Al-Jazeera, la chaîne qatarie qui n’a été créée que pour servir la haine de l’Algérie, la haine des Algériens et qui a même créé de toute pièce un certain Qaradaoui, ramené à gros frais depuis le delta puant du Nil. Et qui distillait fatwa après fatwa sa haine de l’Algérie et des Algériens. Il aura fallu les images du 1er novembre 1994, celles qu’une caméra chancelante parviendra à capter, pour que le monde occidental et ses relais en Orient adoptent une nouvelle attitude. La veille, le 31 octobre, à minuit, levée des couleurs sur l'esplanade de la mairie de Mostaganem. Aux quelques rares officiels ainsi qu'un détachement de l'ANP, s'était joint un groupe de jeunes scouts du faoudj de St-Jules, le quartier d'à côté. Accompagné du vétéran Ahmed Boualem, le groupe se composait de pas moins de cinq de ses enfants. Après la levée des couleurs et les salves des soldats de l'ANP, la cérémonie commémorative prenait fin. Elle sera suivie d'une autre cérémonie de levée des couleurs et dépôt d'une gerbe de fleurs, le lendemain à 8h. Les scouts étaient également invités à cette cérémonie matinale. Afin de ne pas trop se disperser, ils dormiront au local de St-Jules qu'un véhicule blindé surveillera durant toute la nuit. Réveillés en trombe par Ahmed Boualem qui leur avait ramené depuis sa maison un petit déjeuner fort copieux, les scouts étaient tout excités à l'idée de revenir sur l'esplanade de la mairie prendre part au cérémonial. Tout comme la veille, seuls quelques officiels étaient présents. La direction des moudjahidine avait pris soin d'inviter les anciens combattants afin qu'ils se joignent au cortège officiel et participer à l'enterrement de leurs compagnons tombés au champ d'honneur. Un bus avait été réquisitionné à cet effet. Très rapidement, l'idée d'y embarquer les fringants scouts de St-Jules fera son chemin. Après tout, cela leur ferait une superbe promenade, eux qui étaient sevrés de sorties champêtres depuis l'émergence des maquis islamistes. Ce jour-là, le cimetière était bondé de monde. Dans la précipitation, personne n'avait remarqué qu'un arbuste avait été planté à la hâte. Sous la terre fraîchement retournée, la bombe attendait froidement le moment propice pour faucher la foule.
Massacre en «live»
C'est à l'instant où les premières sépultures des martyrs de novembre 54 retrouvaient la terre pour laquelle ils avaient combattu qu'une énorme déflagration fera trembler le sol. Croyant à une salve d'honneur des soldats, Ahmed Boualem et ses compagnons furent pris de stupeur lorsque la poussière soulevée par l'engin commencera à retomber sur leur tête. Puis soudain, les cris de douleurs des jeunes scouts de Mostaganem et de Sidi Ali que les morceaux de ferraille projetés par le souffle avaient atteint de plein fouet. Sous l'œil hagard de la caméra de l'ENTV, les premiers corps déchiquetés et ensanglantés étaient évacués vers le petit hôpital. Mais très vite on se rendra compte de l'ampleur du massacre. Ils seront plus d'une trentaine à avoir été blessés dont quatre succomberont. Ces scènes d'horreur feront le tour de la planète. Leur impact fut tel que les nombreux partisans de l'abject «qui tue qui» finiront par reconnaître l'origine du mal, ses auteurs et ses commanditaires. Désormais, à Sidi Ali est un lieu où les symboles du combat libérateur d'hier, représentés par ces 15 sépultures de martyrs, se seront imprégnés du sang des jeunes scouts pour qui novembre n'est pas qu'une halte. Novembre à Sidi Ali, ce sont les cendres de Benabdelmalek Ramdane et de ses anonymes compagnons qui s'abreuvent un court instant, du sang et de la chair de ces enfants dont le plus âgé avait à peine 12 ans. Si les blessés, dont certains seront amputés à jamais, ont été éparpillés à travers des familles d'accueil de France, mais aussi d'Algérie, les 4 martyrs, Mehdi Boualem (9 ans), Mohamed Hachelaf (8 ans), Mohamed Chawki Ayachi (7 ans) et Abdallah Chouarfia (12 ans), du groupe de St-Jules, seront enterrés dans un minuscule carré au niveau du cimetière de Sidi Benhaoua. L'endroit qui était jadis pavoisé à l'occasion du 1er Novembre, donne l'image d'une désolation et d'un méprisable abandon. Depuis 10 ans, aucune autorité n'aura pris soin d'y venir déposer la moindre gerbe ni entretenir la flamme par un simple badigeonnage à la chaux. Juste pour éloigner les mauvais esprits qui seraient tentés de flouer autrement que par les larmes le message de ces enfants martyrs.
Une stèle fantôme
Face à la moquée de St-Jules, sur la minuscule placette, l'APC avait entamé la construction d'une stèle commémorative. Sans jamais la finir. Autant de mépris à la mémoire des ces frêles victimes d'une barbarie sanguinaire ne peut s'expliquer que par l'amnésie. Il y a longtemps que les symboles de Novembre n'ont plus droit aux égards des jeunes générations. Car ils ne sont que les témoins éternels de nos rudes batailles. Au cimetière de Sidi Benhaoua, c’est tout seul, que chaque premier novembre, Ahmed Boualem, dont toute la famille ne vit plus que dans les douloureux souvenirs, va se recueillir. Parfois, il est surpris par la présence de la veuve d'un policier qui vient arroser le frêle géranium. Seul, il n'est pas facile de porter toute la détresse du monde. Ce n'est qu'en arrachant avec détermination les mauvaises herbes qui envahissent le minuscule carré que Boualem parvient à contenir sa colère. Il ne cesse à chaque fois de ressasser devant les quelques témoins que les quatre martyrs de Sidi Ali avaient été enterrés dans leurs uniformes flambants neufs. Qu’ils mettaient pour la dernière fois. Et que la poussière des martyrs de novembre 1954 est venue couvrir d'un linceul encore frétillant.
Aziz Mouats
Université de Mostaganem
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