Yacef Saâdi raconte la Bataille d’Alger – Après le massacre de la rue de Thèbes… (II)
Bien avant le Congrès de la Soummam, cet acte fondateur de l'Etat algérien moderne et pilier déterminant pour la réussite de la Révolution algérienne, le sinistre sous-préfet André Achiary, qui a été à l'origine des massacres du Nord-Constantinois en 1945, notamment les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, a repris du service en cette année de 1956 et a organisé l'attentat de la rue de Thèbes, dans La Casbah d'Alger, dans la nuit du 10 août. Cet odieux et effroyable attentat, le moins que l'on puisse dire, a fait 16 morts et 57 blessés, et marqué un tournant dans la guerre d'Algérie. Ainsi, «à Alger, le contre-terrorisme a précédé le terrorisme», comme l'affirmait l'auteur et réalisateur de cinéma, le Français Patrick Rotman. Alors, contre une action pareille, que devait faire le FLN ? Se croiser les bras et accepter le sort que lui réservait le colonialisme ? Non, le FLN et ses organisations devaient réagir, en défenseurs de la justice, du droit et des principes de Novembre. Il fallait aller jusqu'au bout, il fallait se sacrifier pour que vivent des générations d'Algériens sous la bannière d'un pays indépendant, souverain. Et c'est cela, c'est-à-dire une juste réaction de nos militants et de nos combattants, que ne voulaient comprendre et accepter les tenants de la République française d'alors, «ô combien humanitaire» !
Quant à moi, blessé au plus profond de moi-même, choqué et marqué à vie par ce honteux attentat contre des innocents, dans le cœur même de La Casbah, où j'ai vécu mon enfance et ma jeunesse, et où j'étais responsable politico-militaire de la Zone autonome, désigné par le FLN, je me devais de changer de tactique et transposer la peur au niveau des «Européens», dans leurs quartiers. J'ai expliqué cela d'ailleurs, bien après notre indépendance à la journaliste, réalisatrice et écrivaine française Marie-Monique Robin, en lui disant : «Jusqu'au massacre de la rue de Thèbes, nous ne faisions des attentats à Alger qu'en réponse à des arrestations massives ou à des exécutions, entre autres, celles de Zabana et Ferradj. Mais là, nous n'avions plus le choix : fous de rage, les habitants de La Casbah ont commencé à marcher sur la ville européenne pour venger leurs morts. J'ai eu beaucoup de mal à les arrêter, en les haranguant depuis les terrasses, pour éviter un bain de sang. Je leur ai promis que le FLN les vengerait.» C'était en quelque sorte les prémices de la «Bataille d'Alger», avec une rigoureuse entrée dans le bain du sacrifice. En effet, ce massacre inqualifiable de la rue de Thèbes, des tenants de la colonisation qui ont allumé la mèche pour une grandiose explosion, a été le début de sérieuses et graves conséquences. Et c'est à partir de là qu'au nom du FLN et en guise de réponse, et après avoir reçu le feu vert du CCE, j'ai ciblé des objectifs en plein centre d'Alger. J'étais en possession d'un stock de bombes en parfait état de marche. Ces bombes, il fallait les poser dans des lieux où elles devaient faire mal, comme la «Cafeteria» et le «Milk Bar», lieux de réunion des jeunes Européens d'une classe sociale assez élevée, ou le hall d'Air France, dans le grand immeuble «Maurétania». La mission présentait beaucoup de risques, et je le savais. Ainsi, le 30 septembre, j'ai rencontré Djamila Bouhired, Zohra Drif et Samia Lakhdari, dans un de nos refuges, pour les sensibiliser et leur confier, ensuite, cette dangereuse mission de s'attaquer au cœur même d'Alger «l'Européenne». Deux bombes ont explosé à la même heure. La troisième, celle du «Maurétania» a été retrouvée intacte, à cause d'un mauvais fonctionnement. Néanmoins, les deux premières ont fait beaucoup de dégâts et de bruit, non seulement au cœur d'Alger, mais dans tout le pays et dans le monde. Le même jour, dans La Casbah, les militants du FLN parcouraient les ruelles obscures et informaient les habitants : «Vous êtes vengés. Le FLN a fait payer l'attentat de la rue de Thèbes. Restez vigilants. La bataille ne fait que commencer. Il faut faire confiance au FLN. Ce soir vous en avez la preuve.» Je dois signaler que bien avant ces bombes qui ont produit leur effet, 37 autres bombes et des dizaines d'attentats ont été enregistrés à Alger dans différents quartiers résidentiels. Ce qui démontrait l'activité de nos fidayine, devant la violence qui leur a été imposée par les régiments de Massu. Peu de temps après, ce fut une autre série de bombes qui allaient secouer Alger, celles de «L'Otomatic» et du «Coq hardi», celles dans les stades, celle du Casino de la Corniche et celles des Lampadaires… Alger entrait de plain-pied dans le tourbillon de l'insécurité. La peur devait changer de camp. Les Français l'ont voulu, le FLN a répondu avec l'énergie qui caractérisait ses militants et ses combattants, dont plusieurs se trouvaient dans les rangs de l'ALN, ceux qui venaient des CDL (combattants de la libération), les Debih Cherif, Habib Redha, Abaza, Sid-Ali Haffaf, Hamid Doukanef, Boualem Kheddache dit «Tapioca» Giorgio et Daniel Timsit, de même que quatre équipes chargées des artificiers, du transport, des poseurs de bombes et autres chargés de la «carcasserie».
Yacef Saâdi
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