Une contribution du professeur Mohamed Daoud – Le modèle turc en question (II)
Plusieurs éléments ont concouru pour faire de l’expérience turque un «modèle» envisageable pour les peuples arabomusulmans en quête de dignité et de démocratie. Les victoires successives de l’AKP dans les diverses élections, la croissance économique enregistrée par ce pays, le refus de tout compromis avec Israël… ont donné à ce «modèle» original et séducteur un écho favorable auprès de la «rue arabe», durant les soulèvements populaires de 2011.
Toutefois, la Turquie a été, comme tout le monde, prise au dépourvu devant l’ampleur des contestations populaires enregistrées dans le monde arabe au début de l’année 2011. Comment va-t-elle réagir et gérer cette nouvelle situation ? Se trouvant devant de grands enjeux, la diplomatie turque «pourrait y perdre beaucoup, mais pourrait encore davantage y gagner». Et c’est pour ne pas perdre beaucoup que le gouvernement d’Ankara s’est attelé à mettre en œuvre, dans un premier temps, une politique pragmatique qui consiste à aller doucement, considérant que chaque pays en proie aux agitations est un cas particulier. Cependant, la rapidité avec laquelle s’est conclu le soulèvement en Tunisie a facilité la tâche à Ankara, qui s’est rapidement alignée sur la nouvelle équipe au pouvoir. Concernant la Libye, Erdogan a longtemps hésité pour afficher son soutien aux manifestants, avant de s’impliquer dans le conflit à leurs côtés, en rejoignant l’opération «Unified Protector», menée par l’Otan. Très impressionné par la mobilisation populaire de la place Tahrir au Caire, il demande, avec empressement, au président d’Egypte, Hosni Moubarak, de démissionner.
Le soulèvement contre Bachar Al-Assad en Syrie, de par sa proximité géographique, va être le gros morceau pour Ankara, qui a déjà géré quelques anciens conflits avec ce pays, notamment en raison d’une dispute historique sur la province d’Alexandrette, du soutien accordé par Hafez Al-Assad au leader du PKK, Abdullah Ocalan, et d’une dispute sur le partage des eaux du Tigre et de l’Euphrate. Pour trouver une issue pacifique au conflit, qui était au début syro-syrien, Davutoğlu et Erdogan ont pratiqué la «diplomatie de la navette», faisant des allers-retours réguliers entre Ankara et Damas afin de convaincre Al-Assad d’offrir des concessions aux révolutionnaires afin d’assurer la longévité de son régime (Davutoğlu et Erdogan se sont rendus 61 fois à Damas pour négocier une solution avec Al-Assad) sans résultat. Devant l’enlisement du conflit, Ankara change d’attitude et demande la démission du président syrien, et s’implique totalement aux côtés de l’opposition syrienne par un soutien politique et militaire. En effet, elle abrite plusieurs rencontres de cette opposition et permet aux combattants étrangers venus combattre le régime de traverser, sans problèmes, ses frontières. Par ailleurs, elle accueille dans ses frontières les Syriens ayant fui la guerre, en leur accordant une aide humanitaire.
L’Armée syrienne libre (opposition armée) devient par la suite son interlocuteur privilégié, ce qui fait dire aux observateurs que la Turquie a renoncé officiellement à sa politique de zéro problème avec le voisin syrien, ce qui peut être considéré aussi comme un affront pour l’approche de Davutoğlu, qui démissionne le 22 mai 2016, sur fond de crise au sommet de l’Etat.
Porté par cette ambition de «modèle» et par l’ambition d’investir politiquement et économiquement dans la «profondeur historique» de la Turquie, Erdogan entame une tournée dans les pays du «Printemps arabe». Et c’est par l’Egypte dirigée par les Frères musulmans qu’il amorce ce périple où il fut reçu comme une superstar, «c’est en héros qu’il a été accueilli en Egypte, en Tunisie et en Libye, où il a effectué une tournée entre le 12 et le 16 septembre». Erdogan était accompagné d’une forte délégation composée de plusieurs conseillers, de sept ministres et de 280 hommes d’affaires, de Emine, sa très pieuse épouse – qui a des origines arabes –, son fils Bilal et sa fille Sümeyye. Mais la déposition du président élu Mohamed Morsi en juillet 2013 non seulement «sonne le glas de cette symbiose, mais contrarie et froisse le gouvernement AKP». Ce qui amène le gouvernement d’Ankara à rompre ses relations diplomatiques avec le nouveau pouvoir égyptien, la Turquie est ainsi isolée sur le plan régional, le «zéro problème avec les voisins» méditerranéens s’est transformé en un «zéro voisin sans problème». Les révolutions arabes ont mis en avant ce «modèle», mais les tâtonnements de la diplomatie de l’AKP qui s’est rangée uniquement aux côtés des Frères musulmans dans divers pays arabes (Tunisie, Egypte, Maroc, etc.) ont fait apparaître un caractère sectaire de ce parti turc qui n’a pas tenté de prendre en considération les visions d’autres composantes des sociétés arabes.
Malheureusement, le «Printemps arabe » a pris de court Erdogan : les Frères musulmans ont été éliminés du pouvoir, Ennahda en Tunisie n’a pas eu la mainmise totale sur les institutions, les autres pays (Libye, le Yémen, et la Syrie) subissent la montée du terrorisme et la création de Daech à ses frontières n’a pas été pour faire ses affaires. La répression violente de la manifestation de Gezi Parki à Istanbul en 2013 a écorné l’image de ce «modèle», les arrestations et purges qui ont suivi le putsch manqué de cet été ont fait le reste. L’ambiguïté politique d’Erdogan vis-à-vis d’Israël pèsera lourdement sur ses rapports avec le monde arabe, d’où les questionnements quant à la sincérité de l’implication des dirigeants turcs dans ce dossier explosif : s’agit-il seulement d’un discours sans retombées concrètes ou d’une action bien réfléchie ? En effet, la Turquie entretient des relations commerciales et militaires avec ce pays depuis 1996, mais Erdogan «dénonce Israël sur le plan du discours afin de gagner en popularité sur la scène moyen-orientale, mais veille en coulisse à maintenir le « business as usual » et les relations solides avec Tel-Aviv».
Cependant, et en dépit de toutes ces fatalités, beaucoup d’éléments plaident pour la valorisation du modèle turc, qui séduit les élites (de tous bords politiques et pas seulement les islamistes) et les masses populaires arabes et musulmanes. Et même si l’expérience politique menée par l’AKP reste liée à l’histoire sociopolitique du pays qui a observé l’avènement de la république dans les années 1920. Car les seuls modèles à tendance islamiste en cours sont le «modèle saoudien» et le «modèle iranien», qui sont non exportables à cause de leurs rigidités. Ces deux pays sont très actifs dans l’exportation de leurs idéologies et se font la guerre par acteurs interposés en ravivant les anciennes querelles, entre sunnites et chiites, de l’islam médiéval. Contrairement à ces deux références politiques, le «modèle turc» arrivé au pouvoir par les élections donne véritablement une image séduisante d’un islam ouvert sur l’universel.
L’islam et le Grand Moyen-Orient
Le classement de l’AKP dans la grille de «l’islam modéré» peut s’avérer équivoque, du moment où cette notion est utilisée à tort et à travers, et selon les circonstances et les intérêts des Occidentaux. Elle implique un non-dit, celui de «l’islam violent», ouvrant un grand débat autour de la violence qui n’est pas nécessairement intrinsèque à l’islam, mais liée à l’interprétation intéressée des acteurs politiques dans leurs luttes pour le pouvoir. D’ailleurs, la violence a touché toutes les religions et toutes les civilisations à travers la longue marche de l’Histoire. L’expérience turque ne peut être réduite à la dimension religieuse, et la notion de «modéré» est perçue comme l’instrumentalisation de la religion liée au programme politique mis en place par les Etats-Unis dans le cadre de son projet de «Greater Middle East». En fait, les Etats-Unis ont depuis les attentats du 11 septembre 2001 à New York mené une guerre sans merci au terrorisme islamiste dont les dessous tourneraient autour du remodelage des pays du Moyen-Orient, allant du Maghreb au Pakistan. En désignant, à cette occasion, «l’axe du mal», les Etats-Unis formulent l’utilisation du discours religieux dans des conflits régionaux, dont l’Irak de Saddam Hussein en était la première cible, les autres pays arabes et musulmans devraient suivre et vivre des situations chaotiques. La doctrine de Zbigniew Brzezinski (politologue et géostratège, très écouté par les officiels américains) inspirée par l’islamologue Bernard Lewis va servir les intentions américaines du remodelage des pays du Moyen-Orient.
Il s’agit, pour cet idéologue qui a publié «Le grand échiquier» en 1997 de poursuivre la guerre froide autrement en encerclant la Russie, la Chine et l’Inde, véritables «acteurs géostratégiques» et mettre sous la tutelle des Etats-Unis tout l’espace qui couvre la production et la circulation des hydrocarbures. Le projet américain propose de «balkaniser» le Moyen-Orient musulman pour créer des mini -Etats pétroliers plus faciles à contrôler que les Etats souverains à forte identité, une sorte de micro-califats islamistes et sous protection américaine, à l’instar des émirats du Golfe (Qatar, Koweït, EAU, Oman) ou des taïfas andalouses. Face à la situation actuelle dans laquelle les pays arabes vivent des grandes déchirures (pareillement à l’Andalousie en fin de règne), la Turquie tente de protéger ses intérêts économiques et son unité territoriale et politique, en entretenant des relations complexes et ambiguës avec un certain nombre d’acteurs locaux et régionaux, à leur tête Daech.
Mohamed Daoud
Professeur à l’université Ahmed-Ben Bella, Oran 1/Crasc
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