En un mot, anéantir ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens…
Par Smaïl Hadj-Ali – Le 6 décembre 2017, rue Larbi-Ben-M’hidi, à un jeune Algérien qui lui disait que la France devait reconnaître ses méfaits en Algérie, le président Macron lui demanda, excédé :
– Quel âge avez-vous ?
– 26 ans, répondit le jeune homme.
– Mais vous n’avez pas connu la colonisation, lui rétorqua le président français ; qu’est-ce que vous venez m’embrouiller avec ça !
Au-delà de l’attitude véhémente à l’égard d’un jeune homme soucieux de son histoire nationale, et de surcroît en son pays, le président français avait probablement oublié que ce sont des millions d’Algériens qui sont nés après le 5 juillet, date de la proclamation de l’indépendance nationale, et qui donc «n’ont jamais connu la colonisation», et l’auraient à ce titre «embrouillé», tout autant.
Ce sont aussi des dizaines de millions de Français qui n’ont jamais connu l’occupation allemande, la trahison nationale vichyste, et la Résistance, mais personne ne leur reprochera de ne pas oublier ce passé.
Question. Le président français aurait-il tenu ces propos à un jeune juif ou à un jeune Arménien dont respectivement la communauté et le peuple ont connu l’horreur et le pire ?
L’Algérie, son peuple, sauf erreur, ne veulent ni repentance ni autoflagellation. Mais personne ne pourra jamais empêcher les descendants des peuples colonisés de considérer que la colonisation fut, a minima, une longue «période de deuil et de souffrance», comme l’avait souligné l’historienne et romancière guadeloupéenne Maryse Condé, alors que la représentation française venait de voter la loi sur les «bienfaits de la colonisation» en 2005.
De même que Jean Ferrat dans Nuit et brouillard chantait qu’«il twisterait les mots s’il fallait les twister», pour dire l’horreur des camps d’extermination nazis, nous continuerons en Algérie de chanter et de dire, sans haine ni culpabilisation, l’épouvante que furent ces 132 ans d’oppression, d’exaction, de spoliation et de néantisation.
Aussi et sans «embrouille», voici, pour mémoire et pour commémorer l’héroïque 11 Décembre 1960, quelques séquences très abrégées de ce moment négateur d’humanité revendiqué et administré par la France coloniale, qu’historiens et penseurs, à l’exemple de Mostefa Lacheraf, Bachir Hadj Ali, Henri Alleg, M. C. Sahli et bien d’autres, ont décrit et analysé il y a des décennies.
Dès le début de la conquête, les crimes multiformes furent un invariant de l’armée coloniale. Pour le pouvoir politique et militaire, les indigènes, êtres inférieurs, les «Arabes», étaient des sous-hommes «qui ne comprennent que la force brutale»[1], et «qui n’entendraient de longtemps des raisonnements qui ne seraient point appuyés par des baïonnettes», comme s’en convainquait dès 1830 Lamoricière, cet émule des «conquistadores» qui occupera le poste de ministre de la Guerre en 1848, après avoir sabré «l’Arabe» pendant 18 ans…
C’est cette vision du monde qui va fonder et féconder la politique coloniale pendant 132 ans.
Alger 1957. Le port. Ballottés par la houle, des corps flottent. Ce sont les «crevettes-Bigeard», un des trophées du 3e Régiment de parachutistes coloniaux (RPC). Cadavres d’Algériens raflés par les parachutistes durant ladite «bataille» d’Alger[2], qui, au-delà de l’héroïque résistance du peuple qasbadji désarmé et d’une escouade de combattants sommairement armés, fut le moment mortifère, à l’échelle industrielle, de la torture d’Etat, et d’une massive et planifiée ratonnade militaro-policière, à ciel ouvert, tout aussi mortifère.
A ces crimes collectifs, et à tant d’autres, il est encore répondu : «C’était la guerre»[3], avec, implicitement, ses dérives, ses bavures des deux côtés ! Inévitables. Les crimes du 3e Régiment de parachutistes coloniaux, – qui faisait partie de la 10e division parachutiste de Massu –, et plus largement de l’armée coloniale, étaient-ils le lot commun de toute guerre, des dérives inévitables ? Une sorte de fatalité en somme inhérente à toute guerre ?
L’histoire du colonialisme en Algérie montre en réalité que les violences et les crimes coloniaux ont été une constante politique et un phénomène d’ordre structurel. A ce titre, le 3e RPC, et la 10e division de Massu, responsables de la disparition de Maurice Audin, de la liquidation de Larbi Ben M’hidi, de l’assassinat d’Ali Boumendjel et de milliers de patriotes algériens, sont les dignes héritiers des «Colonnes infernales» du général Bugeaud, adepte de «la guerre totale jusqu’à extermination» ? Dignes héritiers tout autant des «Voltigeurs de la mort», dont le chef, le capitaine Montagnac, déclarait : «Tout doit être pris, saccagé, sans distinction d’âge ni de sexe (…). Voilà comment il faut faire la guerre aux Arabes : tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants (…), les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs. En un mot, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens.» Dignes héritières des Bureaux arabes, ont été aussi les sinistres Sections administratives spécialisées, et ce, malgré les tentatives de minorer, sinon d’enjoliver leur rôle que l’on peut entendre et lire ici et là, alors qu’elles étaient des structures de répression féroce et de flicage massif des Algériens.
A propos de Montagnac, on aurait pu penser qu’il fut l’exception militaire en matière d’anéantissement. Mais ces crimes, ou l’incitation à les commettre, étaient choses partagées par la fine fleur intellectuelle de l’époque. Prenez Tocqueville. Ce penseur et théoricien adulé de la démocratie, homme de grande humanité et de quelques sympathies pour les Arabes, nous dit-on, prodiguait, avec cynisme et sang-froid, ses conseils, des «nécessités fâcheuses», disait-il, aux sabreurs et artilleurs coloniaux pour plus de domination, de désolation et de soumission :
«(…) J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. Le moyen le plus efficace dont on puisse se servir pour réduire les tribus, c’est l’interdiction du commerce. Le second moyen en importance, après l’interdiction du commerce, est le ravage du pays. Je crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l’époque de la récolte soit dans tous les temps en faisant de ces incursions rapides qu’on nomme razzias et qui ont pour objet de s’emparer des hommes ou des troupeaux.»[4]
Absolu d’un idéal liberticide, défendu et porté par des élites familières des Lumières et de la modernité capitaliste, convaincues par les théories des races dites «inférieures», substrat idéologique des futures politiques d’extermination en Europe, comme l’analyse Hanna Arendt[5], la guerre de conquête coloniale, appuyée par une administration du même nom, ont effectivement, ainsi que le préconisait Tocqueville, ravagé et détruit les êtres, les villes, les écoles, l’agriculture, le commerce, avec comme point culminant le ravage de l’ethos[6] d’une société et d’un peuple dotés d’une unité culturelle et cultuelle certaine. Au bout du compte, une société et un peuple asservis, décivilisés par un implacable processus de spoliation, de paupérisation, de dés-alphabétisation, de régression socioculturelle, et de terreur existentielle érigée en mode d’administration d’exception d’une population défaite et exsangue. Terreur à laquelle prirent toute leur part les auxiliaires et supplétifs locaux, que l’on tente aujourd’hui de réhabiliter par la bande, avec la connivence et l’aide d’institutions et de personnalités publiques[7]. Mais, et pour tout dire, n’avons-nous pas été aussi le pays dont un hebdomadaire public[8] a largement et généreusement donné la parole, en novembre 1984, au tortionnaire et responsable de la liquidation de Larbi Ben M’hidi, le patron du 3e RPC, le parachutiste Bigeard, et ce, nous disait-on, au nom d’une nécessaire «décontraction idéologique» de la «liberté d’expression», dont étaient privés, faut-il rappeler, la très grande majorité des Algériens ?
De 1954 à 1962, pour tenter de briser l’insurrection nationale et l’aspiration profonde des Algériens à la liberté, l’armée française n’aura aucun mal à renouer avec les violences de l’armée d’Afrique, celle-là même qui participa, aux côtés des capitulards versaillais de Thiers, défaits par Bismarck, au meurtre de 30 000 révolutionnaires parisiens[9], entre le 21 et le 28 mai 1871[10].
Violences absolues, totales, crimes de guerre et contre l’humanité, notion faite sienne par le président Macron le 14 février 2017, requalifiée, il est vrai, par celle de «crime contre l’humain»[11], quelques jours après, lors d’un meeting électoral le 18 février 2017 à Toulon, ville portuaire d’où est partie la flotte et l’armada de la conquête qui mettra le pays à feu et à sang ?
Pour le système colonial – que des historiens français en vue, souvent invités en Algérie, s’exprimant à foison dans la presse privée et publique, ainsi que des politiques français ayant exercé ou exerçant les plus hautes responsabilités, ont qualifié de «système injuste» –, les Algériens n’étaient rien d’autres qu’une «race inférieure».
Pour maintenir leur asservissement, la puissance coloniale se dotera d’une administration militaire et civile d’exception, à vocation mortifère. Celle-ci mettra en pratique les pseudo-théories sur les races, une invention des «sciences» en terre européenne au XIXe siècle, qui fonctionneront comme le nécessaire lubrifiant[12] idéologique pour la cohésion de la colonie de peuplement.
«Ce système injuste» – quel euphémisme ! – a désintégré la société algérienne. Il lui a interdit toute possibilité, 132 années durant, une éternité, d’inventer, d’imaginer son «avenir historique», de penser sa modernité, de concevoir son rapport au monde, de proposer son apport singulier, riche de son histoire plurimillénaire, à l’universalité, en un mot, d’exister. Peut-on encore considérer un instant que l’Algérie n’aurait pas pu mieux faire que ses millions de victimes des guerres coloniales, que la mobilisation forcée des siens pour les guerres qui n’étaient pas les siennes, que les famines organisées et les épidémies induites par celles-ci. Peut-on penser un instant qu’elle n’aurait pas mieux fait que les lois d’exception, le Code de l’indigénat, les expropriations massives, la pratique systématisée et généralisée du racisme, la destruction-péjoration de son système anthroponymique, ou encore les cinq techniciens en agriculture et les quelque 90% d’analphabètes dans les deux langues. C’est cela, et la liste reste ouverte, l’héritage fondamental laissé par un système de gouvernement mû, entre autres, par une logique de destruction culturelle et, comme le notait Lacheraf, d’«ébranlement du substrat mental» des individus et des groupes sociaux. Un héritage qui, à ce jour – sans occulter les régressions qui érodent au quotidien la société, et l’emprise des castes prédatrices et exploiteuses, néo-colonisées, qui s’emploient à saigner et à corrompre le pays –, pèse encore lourdement sur le cerveau des vivants.
Oui, la colonisation fut une barbarie. Elle ne pouvait porter en elle «des éléments de civilisation». Seuls le combat et la résistance des Damnés de la terre, depuis 1830, puis la libération et l’indépendance nationale furent et firent civilisation.
H.-A.
Universitaire
[1] Pierre de Castellane, officier de l’Armée d’Afrique. Ce texte reprend des aspects d’un court article de S. H. A. publié en décembre 2012 par le quotidien français L’Humanité
[2]L’héroïsme des patriotes algériens n’étant pas en cause, cette appellation surfaite ne profite en vérité qu’à l’armée française, puisqu’elle laisse supposer qu’il y eut un affrontement entre deux armées de forces plus ou moins égales. Or, la 10e division de parachutistes commandée par Massu pour mener «bataille» était formée de huit mille paras suréquipés, parmi lesquelles les troupes, dites d’élite, du 3e RPC. Ceci sans compter l’apport de forces auxiliaires, telles que les Unités territoriales, etc.
[3]Egalement nom d’un film franco-algérien réalisé en 1992 par Faillevic et Rachedi
[4]Cf. Smaïl Hadj Ali, Os Sao Simonianos e a colonizaçao da Argelia, Revista dos Estudos Avançados, n°56, janeiro/abril 2006, USP, Sao Paulo. Brasil
[5]Cf. Smaïl Hadj Ali, La colosionisation de la Palestine, Algérie Patriotique du 9 au 13 août 2015
[6]Cette situation se traduira par de multiples et profondes formes d’aliénation et de reniement de soi qui carenceront durablement les rapports de l’ex-colonisé à son histoire, à son socle identitaire et à ses cultures, une fois l’indépendance recouvrée. Nous n’en sommes pas quitte encore aujourd’hui, d’autant que ces questions fondamentales ont été laissées ou livrées aux partisans d’une fantasmagorique pureté religieuse, culturelle et identitaire. Autant d’illusions qui continuent de violenter symboliquement la société algérienne, et travaillent à la rendre toujours plus ignorante et étrangère à sa complexité
[7] Cf. Smaïl Hadj Ali, «A propos du féodal Bengana», Algérie Patriotique, 28 février 2017
[8] L’entretien de ce tortionnaire à Algérie Actualité avait été largement relayé lors du JT de 20h de la RTA
[9]Cf. Smaïl Hadj Ali, De la réhabilitation de la Commune de Paris, Le Grand Soir, 16 décembre 2016
[10]Bannis et déportés en Algérie, certains de ces révolutionnaires se retourneront contre leurs frères algériens en lutte contre l’oppression
[11]Au-delà de sa charge, cette formule ne revêt aucune signification politique ou juridique
[12]Cf. Smaïl Hadj Ali, «Les Arabes ne comprennent que la force brutale», in L’Humanité, décembre 2012