5 juillet 1962-5 juillet 2014 : 52 années de pouvoir en pilotage automatique
Comment nier le fait que l’Algérie est aujourd’hui divisée en plusieurs camps qui n’ont plus grand-chose à se dire, les riches et les pauvres, les patriotes et les opportunistes, les démocrates et les islamistes… Après 50 années d’indépendance, des camps se sont constitués. Une réalité à ne pas occulter, ces millions de pauvres constitués d’une population qui a toujours cru aux discours propagandistes du parti unique, bien qu’une grande partie ait perdu son outil de travail dans une tempête sauvage sans aucune régulation de privatisation des entreprises qui avaient fait la fierté de l’Algérien durant la décennie soixante-dix. Malheureusement, l’avancée relative du capitalisme privé sous Chadli a correspondu à un recul social et politique de la masse des salariés. Ce marasme des Algériens indépendants a été créé par une mauvaise gestion des appareils de l’Etat, compris l’APN qui a une grande responsabilité devant le peuple et devant Dieu. Le système laissé en quelque sorte en pilotage automatique, pendant des années, aucune opposition aucun appel au danger, rien de tel : «Bouâlem zid l’goudam». Bien sûr, vers la fin des années quatre-vingt, nous étions devant le gouffre et puis nous avons effectivement, comme l’avait annoncé feu Kaïd Ahmed, fait un pas en avant. Comment et pourquoi ? Si nous revenons au lendemain de l’indépendance, la première grande surprise de l’Algérie indépendante aurait été sans aucun doute possible la composition du premier bureau politique issu du 4e Congrès du FLN. Des noms aux consonances bizarres et des individus qui les portent qu’aucun Algérien n’a jamais eu l’occasion de connaître par la suite sont ainsi apparus pour se retrouver aux premières loges du pouvoir sans que rien, ni personne, ne puisse expliquer comment. A partir de là, tout devenait possible dans les structures du pouvoir. Plus aucun critère, plus aucune qualification, plus aucun mérite n’étaient nécessaires pour accéder à des responsabilités. Cela ne signifie nullement que de 1954 à 2000, les nominations aux emplois supérieurs de la nation n’aient pas obéi, pour une part, à des critères subjectifs d’appréciation. Seulement, la tendance naturelle au copinage était tempérée par ce qu’il est possible de qualifier de «part du feu». Car aussi bien pendant la guerre de Libération nationale que pendant les années de construction nationale, les décantations se faisaient autour des luttes extrêmement violentes où l’engagement politique et physique des responsables servait en permanence à l’évaluation du mérite. La dureté et la complexité des responsabilités étaient elles-mêmes suffisamment éprouvantes pour que seuls les plus compétents, ou en tout cas les plus intelligents, puissent espérer effectuer le parcours du combattant qui menait aux postes convoités. Le critère du régionalisme lui-même avait une signification bien plus concrète dans la mesure où certains hommes, dans le Conseil de la révolution, représentant réellement des régions aussi vastes qu’importantes du pays, mêmes s’ils ne brillaient pas par ailleurs par leurs compétences. D’autres membres du Conseil de la révolution représentaient également des groupes d’intérêts suffisamment puissants pour exiger des fauteuils dans les plus hauts cénacles du pouvoir. Bien que fonctionnant essentiellement sur le principe du rapport des forces, le système des nominations aux emplois supérieurs a toujours obéi au respect de la supériorité des hommes qui les occupaient. D’une manière ou d’une autre, l’explication logique et politique de la présence de toute personnalité à un niveau plus ou moins élevé des appareils de l’Etat était possible et véritable à tout moment. Ajoutons à cela le fait qu’avant n’importe quelle nomination dans un poste, une série de contrôle était effectuée qui permettait aux trois services de sécurité de donner ou non leur aval à travers la fameuse enquête d’habilitation. Les enquêteurs de la DGSN, de la Gendarmerie nationale et de la Sécurité militaire se déplaçaient ainsi jusqu’au lieu de naissance des candidats aux emplois supérieurs et élaboraient des rapports parfois contradictoires qui permettaient aux instances chargées des nominations de décider en toute lucidité et connaissance de cause
Des nominations malheureuses ou des stratégies d’infiltration et de noyautage menées par des puissances rivales
Bien entendu, toutes les précautions prises et toutes les barrières matérielles n’ont pas empêché de 1954 à 2012 l’accession à des postes parfois très sensibles de personnages extrêmement dangereux et nocifs. Cela n’a pas empêché la nomination d’opportunistes notoires, ni même d’agents de puissances étrangères, sur les milliers de cadres algériens qui ont occupé des fonctions importantes de 1954 à 2012. Quelques centaines peuvent être considérés comme de belles ordures politiques qui ont réussi à se maintenir grâce à divers artifices, intrigues et «pressions extérieures» diverses. Mais ils représentent un pourcentage de «pertes» admis par tous les pouvoirs du monde et tous les systèmes politiques, quels qu’ils soient. Dans certains pays comme la Grande-Bretagne, cela est même allé jusqu’à la trahison de leurs services secrets par les chefs mêmes de ces services secrets. C’est dire qu’aucun pays n’est à l’abri des «nominations malheureuses» ou des stratégies d’infiltration et de noyautage menées par des puissances rivales. 1979, une nouvelle décennie qui apporte avec elle des us et des pratiques absolument nouvelles et pour le moins destructrices. Car avec un nouveau président, fruit d’un «compromis», la porte est ouverte à des types de nomination tout à fait ahurissants. Et sans crier gare, l’Algérie entre de plain-pied dans le pouvoir des inconnus. Aucun critère, aucun profil, aucun mérite, aucun poids politique ne viennent justifier l’apparition d’hommes, parfois même fortement décriés, dans les rouages de l’Etat. Après la disparition tragique du président Boumediene, c’est tout le système de défense nationale qui est durement touché et avec lui, l’ensemble des «filtres» devant protéger les postes supérieurs du pays. Il était établi que n’importe qui pouvait espérer devenir n’importe quoi, sans qu’il soit tenu compte ni de ses diplômes, ni de son âge, ni de ses antécédents politiques. Bien au contraire, tout ce qui était considéré comme une vertu avant 1978 devenait automatiquement un vice dès 1979. Une fois ce triste forfait accompli, il est évident que les services de sécurité ne pouvaient guère se permettre d’avoir le moindre avis à propos de la nomination de cadres ou de personnages moins élevés dans la hiérarchie politique nationale. Les années quatre-vingt ont vu naître les «salons» ; parmi les plus porteurs de la capitale, il y a lieu de citer ceux rattachés au bureau politique du FLN, ceux rattachés au ministère de l’Intérieur, ceux rattachés à la Présidence et ceux liés au ministère des Affaires étrangères. Etant entendu que chaque salon a toute latitude pour pouvoir à toute nomination de quelque importance, du poste de ministre à celui de sous-directeur central, et de wali à directeur général de service public stratégique. Fonctionnant sur le principe de la cooptation simple, les salons accueillent des individus parrainés par l’un des permanents dudit salon et qui passent avec succès l’épreuve du «thé-café» ou sa version améliorée «limonade-whisky». Ainsi présenté, le candidat au poste est soit accepté, soit rejeté. En fonction de la souplesse de l’échine, calculée au prorata des marques de respect-servilité manifestées au maître de céans. Après 1988, des «contre-salons» étaient créés chez les anciens chefs de file du régime précédent, des cercles se mettent en place qui obéissent malheureusement au même principe de cooptation et de mondanité qui fera tourner dans leur orbite un nombre impressionnant d’opportunistes et de médiocres qui, sitôt Ghozali et Bélaïd Abdessalam nommés, commencèrent à confectionner des listes de postulants puisées dans les exclus du système précédent. A cette époque, le peuple vote, élit des assemblées. Mais celles-ci sont privées de pouvoir effectif. Le législatif, l’exécutif, le judiciaire relèvent d’exécutants, de techniciens, de cadres nommés, indépendants, irresponsables. Et souvent d’esprit médiocre, coupés des réalités, comme cela se révèle en matière de contrôle de la concurrence libre. Mais soumis, en fait, aux pouvoirs économiques, au monde des affaires, qui disposent de tous les moyens de pression. Les Etats dépourvus du pouvoir de gérer une monnaie pour défendre leur économie, de déterminer les taux de change, de fixer librement leur budget en recettes et dépenses, d’aider leur industrie, leur production régionale deviennent des communautés privées de toute autorité. Pendant ce temps, la population faisait face à un terrorisme sanguinaire et une économie massacrée. Des exclus qui sauront jouer sur des cordes aussi diverses que le régionalisme et la langue pour se retrouver à des postes très sensibles, au détriment de gens qui n’ont jamais fréquenté ni salons ni contre-salons, mais dont la compétence n’est «vantée» par personne. L’histoire s’est répétée durant toute la période chaude, une décennie noire, pendant que les patriotes de ce pays combattaient et se sacrifiaient, d’autres ont profité dans l’accaparation des postes et grades, d’autres aussi ont fui et ceux qui ont envoyé leurs enfants aux Etats-Unis ou en Europe, pendant que nos enfants résistaient dans le pays entre incorporés dans le service obligatoire et les combattants dans divers services et branches. Tout ce monde hypocrite après le passage de la tempête est retourné au pays pour se la couler douce ; certains pseudo-intellectuels ont fui comme des rats le pays pour se retrouver admis par le Conseil européen et entretenus sous prétexte d’un terrorisme qui les ciblait ! Les uns ont fait un retour «admirable», ils ont trouvé des postes importants qui les attendaient. Alors que les patriotes qui se sont sacrifiés à l’instar des combattants de la Révolution organisent à nos jours des sit-in, pour revendiquer le strict minimum de leur droit d’avoir participé à sauver la patrie. 1999, une nouvelle stratégie s’installe dans le pays, avec la venue de Bouteflika et sa candidature à la Présidence. Toutes les machines des opportunistes se sont mises en marche pour lui barrer la route. Des clans d’opportunistes que nous avons remarqués en France n’affichaient guère satisfaction, ils arrachaient même les affiches de Bouteflika collées lors de la campagne présidentielle de 1999. Bouteflika, le diplomate, quitte l’Algérie certes en 1979, mais il n’a jamais coupé les ponts avec l’Algérie. Il était connu par sa rébellion vis-à-vis de l’ordre colonial, son intelligence exceptionnelle, sa mémoire prodigieuse, ses capacités de travail hors du commun, sa volonté inébranlable d’atteindre le but fixé, quel qu’en soit le prix. Arrivé en 1999, après une économie nationale détruite, une guerre fratricide transformée en terrorisme aveugle et sanguinaire, l’ingérence flagrante de l’étranger, une dette extérieure qui ruine le pays et appauvrit la majorité, un Fonds monétaire sangsue. L’Algérie était presque hypothéquée. Il fallait redresser la situation. Bouteflika s’est retrouvé seul contre tous, voyant cette situation dangereuse, il a vite entamé ses 48 sorties dans les 48 wilayas pour parler le franc langage avec le peuple et dénoncer un passif catastrophique. Seulement, il ne pouvait faire face aux objectifs déjà tracés par les opportunistes de l’ancien système, privatiser et vendre les acquis des travailleurs algériens. Sachant bien qu’il se trouvait dans une période de grand sacrifice. Sortir d’un système anarchique vers un système de l’économie du marché, un libéralisme plus au moins douloureux pour la masse laborieuse (le marché du travail frappé de plein fouet, un ministre, Temmar, qui a bradé nos usines au profit des étrangers, une éducation sans avenir clair, une industrie délaissée que nul ne peut contester, une agriculture structurée et restructurée sans pour autant porter ses fruits, et qui continue d’être convoitée par les uns). Le dinar qui ne vaut même pas une miette du CFA ou du Zloty. Cependant, rien de commun, en effet, ne peut exister entre une idéologie qui considère comme inachevée et réactionnaire la vision bourgeoise du monde, et une autre vision qui œuvre pour l’avènement d’un ordre social qui se situe historiquement en deçà de la démocratie, telle que produite par le système capitaliste. Certains, pourtant, au nom d’un misérabilisme suspect, n’hésitent pas à effacer d’un trait les différences essentielles qui les placent aux antipodes l’une de l’autre. Mais certains journalistes incultes le claironnent quotidiennement.
Et si notre indépendance et notre révolution pouvaient parler, elles nous maudiraient pour avoir été si petits devant sa grandeur et sa beauté.
Abdelkader Ben Brik