Conférence de Si Makhlouf El-Bombardi sur les voyous du bled

Par Abdelkader Benbrik – Si Makhlouf El-Bombardi a été sollicité par la population et surtout les jeunes, qui ont découvert en lui le personnage le plus intelligent de la dechra et le plus honnête ; il craint vraiment Dieu et respecte le peuple. Ses conférences sont réclamées le 1er mai, célébration de la «mendba des travailleurs algériens», et le 3 mai, Journée de la liberté d’expression. Après la conférence de la soirée d’avant-hier, Si Makhlouf a présenté ce premier mai un exposé sur les voyous du bled. A travers ses réflexions, la population est parfaitement informée sur la vie quotidienne des familles impliquées dans la corruption. Ce qu’ils n’ont peut-être pas mesuré, c’est à quel point, les voyous sont présents dans la société. Si Makhlouf ne l’a pas caché : «Etre corrompu, à Bled Tout Fric, ne surprend plus personne : il y a des voyous comme il y a des pharmaciens, des médecins, des imams, des retraités, des paysans. C’est un état "normal". Le corrompu ne choque moralement personne. Tout le monde, dans son entourage, en connaît – de près ou de loin –, en fréquente plus ou moins. Le plus curieux – le plus fou ? – est que les corrompus sont même entourés de considération et de protection rapprochée et éloignée. Laquelle ne procède pas seulement de la crainte qu’ils puissent inspirer ou de la révérence motivée par leur puissance et les services qu’ils pourraient rendre, non ! Ils jouissent d’une véritable considération, comme en méritent les grands hommes, les braves, les héros, les savants, les sages ou, par exemple, les chefs d’entreprise créateurs d’emplois dans d’autres bleds. Chez nous, les voyous sont révérés. Pourquoi sont-ils si nombreux à Bled Tout Fric? Comment ont-ils su acquérir ce statut, finalement enviable, sur le plan de la considération politique et sociale – même s’il ne l’est pas au regard des années de prison qui, de loin en loin, finissent malgré tout par être distribuées, ou au regard de la fin tragique de la plupart d’entre eux par la malédiction d’Allah –, pourquoi les corrompus sont-ils tenus pour des gens fréquentables et même comme des gens bien, comme des modèles ? – C’est un des grands mystères de Bled tout Fric, et qui n’est pas près de s’éclaircir. Si l’on oublie qu’ils ont aussi du sang sur les mains ou qu’ils sont d’efficaces artisans de la toxicomanie qui détruit la jeunesse, il faut admettre que certains sont des ministres, des PDG, des P/APC, des croque-monnaie d’impôt… Pas désagréables, dans le fond. Pas pires que certains financiers totalement déshumanisés qui, en toute impunité et en toute respectabilité, trafiquent le libro et commettent des délits d’initiés, pas pires que des gestionnaires impitoyables et cupides… Oui, beaucoup de ces voyous ont des activités si répugnantes, qu’ils n’ont sur aucun plan le moindre intérêt. Qu’ils pourrissent le bled, ses paysages et ses habitants. Une fois que l’on a dit que ce sont des brutes épaisses, des assassins, que voulez-vous faire ? Leur déclarer la guerre ? C’est le rôle des pouvoirs publics qui semblent, malheureusement, avoir d’autres chats à fouetter. Vous vous rappelez ce que je vous ai dit : Nous sommes malades moralement parce que nous sommes habitués à dire blanc et à penser noir. Pour expliquer que le phénomène "voyoucratique", Bled Tout Fric n’a rien à voir avec la Sicile, par exemple. Que le crime, ici, est beaucoup moins organisé que là-bas, plus brouillon. Qu’il n’y a, à Bled Tout fric, qu’une juxtaposition de bandes, qui ne tiennent que par la personnalité de leur chef ; sitôt celui-ci disparu, le groupe s’égaille, se livre à la fuite, et rien, aucune structure supérieure, n’est prévu pour apaiser tout ce petit monde et le mettre au pas. Certes, la corruption de certains tenants du pouvoir existe aussi. Non, ce qui signe une mafia – même si le mot peut être discuté –, c’est la préparation des esprits : les Bled Tout Friquiens admettent le phénomène. Il ne les révolte pas. Les voyous font partie du fonctionnement habituel de la société. Plusieurs, du reste, sont élus le plus démocratiquement du monde – personnellement ou par épouse, fils, fille, beau-frère ou cousin interposés – à la tête de madjlis, voire au conseil de la djamaâ ou à l’assemblée territoriale. Beaucoup, qui cachent à peine leurs activités délictueuses, occupent des situations parfaitement officielles. On peut toujours se consoler en se souvenant qu’il en est ainsi dans le monde entier, y compris chez les plus prompts, sur tous les plans, à distribuer des leçons de morale ; mais le phénomène, à Bled Tout Fric, est particulièrement développé. D’où cela vient-il ? C’est une vieille affaire. Si vieille qu’elle n’en a plus aucun intérêt. A quoi sert de rappeler qu’on est à Bled Tout Fric, où on s’est toujours défié de l’autorité, de l’Etat, où on est traditionnellement pauvre ? A quoi sert, aujourd’hui, d’évoquer encore les légendaires bandits d’honneur, Amar Benguella, Bouziane El-Qalaî, El-Habraoui, Ammar Bouzouar et d’autres qui prenaient le maquis pour avoir fait une bêtise, et y restaient, soustraits à la loi, avec l’aide de la population? A leur suite, il y eut de très ordinaires truands qui, comme leurs théoriques prédécesseurs, ont continué à bénéficier de la protection de familles nombreuses ou d’élus politiques, perpétuellement candidats à leur réélection, à qui, en retour, les bandits rendaient des services. Mauvaise administration et justice débile ont fait le reste : depuis cent quatre-vingt-deux ans, il y a des bandits. Après la guerre de 1954, ils sont allés faire leurs affaires. Ils y ont prospéré en quelques décennies. A la fin du dernier siècle, ils ont commencé à se replier à Bled Tout Fric, du moins à avoir besoin d’y consolider leurs bases. Sur l’îlezaïr, ils ont été les grands bénéficiaires de l’assassinat du père des hôtes. Des historiens, dans très longtemps, découvriront peut-être qui a tué Handi Merlah ; qui a commandité l’assassinat du père des hôtes ; qui a manipulé qui ? Les voyous ne font bien leurs affaires que lorsque l’Etat fait mal les siennes, c’est une loi. Aussi impitoyable que la loi du milieu. Ma yakhfach âlikoum, quand j’ai visité la Corse, el-kateb Robert Colonna d’Istria m’a appris beaucoup de choses sur les voyous, car sans blanchiment, il n'y pas de trafics, et sans corruption, il n'y a pas de crime organisé.»
A. B.
 

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