La remise en cause de l’Etat social (III)
Par Noureddine Bouderba – Le gouvernement, le patronat et l’UGTA viennent de décider de supprimer la retraite proportionnelle et sans condition d’âge. Les Algériens ne pourront plus faire valoir leur droit à la retraite avant l’âge de 60 ans. Ils n’excluent pas de relever l’âge légal de départ à la retraite de 60 à 65 ans. Si l’on devait prendre au sérieux le patron du FCE, la décision serait déjà prise. A un détail près que la retraite anticipée n’est pas supprimée pour tous les Algériens, puisque les cadres supérieurs de l’Etat et les députés continueront de bénéficier de la retraite sans condition d’âge après seulement 20 ans de cotisations dont 10 à un poste supérieur avec une pension égale à 100% du meilleur salaire de la carrière qui évoluera au même rythme que ce salaire. Cette décision de suppression a été précédée par une campagne médiatique bien orchestrée menée par le patronat et les experts attitrés des néo-libéraux sur le vieillissement de la population algérienne et le déséquilibre structurel du système de retraite que seule une «réforme anticipée et courageuse» pourra solutionner. Par réforme, ils n’entendent pas une augmentation des ressources dont le potentiel est loin d’être épuisé, ce qui aurait mis à contribution les entrepreneurs, mais plutôt une diminution des pensions à travers le relèvement de l’âge de départ à la retraite accompagnée de la suppression ou la restriction de la retraite avant l’âge légal (retraite proportionnelle et retraite sans condition d’âge). Certains experts proposent même la privatisation graduelle de la retraite à travers l’introduction de la retraite à trois piliers, chère à la banque mondiale et/ou la souscription à des assurances privées. Le discours sur le «vieillissement» de la population et le «choc démographique» qui guetterait l’Algérie en 2025 «avec l’arrivée à l’âge de la retraite de la génération baby-boom née dans les années 1970-1980» est un discours de propagande et n’est appuyé par aucune étude récente qui intègre les dernières évolutions démographiques qui mettraient en évidence ce vieillissement. On nous recommande de prendre exemple sur les pays développés qui ont augmenté l’âge de départ à la retraite à 65 ans, oubliant de nous préciser la progressivité des échéances et leur horizon (2025 pour Japon, 2026 pour l’Estonie, 2030 pour la Bulgarie, 2044 pour la République tchèque, etc.). On omet surtout de mettre en évidence la différence de la structure par âge de ces populations avec celle de notre pays. S’il est vrai que l’espérance de vie de la population algérienne s’est améliorée dans notre pays (77,1 ans en 2015), elle ne peut être comparée à celle observée dans les sociétés «vieillissantes» à l’exemple du Japon, de la France, de l’Espagne, de l’Italie, etc. où sa moyenne dépasse les 82 ans. Mais l’indicateur espérance de vie ne peut à lui seul nous renseigner sur le «vieillissement» d’une population. C’est à l’évolution de la structure des âges que se mesure ce dernier à l’aide de deux ratios : la proportion des personnes âgées dans la population totale et le ratio de dépendance démographique des personnes âgées. En 2015, la proportion de la population algérienne âgée de plus de 60 ans était de 8,7%, soit trois fois moins la proportion de ce groupe d’âge dans les pays de l’Union européenne ou de l’OCDE. Pour retrouver dans ces pays un ratio démographique des personnes âgées aussi avantageux que celui de l’Algérie de 2015, il faut y remonter un siècle en arrière. Par exemple en 2030, la part des 60 ans+ en Algérie sera inférieure à celle qui prévalait en France en 1983 (17,5%), année pourtant où ce pays avait décidé non pas d’augmenter l’âge de départ à la retraite, mais de le baisser de 65 à 60 ans. En 2015, toujours pour une personne âgée de plus de 60 ans, l’Algérie compte sept personnes âgées de 15 à 59 ans contre 2,5 dans les pays développés. Pourtant, dans ces derniers pays, on observe, sur la période 1960-2000, une baisse continue de l’âge de départ à la retraite alors que l’indicateur de dépendance des personnes âgées était, durant cette période, plus défavorable que celui projeté pour l’Algérie à l’horizon 2030.
Le déséquilibre financier de la retraite n’est ni structurel ni lié à l’âge de départ
En 2015, la CNR n’a pu faire face à ses engagements vis-à-vis des retraités qu’après une ponction de 125 milliards de DA sur le budget de la Cnas (entre autres) dans le cadre de la «solidarité inter-caisses» et l’augmentation de la part des cotisations affectée à la retraite de 17,25% à 18,25% au détriment des assurances sociales de la Cnas dont le taux est passé de 14% à 13% (un différentiel de 27 milliards de DA). En 2016, sur injonction des pouvoirs publics, la Cnas devra encore verser à la CNR 200 milliards de DA, soit un manque à gagner total de 230 milliards de DA représentant l’équivalent de 61% du montant des prestations sociales de la Cnas. Ces ponctions se font bien sûr au détriment de la couverture médicale des assurés sociaux et du remboursement des actes médicaux et des médicaments. Sans apporter une réponse durable au problème d’équilibre des comptes de la CNR, ces transferts mettent à rude épreuve l’équité de la solidarité intergénérationnelle qui caractérise le système de sécurité sociale en Algérie. En 2015, le nombre de salariés selon l’ONS est de 7,4 millions, alors que le nombre de cotisants, selon les chiffres de la Cnas n’est que de 5,1 millions, soit un déficit de cotisations pour 3,3 millions de salariés. Une autre approche basée sur la masse salariale nationale de 2015 dont le montant avoisine les 4 670 milliards de DA nous donne des recettes potentielles pour la CNR de l’ordre de 850 milliards de DA (taux de cotisation 18,25%). Ce qui aurait largement couvert l’ensemble des dépenses de la CNR dont les prestations qui se sont élevées à 625 milliards de DA en 2015 sans compter les recettes provenant du Trésor pour couvrir les dépenses de solidarité nationale. Pour l’année 2015, le manque à gagner (différence entre les recettes potentielles et les recettes réelles) pour la Cnas et la CNR (pour le secteur formel uniquement) s’élève à 400 milliards de DA.
Consolider le système par la relance de l’emploi productif et la lutte contre le travail informel et l’évasion sociale
Premièrement : comme on l’a vu plus haut, il ne s’agit pas de faire travailler plus les Algériens, mais de les faire travailler tous. En 2015, avec 10,6 millions d’occupés, le taux d’emploi global est seulement de 37,1% et celui des femmes particulièrement bas (13,6 %). Le nombre officiel des chômeurs est de 1,34 million auquel il faut ajouter 0,94 million de «découragés», mais désirant travailler et non classés comme chômeurs par l’ONS. La population «inactive» s’élève à 16,6 millions dont 3,7 millions d’étudiants et 3,5 millions âgés de plus de 60 ans. Ce qui nous donne 9,4 millions d’«inactifs» (dont 8 millions de femmes) âgés entre 15 et 59 ans qui ne sont ni étudiants, ni dans l’emploi, ni dans le chômage. Voilà un réservoir de forces potentiellement actives, mais inexploitées qui montre que le profil démographique de l’Algérie est une aubaine à saisir et non celui d’une société vieillissante. Seule la relance de la croissance boostée par les investissements productifs et créateurs de richesses pourra valoriser ce potentiel. Deuxièmement : sur les 10,6 millions d’occupés, les salariés, avec 7,4 millions, en représentent 69,8% et «les indépendants» 30,2% (soit 3,2 millions). En 2015, seulement cinq (5,1) millions de salariés cotisaient à la Cnas et 300 000 indépendants cotisaient à la Casnos, soit cinq millions de non-cotisants selon les chiffres des caisses et 4,1 millions de non-affiliés selon les statistiques de l’ONS. L’année 2015 devait être celle du recouvrement selon le ministre du Travail. Des mesures législatives ont été prises dans ce sens. Depuis, malgré l’expiration des délais, aucun bilan n’est fourni et les prévisions budgétaires des caisses ne reflètent pas une amélioration. Seule une volonté réelle de lutte contre la non-déclaration des salariés, les sous-déclarations des salaires accompagnée de l’élimination des différences exonérations de cotisations accordées aux entrepreneurs peut améliorer le taux de couverture et les équilibres du système de sécurité sociale.
Un potentiel de ressources pour le système de sécurité sociale non épuisé
En sus des dépenses de revalorisation et de solidarité nationale (indemnités complémentaires des pensions minimum et complémentaire, dont celles des moudjahidine) et de revalorisation, la contribution de l’Etat à la prise en charge des dépenses de la CNR pourrait être envisagée pour couvrir notamment les pensions de retraite avant l’âge (servies avant 60 ans) avec remboursement à la CNR des sommes servies dans ce cadre par le passé. Dans tous les pays au monde, la contribution des Etats aux dépenses de sécurité sociale est réelle et souvent importante. Des ressources fiscales additionnelles pourraient être instituées au profit des caisses des salariés : impôts sur les fortunes et le patrimoine, impôt sur les dividendes, sur-taxations des activités économiques polluantes ou sources de maladies professionnelles et d’accidents de travail ainsi que celles à faible intensité de main d’œuvre, affectation à la SS d’une partie de la TVA et des droits de douane institués par la loi de finances 2016 pour protéger la production nationale… Mettre fin au financement par la Cnac (elle-même financée par les cotisations des salariés) de la politique de l’emploi qui relève de l’Etat. Le hic est que la totalité des bénéficiaires du dispositif Cnac n’est pas affiliée à la Cnas. L’arrêt de ces transferts pervers permettra aux caisses des salariés d’économiser annuellement 40 milliards de DA. De plus le remboursement par l’Etat des dépenses passées pourrait être envisagé. Le taux des cotisations sociales dans 12 pays européens au moins dépasse 35% et la part patronale y est supérieure à 25% dans au moins huit d’entre eux. Aucune étude sérieuse n’est venue étayer les affirmations qu’une éventuelle augmentation de ce taux mettrait en péril l’emploi en Algérie. Une augmentation progressive (sur cinq ans) de trois points (dont deux à la charge de l’employeur) pourrait être envisagée. L’impact sur le pouvoir d’achat des travailleurs aux revenus moyens pourrait être compensé par une réduction de l’IRG. Au 31 décembre 2014, les créances totales des caisses des salariés s’élevaient à 251 milliards de DA dont l’Etat devait être garant. Le recouvrement de ces créances dans l’immédiat permettra de renflouer les réserves des caisses.
La suppression de la retraite avant l’âge de 60 ans : une atteinte à un droit fondamental
La tripartite vient de décider de supprimer la retraite proportionnelle et la retraite sans condition d’âge. Les travailleurs ne pourront plus faire valoir leur droit à la retraite avant l’âge de 60 ans. Elle va pénaliser avant tout ceux qui ont commencé à travailler tôt. Un travailleur ayant entamé sa carrière professionnelle à l’âge de 16 ans sera obligé de travailler durant une période allant jusqu’à 44 ans avant de pouvoir partir en retraite. Et comme il a commencé à travailler tôt, cela veut dire qu’il n’a pas eu la chance de poursuivre ses études et sa carrière sera une somme d’emplois d’exécution dans la plupart des cas. Or, les études internationales montrent que l’espérance de vie à la naissance des ouvriers est inférieure, en moyenne, de sept ans à celle des cadres supérieurs. Au final, on sera face à une discrimination indiscutable puisque cet ouvrier va cotiser en moyenne 10 années de plus qu’un diplômé du supérieur pour toucher une pension de retraite durant une période inférieure, en moyenne, de sept ans à celle de ce dernier. Dans la quasi-totalité des pays existe la retraite anticipée permettant aux travailleurs d’en bénéficier à un âge, en moyenne, inférieure de cinq à dix ans avant l’âge légal. Elle est destinée à ceux qui ont commencé à travailler tôt comme on vient de le voir, mais aussi aux travailleurs qui ont occupé des postes pénibles durant une certaine période de leur carrière et aux femmes qui ont élevé plusieurs enfants. Elle est destinée aussi aux travailleurs âgés mis en chômage, etc. La discrimination sera d’autant plus inacceptable à digérer pour les travailleurs que la deuxième retraite sans condition d’âge destinée aux cadres supérieurs de l’état et aux députés ne sera pas supprimée. Ces derniers pourront continuer d’en bénéficier après uniquement 20 ans d’activité (dont 10 dans un poste supérieur) avec une pension égale à 100% du dernier salaire (ou le meilleur salaire de la carrière) et qui sera revalorisée dans les mêmes termes que les salaires des titulaires de postes qui sont toujours en activité. Autrement dit un salaire à vie. Dans une récente contribution publiée par El-Watan et plusieurs autres médias, j’avais souligné que «le gouvernement, en cédant à ce chant de sirènes, risque de prendre des décisions qui pourraient nous entraîner sur une voie dangereuse, celle d’une reforme inadaptée et contre-productive de la retraite qui aura un impact négatif non seulement sur les travailleurs salariés et sur les plus vulnérables d’entre eux, mais aussi sur l’emploi. En effet, les véritables défis qui s’annoncent pour l’Algérie d’ici 2030 ne seront pas ceux des personnes âgées, mais seront liés à la santé, la scolarisation, l’emploi et au logement des nouvelles générations avec une natalité de nouveau galopante. Il ne s’agira pas de faire travailler plus les Algériens, mais de les faire travailler tous, et il y aura suffisamment d’actifs pour prendre en charge tous les retraités dans le cadre du système actuel basé sur la solidarité et la répartition d’ici 2050 et même au-delà». J’ajouterai aujourd’hui que nos décideurs seraient plus inspirés d’écouter les cris de détresse de ceux qui triment dans les chantiers pétroliers du Sud à 50°C le jour et à 0°C la nuit, ceux de la SNVI qui peinent dans les postes pénibles et au travail à la chaîne et ceux des enseignants qui sont fatigués après 32 années de dur labeur avec des classes scolaires surchargées que d’écouter des patrons qui, à force de vouloir tirer fort sur la corde, risquent de la casser, ou certains experts qui ne sont motivés que par le désir de faire plaisir au patronat et aux institutions financières internationales, mais qui ne connaissent rien à la réalité de l’Algérie profonde.
N. B.
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