Franches explications pour clore un débat (II)
Kaddour Naïmi et l’histoire inaccomplie du théâtre algérien
Par le professeur Abdellali Merdaci – Kaddour Naïmi me fait l’amitié de prendre part à ce débat inaccoutumé sur le théâtre algérien, en en élevant les attentes, apportant son expérience révérée de comédien, de metteur en scène et d’analyste («Réponses et questions au professeur Merdaci sur le fonctionnariat», AP, 31 mars 2018). Je lui ai répondu, avec l’intention d’éclairer les lecteurs d’Algérie patriotique sur ce qui me paraît primordial, la difficile formation d’un espace théâtral national algérien autonome dans le long cours de l’histoire de notre pays («Non, l’Etat et le pouvoir ne peuvent être dédouanés», AP, 31 mars 2018). Dans une nouvelle contribution («Pour l’autonomie organisationnelle du théâtre doté d’une conscience citoyenne», AP, 2 avril 2018), Kaddour Naïmi permet à ce débat sur ce qui est une forfaiture de plus dans l’histoire du théâtre national de prendre de la hauteur. Il y apporte son intelligence des faits et son vécu dans le métier depuis 1968.
Le théâtre algérien, qui célébrera bientôt un siècle d’existence, a été, depuis sa naissance au début des années 1920, le lieu de recompositions répétées. Ce théâtre s’était affirmé dans les marges du théâtre colonial pour soutenir une orientation plus sociétale que sociale. Il ne pouvait changer de statut qu’en affirmant sa dimension politique. Il le fera tardivement dans les années 1950. Comment, à cet égard, oublier que le théâtre algérien, sous l’égide du glorieux FLN, a été le précurseur d’une culture précocement nationale dans un pays en guerre anticoloniale ? Cet héritage n’a été ni transmis ni préservé à l’indépendance. Au moment où était institué un Théâtre national algérien, l’exceptionnel débat d’idéologues entre Mohamed Boudia et Mustapha Kateb a préfiguré pour d’inachevées décennies le parcours d’un théâtre national, ses erreurs comme ses réussites ? Deux lignes s’y affrontaient : d’une part, un théâtre populaire, solidement didactique, allant au-devant du peuple et de ses préoccupations, revendiqué par Mohamed Boudia ; de l’autre, un théâtre bourgeois, très vite institutionnalisé par le jeune Etat algérien, dont Mustapha Kateb restera l’inaltérable champion. Il est clair que le théâtre de Kaddour Naïmi, fondateur du Théâtre de la mer, se situe nettement dans un art social souhaité par Boudia.
Naïmi met en cause les directions du TNA et des théâtres régionaux qui seraient dans leurs soubassements idéologiques et leurs pratiques homogènes. Cet aspect devrait être discuté. Me reprochera-t-il pour lui répondre d’invoquer, ici, l’expérience, aujourd’hui au demeurant classique, du Théâtre régional de Constantine que je connais le mieux ? Ce théâtre, créé par décret, épouse sur le papier les contours d’une institution officielle. En vérité, il est par sa composante humaine et par les expériences dramatiques diverses qu’il conjugue un théâtre hors les murs. Si la sensibilité communiste y est présente, au mitan des années 1970, il faut rappeler ce que ce théâtre doit à l’«amateurisme» matriciel (notamment le CRAC, le GAC, les 3 T…), qui sont l’expression d’une scène théâtrale para-institutionnelle, puisant dans des valeurs politiques autant régressives que révolutionnaires. Outre le marxisme, les références du théâtre amateur constantinois à Ahmed Rédha Houhou, Tewfik Khaznadar, L’Hassen Bencheikh Lefgoun et à l’oulémisme badissien, apparaissaient foncièrement datées. Au regard des expériences d’écriture théâtrale collective, initiées par les comédiens du TRC et de la spécificité de leurs thèmes (un libéralisme algérien débridé y était cloué au pilori), il n’est pas évident, avec le recul d’une quarantaine d’années, d’y voir les marques d’un théâtre de répertoire conventionnel. Sans doute, le TRC – caporalisé – y viendra dans son histoire actuelle du XXIe siècle. C’est certainement une âpre discussion académique sur l’espace théâtral national à laquelle invite Kaddour Naïmi, qui excède le cadre de ce débat.
Retournons donc à la nomination de Benaïssa à la tête du commissariat du Festival international de Béjaïa, qui ressortit des jeux et enjeux d’un espace théâtral algérien captif. Quelques lecteurs ont le souci de justifier la démarche du ministre Mihoubi par la compétence alléguée au nouveau commissaire. Ce n’est pas là le fond du problème. Ce qui est en cause, c’est une faute morale. M’excuserais-je d’utiliser, ici, les mots de la guerre et de son irréductible ordre ? Comment caractériser ce qui est une fuite devant l’incandescent malheur du pays ? Slimane Benaïssa a déserté pour sauver sa peau, en fait pour se mettre à l’abri sous le prétexte d’une résidence d’écriture octroyée par la France, parce qu’autour de lui des intellectuels, des artistes, des écrivains mouraient. Peu me chaut qu’il revienne mille et une fois en Algérie, qu’il y soit protégé par un ministre, qu’il ait du bagout, qu’il soit «élégant», la dernière marotte du système, semble-t-il. Il est seulement intolérable qu’il enlève le pain de la bouche de ses enfants méritants.
Parlons de compétence. Précisément, celle de professionnels du théâtre constantinois que j’ai côtoyés et appréciés. J’ai longtemps enseigné dans mon université algérienne les modernités littéraire (en France, notamment Michel Butor et le nouveau-roman, Patrick Modiano) et théâtrale (en Europe, le théâtre nouveau de Ionesco, Vauthier, Becket, Adamov ; mais aussi Arrabal, Handke, Koltès…). Ce que j’ai appris, en termes de théories du 6e art, je l’ai toujours profondément compris dans des discussions et, surtout, dans le langage théâtral de Mohamed-Tayeb Dehimi, Abdelhamid Habbati, Antar Hellal, Hassan Boubrioua, Amar Mahsen, Noureddine Marouani et même Allaoua Zermani (qu’il ne faudrait pas condamner aux bluettes alimentaires de la télévision nationale), qui éclairaient pour moi et pour mes étudiants Grotowski, Stanislavski, Brecht, Ronconi, Meyerhoold, Jarry, Artaud et Bob Wilson. Je me souviens d’une discussion avec un comédien du TRC, membre du PAGS clandestin, chômeur reconverti dans le théâtre, qui m’expliquait les interférences et harmonies du langage musical dans le jeu théâtral. Il n’avait pas lu Appia et il n’en connaissait même pas le nom, mais il m’en citait consciencieusement les fondements de la doctrine. Ce théâtre où s’interpénétraient les sources et les pratiques était une exigeante école de formation.
Le Français d’origine algérienne Benaïssa n’est pas le meilleur d’entre tous. Je ne vois pas en quoi il serait plus compétent que les comédiens et metteurs en scène d’hier et d’aujourd’hui, travaillant dans le pays. Faudrait-il mettre sur la table œuvres et expériences pour en juger ? Je me représente mal cette indispensable évolution qu’il apporterait à l’espace théâtral national au motif peu sérieux qu’il a passé un quart de siècle en France, c’est crûment un réflexe de colonisé, s’abreuvant à une triste vulgate néo-indigène.
Le théâtre algérien a été servi et continue à être servi par d’authentiques professionnels, qui sont à la mesure des grands noms du théâtre en Afrique et en Europe. Il n’a souffert et ne souffre encore que des blocages des différents gouvernements, depuis l’indépendance du pays, pour pouvoir affirmer son autonomie en tant qu’art et son affranchissement de toute tutelle politique. C’est parce que nos théâtres sont devenus le repaire ombreux de factotums incultes et arrogants que Kaddour Naïmi, grand témoin du théâtre algérien, y est marginalisé.
Cette tutelle politique sur le théâtre est si pesante qu’elle permet au ministre Mihoubi de prendre la mesure – qu’il ne peut fonder, en raison de son quart de siècle de francité honteuse – de confier à Benaïssa la responsabilité d’un Festival international du théâtre sous le sceau de l’Algérie. Or, il se trouve que ledit Benaïssa, apôtre d’un métissage culturel qui se porte mieux à Avignon qu’à Alger, serait son conseiller d’après un de ses laudateurs intervenant dans le débat d’Algérie patriotique (Saâdeddine Kouidri, «Si Hasni, Guenzet, Alloula étaient vivants…», AP, 1er avril 2018). Si tel était la vérité, si le fait est vérifiable, M. Mihoubi se serait rendu coupable de «copinage» et de népotisme, qui ne font pas la bonne politique. Dans le théâtre ou ailleurs.
A. M.
(Suivra)
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