Contribution – Football : stade suprême de l’aliénation planétaire ?
Par Mesloub Khider – «L’ennui, c’est que nous négligeons le football au profit de l’éducation» (Marx Julius Marks, dit Groucho).
Le football demeure un sport au rayonnement mondial indiscutable. Preuve nous est administrée actuellement par l’organisation de la Coupe du monde en Russie : cette grand-messe planétaire footballistique orchestrée par la multinationale privée la Fifa, les multinationales partenaires de la Fifa et les diverses organisations mafieuses.
De toute évidence, en dépit de sa pollution par la logique capitaliste, le football conserve néanmoins sa dimension populaire. Certes, le football est devenu une véritable entreprise intégrée par le capitalisme, mais il représente toujours pour la majorité des masses populaires un spectacle divertissant.
Le football, à l’instar de la religion à qui il ressemble par ses rites sacralisés et sa vocation universelle, est l’objet d’idolâtrie et de dévotion aussi bien par des hordes fanatiques belliqueuses que par des citoyens ordinaires civilisés. Et si, longtemps, il a été pratiqué avec un esprit amateur et ludique dans une ambiance conviviale et fraternelle, ces dernières décennies le football s’est radicalement métamorphosé par sa professionnalisation mercantile outrancière. Devenu football-business, son esprit sportif convivial s’est altéré, érodé. Il n’en demeure pas moins que les classes populaires continuent à pratiquer le football dans un esprit amateur et cordial, loin des attractions vénales.
En effet, par la simplicité de ses règles, ce sport attire encore une masse importante d’amateurs, d’autant plus qu’il peut aisément et librement se pratiquer dans la rue, même avec un ballon confectionné avec des moyens de fortune. Surtout, pour des enfants en quête de jeux ludiques et éducatifs, il constitue une bonne école de distraction et de formation de l’esprit. Grâce à la fois à son jeu collectif mais aussi à ses foisonnants gestes techniques individuels, notamment les spectaculaires dribbles, le football représente un remarquable outil pédagogique de socialisation dans la joie. Outre la beauté du jeu, le football procure également de très fortes émotions lors des matchs. Le suspens tient en haleine les joueurs et les spectateurs jusqu’à la dernière seconde du match. Le football, c’est l’émotion de l’incertitude et la possibilité de la jouissance.
La lutte anticolonialiste s’invite sur le terrain de foot
Historiquement, le football naît en Angleterre en pleine révolution industrielle et expansion de la classe ouvrière. Au départ, sport populaire amateur sans règles définies, il devient rapidement objet de sollicitudes de la part de la bourgeoisie pour mieux l’encadrer. En effet, au milieu du XIXe siècle, pour discipliner une jeunesse populaire turbulente, la bourgeoisie prend en charge ce nouveau sport désintéressé et bénévolepour lui insuffler par une codification rigoureuse l’esprit de compétition. En outre, pour mieux inculquer l’esprit de soumission à l’autorité dans les nouvelles manufactures, les patrons imposent aux ouvriers d’intégrer des équipes de football réputées désormais pour leur apprentissage à la discipline.
Néanmoins, les ouvriers sauront avantageusement utiliser ce nouveau sport par la création d’une forte solidarité au sein de l’équipe de quartier, matérialisée notamment par leurs rencontres dans les pubs et, plus tard, dans les stades.
Progressivement, le football devient un sport populaire dans lequel la classe ouvrière se reconnaît. Mais aussi, par la pratique sportive du football, elle se forge un esprit de lutte et de combativité. Ainsi, grâce au football, les classes populaires, après des journées d’exploitation, trouveront un exutoire pour se divertir. A la même époque, les élites bourgeoises commencent à délaisser le football pour s’adonner à l’exercice d’autres sports plus prestigieux (le tennis, le golf).
Au point de vue technique, la codification du football est établie au XIXe siècle. Tout un ensemble de règles encadre désormais ce nouveau sport, notamment la superficie du terrain. Mais, progressivement envahi par la logique capitaliste industrielle, le football va calquer son fonctionnement sur la division du travail en vigueur dans les entreprises. A l’instar de l’atelier de la manufacture, la spécialisation des joueurs et des postes au sein de l’équipe est instaurée. Désormais, l’objectif devient productif : marquer des buts. Le plaisir du jeu cède devant l’angoisse de l’enjeu.
Dans le cadre de la pacification des rapports sociaux, les instances patronales et religieuses s’invitent sur le terrain pour valoriser amplement le football. Pour amortir la trop forte pression de l’exploitation, les institutions patronales et étatiques incitent (excitent ?) les ouvriers à se défouler frénétiquement sur le terrain de football pour les détourner du terrain de la contestation sociale. Le football constitue ainsi une extraordinaire soupape de sûreté pour l’ordre établi.
Au cours du XXe siècle, le jeu footballistique évolue, se perfectionne. D’amateur, il devient professionnel. Le jeu de passe se développe contre la prouesse individuelle. Le football repose désormais sur la coopération et la construction collective du jeu. Les stades deviennent des espaces de sociabilité populaire. Parfois, des espaces d’expression politique. Le football peut même servir d’instrument de revendications politiques, d’affirmation d’identité nationale, de moyen de lutte anticolonialiste. L’Algérie illustre de manière triomphante cette instrumentalisation politique du football comme arme héroïque de lutte.
Dans sa lutte pour son indépendance, l’Algérie s’appuie, entre autres, sur le football pour lutter contre le colonialisme. C’est ainsi qu’en 1958, le FLN crée sa propre équipe de football, incarnée notamment par Rachid Mekhloufi. Ces joueurs, dont certains sont sélectionnés en équipe de France, abandonnent leur carrière et leur mode de vie confortable. Ces joueurs populaires montrent que la lutte contre le colonialisme ne peut plus être réduite aux doléances pacifiques politiques et à la marginalité revendicative. La lutte anticolonialiste s’invite sur le terrain du combat révolutionnaire. Elle refuse d’être toujours mise sur la touche. Elle brûle les règles de jeu imposées par l’adversaire pour chausser les treillis du maquis et enfiler la tenue de combat. Des gradins parlementaires, le combat descend sur le terrain militaire. De défensive, la lutte devient offensive.Le jeu de plume sémantique cède devant le fusil d’attaque héroïque. Les gardiens de la Révolution n’avaient qu’un but : remporter la victoire.
Entre football normatif et créatif
De même, dans les pays latino-américains, le football a représenté également un moyen de lutte et d’émancipation. Par exemple, au Brésil, à l’origine le football est l’apanage de la bourgeoisie blanche. Progressivement, sans jeu de mots, les Afro-Brésiliens envahissent le terrain et s’emparent du ballon pour se transformer, grâce au dribble, en artistes du football. Avec l’entrée en jeu des Afro-Brésiliens dans le football, le terrain dès lors devient une scène de spectacle où les plus belles prouesses footballistiques se déploient au grand bonheur des spectateurs ébahis. Contrairement au football européen demeuré encore très rigide (frigide), car il valorise la rigueur et la discipline. De nos jours, les joueurs du monde entier ont adopté la technique de jeu martial européenne. Ils sont devenus les mercenaires des capitalistes en quête d’investissements fructueux. Ils ne mouillent pas seulement le maillot dans le milieu du terrain, mais ils sont aussi mouillés avec le milieu mafieux du football-business international. (Ces millionnaires en crampons se mouillent aussi bien dans les mœurs des affaires que dans les affaires de mœurs – affaires des prostituées -).
Assurément, le Brésil incarne le football créatif. Et l’Europe personnifie le football normatif. Dans le football de cette dernière prime le jeu défensif et discipliné. Le résultat prime sur la qualité du jeu. Tandis que le football brésilien valorise le jeu offensif et créatif. La gratuité du geste contre l’avidité du gain. Le beau jeu intelligent contre le laid enjeu argent. Deux mentalités sportives radicalement antinomiques.
En tout état de cause, au cours de ces dernières décennies, le football a subi d’énormes transformations. On a assisté à une profonde marchandisation du football et à une manipulation et récupération politique du football. Plus grave, le football joue un rôle d’exutoire des nationalismes et des guerres.
En effet, régulièrement, dans de nombreux pays, les matches de football donnent lieu à des explosions de chauvinisme et de xénophobie. Même les Etats s’y mêlent. Lors des matches impliquant les équipes nationales, responsables politiques et supporters n’hésitent pas, en effet, à se livrer à des hystériques surenchères d’expressions ethnico-identitaires, communautaristes, nationalistes, à la limite du racisme. Seul le football est capable de produire ce genre de comportements antisociaux. Ainsi, au nom d’une passion infantile confinant à l’intoxication mentale, le football légitime et banalise ces hystéries chauvinistes et tribales collectives. Beaucoup de fanatiques footeux ne jurent que par le football, et n’injurient que pour le football.
Par ailleurs, le football enferme les identités nationales ou régionales dans des identifications mystificatrices (Barcelone, PSG, JSK, MCA, etc.) générant des comportements de rejet et de haine de l’autre, alimentant des sentiments de vengeance, de revanche (mettre une «raclée», une «déculottée», une « branlée»…). Plus symptomatique d’une pathologie inhérente au football contemporain, lors des matches internationaux, les supporters sont envahis par des élans irrationnels d’identification mimétique à la mère patrie, donnant lieu à des stigmatisations outrancières de l’adversaire, à des slogans racistes doublés souvent d’agressions physiques.
Plus inquiétant encore, il n’y a qu’avec les matches de football où les stades et les alentours font l’objet d’une bunkerisation milataro-policière pour permettre le déroulement «normal» de la rencontre du match sous haute surveillance. Aucune autre manifestation sportive ou culturelle ne suscite de tels déchaînements de violence. Pourtant, en dépit de toutes ces mesures sécuritaires, les matches sont fréquemment émaillés de débordements de violences.
La caractéristique essentielle de la peste émotionnelle footballistique est son pouvoir de contamination. Rien n’est plus contagieux que la peste. Mus par l’esprit de meute ou de horde, les shootés du stade transforment souvent les stades en terrains d’affrontements violents généralisés meurtriers. Il ne faut pas oublier les responsabilités du football-business dans les massacres du Heysel en 1985 et de Sheffield en 1989.
La meilleure école de la guerre
Contrairement à l’opinion communément répandue, de nos jours le football ne constitue pas un vecteur d’intégration sociale, de concorde civile ou d’amitié entre les peuples. Au contraire, la réalité effective des terrains nous prouve qu’il remplit une fonction réactionnaire de dépolitisation, de grégarisation régressive et d’exutoire aux frustrations, de diversion idéologique, de déversoir hystérique.
Par ailleurs, si lefootball est producteur de violences sociales, générateur de violences nouvelles, cela tient aussi à sa structure même : le football est organisé en logique de compétition et d’affrontement ; il est fondé sur le principe de rendement, de hiérarchie. L’apothéose de l’aliénation se vérifie en ces temps de crise économique. En effet, il est pathétique que l’unique sujet de conversation quotidien soit le football. Et, en matière de commentaires footballistiques, chaque individu rivalise d’ingéniosité pour s »improviser expert sportif de comptoir de café ou de boutique de rue. Selon la topique psychique freudienne, on est en pleine régression au stade «baballe».
Au reste, au-delà de la «fête populaire», le football a toujours été au service des politiques réactionnaires, de diversion sociale, de distillation du chauvinisme, d’obscurcissement de la conscience de classe ouvrière. Le football est le seul sport dépourvu d’«innocence politique». Les grandes messes footballistiques ont souvent servi à légitimer diverses dictatures et régimes autoritaires, manipulations politiques.
Le plus révoltant à l’occasion de la Coupe du monde de Moscou : c’est qu’au moment où tous supporters de la majorité des pays communient joyeusement dans l’extase tonitruante, partout les systèmes des protections sociales sont pulvérisés en silence.
De toute évidence, les classes populaires préfèrent s’emparer des tribunes des stades que d’occuper les terrains centraux politiques. Préfèrent succomber aux «passions vibratoires» et aux «extases» footballistiques que de se passionner pour de vibrantes causes politiques. Et chaque adepte du foot réclame sa dose d’opium footballistique pour assouvir son addiction, loin des tribulations politiques et sociales.
Le paroxysme de l’aliénation se déroule dans les stades. Faire jouer les spectacles footballistiques par des acteurs mercenaires millionnaires devant des smicards et des chômeurs constitue, en effet, l’apothéose de l’aliénation planétaire. Par rapport au néant que les joueurs produisent, on ne peut que s’alarmer sur l’état mental de leurs supporters.
Quoi qu’il en soit, si autrefois le football était un spectacle ludique collectif populaire, depuis plusieurs décennies il est devenu une véritable multinationale capitaliste où les joueurs sont achetés, vendus ou échangés comme des chevaux de course ou des call-girls de luxe. Le football professionnel brille par ses multiples prouesses mafieuses : escroqueries, caisses noires, dessous de table, salaires et primes non déclarés, faux en écriture, détournements, fraudes, truquages, etc.
Toutes les valeurs capitalistes valorisées dans le monde de l’entreprise sont propagées dans l’univers du football : culte de la performance, dépassement de soi, virilité, force physique, victoire sur l’autre, etc. En outre, le football est devenu un instrument de politique d’encadrement pulsionnel des foules, un moyen de contrôle social, une intoxication idéologique saturant tout l’espace public.
Il représente pour les Etats un idéal agent de diversion social, une soupape d’échappement permettant la résorption de l’individu dans la masse moutonnière anonyme, un terrain propice au conformisme des automates. Ces porteurs d’un ballon à la place du crâne ressemblent à ces animaux mus par un fonctionnement mimétique, instinctuel.
De nos jours, le football est devenu une véritable machine à décerveler les consciences, une entreprise de massification régressive des émotions, de chloroformisation des esprits, de crétinisation culturelle, de colonisation des conduites par le conformisme grégaire, de fanatisation des masses par les chauvinismes hystériques. Le football sert d’exutoire à ces shootés du stade, toxicos du foot, décérébrés des stades.
Le football, comme tous les sports de compétition, stimule l’agressivité, excite les rivalités, intensifie les tensions, attise les haines, exacerbe les conflits, déchaîne les violences, enflamme les foules fanatisées, exalte les chauvinismes, incite aux crimes. Dans le football, les «explosions de bonheur» s’apparentent davantage à des décharges pulsionnelles primaires bestiales qu’à des expressions de sentiments liés à une sociabilité pacifique, fondée sur l’amour, l’amitié.
Le football est la meilleure école de la guerre : guerres des quartiers, des régions, des nations, guerres des maillots, des sponsors et des télévisions, guerres ethniques, guerres des supporters transformées souvent en guerres civiles. Le football est un terreau fertile du racisme, de la xénophobie, de l’antisémitisme, de l’exaspération des appartenances identitaires, de l’exaltation des différences, des crispations communautaristes, des haines amoureusement partagées dans les stades.
Assurément, ces dernières décennies, nous vivons à l’ère de l’horreur footballistique généralisée : violences, dopage, magouilles, crétinisme des supporters et joueurs, etc.
Enfin, le football ne recèle aucune créativité artistique. Il est à l’art ce que la nuit est au jour : il n’offre aux yeux aucune lumière esthétique.La nuit sombre reproduit les mêmes ténébreux, aveuglants et angoissants paysages minuscules, dépourvus de tout horizon. Le jour, au contraire, offre au regard un majestueux illimité spectacle de la nature, perpétuellement métamorphosée. Chaque matin une nouvelle chorégraphie naturelle ouvre le ballet de la danse du jour.
Dans le football, il n’existe aucune créativité. C’est la monotone répétition de l’ancien, la répétition des mêmes gestes techniques, la reproduction des mêmes schémas tactiques acquis au cours des entraînements. L’éternel recommencement du même jeu. On se croirait à l’usine, soumis à la cadence et au chronomètre.
De plus, si la chorégraphie sur la pelouse se réduit aux ballets de la violence et des chocs brutaux, l’œuvre d’art, elle, au contraire, incite à penser, invite à stimuler l’imagination, incline à varier sans fin les œuvres, à bouleverser constamment les règles de la création.
Si l’art s’inscrit dans un horizon infini de perspectives où l’imagination prend son envol pour atteindre le firmament de la création, le football, lui, s’exerce aux ras des pâquerettes, dans un périmètre restreint où le seul enjeu est de projeter un ballon dans la lucarne.
Qui a dit que (seule) la religion était l’opium du peuple ?
«Un intellectuel est quelqu’un qui regarde une saucisse et pense à Picasso» (A.-P. Herbert).
M. K.
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