Le Robespierre algérien : la révolution trahie
Par Mesloub Khider – «Dans les révolutions, il y a deux sortes de gens : ceux qui les font et ceux qui en profitent.» Napoléon Bonaparte
Voilà un discours de Robespierre (1) que de nombreux révolutionnaires algériens (Boudiaf, Larbi Ben M’hidi, Mourad Didouche, Krim Belkacem, Abane Ramdane, etc.) auraient prononcé aujourd’hui, s’ils étaient encore vivants. Il suffit de remplacer France et Français par Algérie et Algériens pour redonner une acuité contemporaine à ce vibrant et incendiaire discours (prémonitoire).
Le 8 thermidor 1794 (26 juillet) (2), Robespierre prononce un long discours durant lequel il accuse ses adversaires sans les nommer et profère de nombreuses menaces à leur encontre.
Le lendemain, Robespierre tente de revenir à l’Assemblée, mais on l’empêche de parler et un décret d’arrestation est voté. Il est alors arrêté avec ses partisans, Saint-Just, Couthon, Lebas et Robespierre le jeune ; ils sont exécutés le 28 juillet 1794. C’est le début de la contre-révolution thermidorienne, dirigée par le Directoire, puis par Napoléon Bonaparte.
Les mots mis entre parenthèses ont été rajoutés par moi pour donner une dimension et une tonalité algériennes à ce discours mémorable criant d’actualité.
Voici l’ultime discours intemporel de Robespierre :
«En voyant la multitude des vices que le torrent de la Révolution a roulés pêle-mêle avec les vertus civiques, j’ai tremblé quelquefois d’être souillé aux yeux de la postérité par le voisinage impur de ces hommes pervers (harkis) qui se mêlaient dans les rangs des défenseurs sincères de l’humanité ; mais la défaite des factions rivales a comme émancipé tous les vices ; ils ont cru qu’il ne s’agissait plus pour eux que de partager la patrie comme un butin, au lieu de la rendre libre et prospère ; et je les remercie de ce que la fureur, dont ils sont animés contre tout ce qui s’oppose à leurs projets, a tracé la ligne de démarcation entre eux et tous les gens de bien. Mais si les Verres et les Catilina de la France (Algérie) se croient déjà assez avancés dans la carrière du crime pour exposer sur la tribune aux harangues la tête de leur accusateur, j’ai promis aussi naguère de laisser à mes concitoyens un testament redoutable aux oppresseurs du peuple, et je leur lègue, dès ce moment, l’opprobre et la mort ! Je conçois qu’il est facile à la ligue des tyrans du monde d’accabler un seul homme ; mais je sais aussi quels sont les devoirs d’un homme qui peut mourir en défendant la cause du genre humain. […]
Peuple (algérien), souviens-toi que, si dans la République la justice ne règne pas avec un empire absolu, et si ce mot ne signifie pas l’amour de l’égalité et de la patrie, la liberté n’est qu’un vain nom !
Peuple (algérien), toi que l’on craint, que l’on flatte et que l’on méprise ; toi, souverain reconnu, qu’on traite toujours en esclave, souviens-toi que partout où la justice ne règne pas, ce sont les passions des magistrats, et que le peuple a changé de chaînes, et non de destinées !
Souviens-toi qu’il existe dans ton sein une ligue de fripons (harkis) qui lutte contre la vertu publique, et qui a plus d’influence que toi-même sur tes propres affaires, qui te redoute et te flatte en masse, mais te proscrit en détail dans la personne de tous les bons citoyens !
Rappelle-toi que, loin de sacrifier cette nuée de fripons à ton bonheur, tes ennemis veulent te sacrifier à cette poignée de fripons, auteurs de tous nos maux, et seuls obstacles à la prospérité publique !
Sache que tout homme qui s’élèvera pour défendre ta cause et la morale publique sera accablé d’avanies et proscrit par les fripons (harkis) ; sache que tout ami de la liberté sera toujours placé entre un devoir et une calomnie ; que ceux qui ne pourront être accusés d’avoir trahi seront accusés d’ambition ; que l’influence de la probité et des principes sera comparée à la force de la tyrannie et à la violence des factions ; que ta confiance et ton estime seront des titres de proscription pour tous tes amis ; que les cris du patriotisme opprimé seront appelés des cris de sédition, et que, n’osant t’attaquer toi-même en masse, on te proscrira en détail dans la personne de tous les bons citoyens, jusqu’à ce que les ambitieux aient organisé leur tyrannie. Tel est l’empire des tyrans (harkis) armés contre nous, telle est l’influence de leur ligue (clan) avec tous les hommes corrompus, toujours portés à les servir (les khoubzistes).
Ainsi donc, les scélérats nous imposent la loi de trahir le peuple, à peine d’être appelés dictateurs ! Souscrirons-nous à cette loi ? Non ! Défendons le peuple (algérien), au risque d’en être estimé ; qu’ils courent à l’échafaud par la route du crime, et nous par celle de la vertu.
Disons-nous que tout est bien ? Continuerons-nous de louer par habitude ou par pratique ce qui est mal ? Nous perdrions la patrie. Révélerons-nous les abus cachés ? Dénoncerons-nous les traîtres (harkis) ? On nous dira que nous ébranlons les autorités constituées, que nous voulons acquérir à leurs dépens une influence personnelle. Que ferons-nous donc ? Notre devoir. Que peut-on objecter à celui qui veut dire la vérité et qui consent à mourir pour elle ? Disons donc qu’il existe une conspiration contre la liberté publique ; qu’elle doit sa force à une coalition criminelle qui intrigue au sein même de la Convention (l’Algérie) ; que cette coalition a des complices dans le Comité de Sûreté générale et dans les bureaux de ce comité (dans toute la société algérienne ) qu’ils dominent ; que les ennemis de la République (l’Algérie) ont opposé ce comité au Comité de Salut public (la nation algérienne), et constitué ainsi deux gouvernements (des clans) ; que des membres du Comité de Salut public (de ces clans) entrent dans ce complot ; que la coalition ainsi formée cherche à perdre les patriotes et la patrie. Quel est le remède à ce mal ? Punir les traîtres (harkis), renouveler les bureaux du Comité de Sûreté générale (les instances politiques de l’Algérie), épurer ce comité lui-même (l’état algérien), et le subordonner au Comité de Salut public (au peuple souverain algérien), épurer le Comité de Salut public (l’état algérien) lui-même, constituer l’unité du gouvernement (du peuple algérien) sous l’autorité suprême de la Convention nationale (de ses dignes représentants patriotes), qui est le centre et le juge, et écraser ainsi toutes les factions du poids de l’autorité nationale, pour élever sur leurs ruines la puissance de la justice et de la liberté : tels sont les principes. S’il est impossible de les réclamer sans passer pour un ambitieux, j’en conclurai que les principes sont proscrits, et que la tyrannie règne parmi nous, mais non que je doive les taire ; car, que peut-on objecter à un homme qui a raison et qui sait mourir pour son pays ?
Je suis fait pour combattre le crime, non pour le gouverner. Le temps n’est point arrivé où les hommes de bien peuvent servir impunément la patrie ; les défenseurs de la liberté ne seront que des proscrits, tant que la horde des fripons (harkis) dominera (l’Algérie).»
M. K.
1) Maximilien de Robespierre ou Maximilien Robespierre est un avocat et homme politique français né le 6 mai 1758 à Arras et mort guillotiné le 28 juillet 1794 à Paris, place de la Révolution. Il est l’une des principales figures de la Révolution française.
2) Le mois de thermidor était le onzième mois du calendrier républicain français créé sous la Révolution française. Il correspondait, à quelques jours près (selon l’année), à la période allant du 19 juillet au 17 août du calendrier grégorien.
Le calendrier républicain ou calendrier révolutionnaire français fut créé pendant la Révolution française, et fut utilisé de 1792 à 1806, ainsi que brièvement durant la Commune de Paris. Il entre en vigueur le 15 vendémiaire an II (6 octobre 1793), mais débute le 1er vendémiaire an I (22 septembre 1792), jour de proclamation de la République, déclaré premier jour de l’«ère des Français».
Outre le changement d’ère (renumérotation des années), il comprend un nouveau découpage de l’année, et de nouveaux noms pour les mois et les jours.
Par extension, le nom de ce mois est à l’origine du terme thermidorien, pour désigner la période contre-révolutionnaire issue du renversement de Robespierre. Par analogie avec cet événement, le mot «Thermidor» est parfois employé hors du contexte de la Révolution française pour désigner une autre contre-révolution (on peut l’appliquer à l’Algérie post-indépendante).
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